Anti-bilan

Cinq Vanités aux lunettes noires, Thierry Bellaiche

 

Photos © Thierry Bellaiche

 

 

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. »

Qohelet (L’Ecclésiaste), 1 – 2

 

 

Bien longtemps que j’écris… Bien avant ces « Impromptus », ceux-ci n’étant venus que « de surcroît », à un moment où j’ai dû en avoir ras le bol d’écrire dans mon coin, seulabre et obscur, en croyant faire « œuvre », et sans rien faire lire à personne, à l’exception, de temps à autre, de quelque âme charitable parmi mes proches, qui me demandait ce que je pouvais bien gratter depuis tant d’années, et qui semblait vouloir assouvir une certaine curiosité à l’égard de ce que je présentais, lorsque je me voyais poussé dans mes retranchements, comme une sorte de « chantier monumental », dont la finalité – et cette visée était parfaitement sincère de ma part, en dehors de toute considération sur son éventuelle réussite – serait de donner un seul livre, un livre unique, comme – exemples parmi d’autres – Les Essais le furent pour Montaigne ou À la recherche du temps perdu pour Marcel Proust, œuvres-somme s’il en fut jamais, œuvres d’une vie, œuvres unitaires et infinies tout à la fois, exprimant la totalité « débordante » de ce qu’un homme peut avoir à dire dans le temps bref d’une existence, brièveté d’ailleurs toute relative à en croire le bon Sénèque qui nous prévenait déjà, il y a presque deux mille ans, et nous apprenait ainsi à ne pas geindre trop rapidement ou trop facilement au sujet du temps « court » de notre vie, prétexte idoine pour mieux dissimuler notre impuissance à l’utiliser pleinement : « La vie n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons. La vie est assez longue et largement octroyée pour permettre d’achever les plus grandes entreprises, à condition qu’elle soit tout entière placée à bon escient » (De la brièveté de la vie, 49 après J-C). Cédant donc aux instances que je croyais pures et véridiques de ces curieux (personnes de connaissance et de confiance pourtant), je leur donnais à lire quelques fragments du « chantier monumental », lesquels me semblaient pouvoir donner un aperçu assez juste, assez significatif d’un ensemble dont toutefois j’ignorais moi-même ce qu’il serait in fine, quelle forme, quelle ampleur, quelle valeur il aurait si je parvenais un jour à le clore pour tout de bon… Bien mal m’en prit. Les rares fois où j’ai consenti à communiquer une partie de ce travail (déjà étendu sur plusieurs années, ce qui rendait plus difficile la sélection de « morceaux choisis »), je n’ai récolté au mieux que des commentaires polis et convenus dont j’avais déjà anticipé la teneur (« c’est bien mais… phrases trop longues, pas d’ « action », un peu élitiste, un peu narcissique, un peu amphigourique, mélange bizarre des nivaux de langue entre le « vulgaire » et le « soutenu », n’en jetez plus !), et au pire un bon vieux silence de mort, ceux-là mêmes qui m’avaient bassiné pour lire quelque chose de mon « grand-œuvre » ne jugeant pas bon, une fois les quelques feuillets en main, de m’en dire quoi que ce soit, ces bons affidés s’évaporant dans la nature en quelque sorte, un peu comme Caïn cherchant à échapper à l’Œil omniscient et omniprésent après son forfait fratricide, soit qu’ils se sentaient coupables à mon endroit d’avoir détesté ce qu’ils avaient lu et qu’ils n’osaient pas me l’avouer, soit, plus simplement – et c’est, à mon avis totalement non informé, le plus probable –, qu’ils n’avaient pas lu du tout, se contentant de la gloriole de m’avoir fait « céder », et délaissant les fragments en question après avoir obtenu la lilliputienne victoire de se les voir confier par quelqu’un qui n’y tenait pas a priori. Je n’ai donc jamais eu les honneurs de leur « retour » – comme on dit maintenant pour « faire la critique de… » ou « faire un commentaire argumenté sur… » –, ce qui avait fait faire à mes pauvres feuillets un aller simple vers la plus décevante lâcheté ou vers la plus stricte indifférence…

 

Trêve de règlement de compte (et puisque nous terminons celle « des confiseurs », tentons de redevenir un peu plus sucré ou a minima, un peu moins acide…), je n’ai jamais voulu inférer de cette expérience pour le moins mitigée des « avis de lecteurs » (quand il y en avait), qu’il me fallait arrêter d’écrire ou – ce qui à mes yeux eût été pire – écrire « autrement ». Quand on a la tête dure… J’ai donc continué, plus ou moins vaillamment selon les saisons, selon le temps dont je disposais dans une vie aliénée à toute une batterie de contraintes chronophages et atrocement banales, selon l’humeur, selon le degré de courage et de « foi » que je pouvais discerner et « situer » en moi au fil du temps, degré hélas trop variable et trop volatile sur l’échelle branlante de ma volonté pour que je puisse en tirer la discipline spartiate et l’égalité stoïque de l’effort qui me semblent devoir se trouver à la base de toute entreprise ambitieuse et au long cours… J’observais toutefois, en dépit de la coupable irrégularité de mon travail d’écriture (en particulier pour ce qui concernait ce « chantier monumental » dont j’accroissais le caractère monumental en y ajoutant, d’année en année, force textes et chapitres dûment rédigés mais qui n’en restait pas moins, à mon grand désespoir, un foutu « chantier » où nul édifice ne semblait vouloir s’élever ; bref, une belle accumulation de matériaux, bien posés « sur place » dans le plus grand désordre, tout ce qu’il faut pour construire, mais pas de « monument » en perspective…), que quand je m’y mettais, quand je parvenais à sortir de ma sempiternelle procrastination, ou quand la vie me foutait la paix pour une certain temps béni (« L’histoire de ma vie est celle du conflit entre un besoin irrésistible d’écrire et un concours de circonstances acharnées à m’en empêcher », écrivait le bon frérot Francis Scott Fitzgerald), je connaissais un bonheur « inexprimable » (ce qui en l’espèce était un comble de paradoxe !) à m’y livrer pleinement, à tenter de « tout dire » ou de « tout exprimer » justement, sans même pouvoir m’arrêter, comme ceux qui n’aiment rien tant que de tenir le crachoir dans une réunion d’amis et qui ne souffrent pas d’être interrompus dans leur dictatoriale logorrhée…

 

L’une des raisons de cette graphomanie capricieuse tient sans doute au fait que je dois être moi-même un logorrhéique repentant, ou quelque chose dans ce genre. Je m’explique. J’ai toujours prétendu ne pas beaucoup aimer « parler », et j’ai dans ma propre famille une assez tenace réputation de taiseux qui n’a pas toujours donné de moi la plus flatteuse des images (on soupçonne toujours le taiseux d’être soit trop introverti soit un peu arrogant, comme s’il se sentait – son silence étant là pour le manifester – « au-dessus des débats »). En réalité, cette désaffection pour l’expression orale (particulièrement en situation de groupes constitués, familiaux ou autres) contient pour ce qui me concerne autant de vrai que de faux, de sincérité que de façade en carton-pâte. Car ce n’est pas que je n’aime pas parler (bien au contraire !), c’est que j’ai en horreur l’égoïsme de la parole sociale, c’est-à-dire de la parole individuelle qui cherche à toute force à s’imposer au groupe par son omniprésence, et par son absence totale d’égards pour la parole des autres. En clair, je me tais pour ne pas prendre le risque de trop parler… Car, probablement, pour mon plus grand malheur, logorrhéique je suis…

Lorsqu’on écrit, et en particulier lorsqu’on écrit longuement, on ne court pas le risque d’être interrompu dans l’épanchement de son propre flux verbal, du moins pas par « quelqu’un d’autre », à la rigueur par soi-même (manque de concentration, geste d’écriture un peu erratique ou mollasson), ou par un événement quelconque (un inconnu sonne à la porte, un coup de fil à la noix auquel on est obligé de répondre, une météorite qui fracasse le toit et atterrit dans la baraque, etc.), en tout cas pas en raison de l’obligation de civilité (dont beaucoup se fichent toutefois complètement) consistant, lorsqu’on est en groupe (deux interlocuteurs suffisant du reste à former un groupe), à partager un tant soit peu le temps de parole…

 

Alors voilà, j’ai beaucoup soliloqué dans ces Impromptus, fragments non pas du « chantier monumental », mais arrachés bon an mal an au fil des jours depuis mars 2016 pour sortir un peu de l’obscurité – qu’on me pardonne cette naïve confession –, écrits de circonstance que je remercie les quelques lecteurs échoués ici d’avoir bien voulu « écouter » de temps en temps, puisque ces textes étaient faits aussi, malgré leur (relative) brièveté, pour l’être jusqu’au bout… Et puisque l’année se clôt, et que se termine également ici cet anti-bilan (tant il est vrai qu’un bilan en bonne et due forme eût été des plus ridicules), j’aimerais à nouveau remercier de tout cœur les auteurs invités des Impromptus, Didier Betmalle, François Husson, David Pascaud, Mélanie Talcott et l’inconnu de « Night City », pour avoir bien voulu ajouter leurs soliloques aux miens…

 


 

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