Artefact

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Je me suis souvent demandé pourquoi des cinéastes très différents les uns des autres (mais dont les œuvres s’adressaient directement, et comme si elles « pressentaient » ce terrain hautement favorable, à la sensibilité la plus obscure mais aussi la plus vraie en moi ; des cinéastes de profonde prédilection à vrai dire, mais ça doit être un hasard…), avaient placé dans certains de leurs films des représentations de femmes sous la forme de mannequins de cire ou de poupées mécaniques, mais aussi et surtout, comment ils voyaient la relation particulière qui engageait des hommes de chair et de sang avec ces femmes artificielles. Quelle pensée, quel imaginaire, quelle pulsion, quelle « distorsion » les avaient amenés à convoquer ces artefacts de femmes, avec lesquels des hommes plus ou moins sains d’esprit établissaient un certain type de relation ?

 

L’obsédé pathétique de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, de rage brûlant le mannequin de cire à l’effigie de celle qu’il n’a pas pu tuer « pour de vrai », Giacomo Casanova finissant « logiquement » (mécaniquement pourrait-on dire) sa longue déchéance dans les bras d’une poupée mécanique grandeur nature pour une ultime danse macabre dans Il Casanova di Federico Fellini, les distributeurs de « milk-plus, milk plus Vellocet, ou Synthemesc, ou Drencom », boissons préparant à l’ultra-violence de la nuit à venir Alex Delarge et ses Droogs, et servies par les mamelles généreuses des femmes en plastic agenouillées du Korova Milk Bar dans Orange mécanique, le héros magnifique Julien Davenne qui – bien seul… – ne veut pas oublier les morts, « ressuscitant » sa défunte femme en faisant fabriquer un mannequin de cire à son image, vêtu comme elle le fut, dans La Chambre verte

 

Toujours, dans ces récits (aussi tortueux que le cerveau de leurs protagonistes), quelque chose ne va pas, vraiment pas, dans le « rassoudok » des personnages qui en sont les « héros ». Tous bien plombés, tous à la marge de tout (y compris d’eux-mêmes), tous dans le cheminement crypté et incompréhensible de leur propre existence, tous plongés dans une inexpugnable solitude, tous vivant dans une sorte de monde entièrement personnel qu’ils ont fabriqué pour le meilleur et pour le pire, ce dernier ayant le plus souvent leur préférence. Tous entretenant une relation viscérale, chacun selon sa nature malade, avec la femme artificielle… Allez savoir pourquoi, ma bonne dame…

 

Buñuel, Fellini, Kubrick, Truffaut… de bons obsédés comme je les aime, des hommes-enfants un peu butés et des poètes à la désespérance large et fertile, des hommes et des poètes qui n’ont pas trouvé d’autre « solution », pour s’en sortir, que d’entrer dans leur propre labyrinthe, quitte à ne pas en sortir… On est peut-être mieux là-dedans, après tout, même avec l’angoisse de l’Incompréhensible, même avec une boussole n’indiquant inlassablement qu’un itinéraire sans issue, que dans la fallacieuse clarté d’une existence bovine se réjouissant de toutes les lignes droites…

 

En passant (trop) rapidement devant cette vitrine à Rio de Janeiro, je ne sais pas si j’ai vraiment pensé à eux, probablement pas en tout cas aussi précisément et aussi posément que je puis le faire dans le temps plus long et plus « méditatif » d’une pensée ultérieure, à l’abri de la vie extérieure et de ses incessantes sollicitations sensorielles, mais sans doute cette image a-t-elle instantanément fait écho au souvenir, sédimenté en moi, d’autres images, vues dans ces films, c’est-à-dire vues dans la vision d’hommes qui m’étaient toujours apparus, à travers leurs films, comme des jumeaux astraux. Des hommes avec qui je m’étais imaginé, voyant leurs films, entrant leur labyrinthe, m’y égarant pour mieux m’y retrouver, établir une connexion d’une harmonie totale, comme celle de la « Musique des Sphères », ou comme une boussole indiquant infailliblement le Nord magnétique, ou encore, tout simplement, comme le dialogue silencieux de deux frères qui n’ont guère besoin du vacarme des mots pour se comprendre. Des hommes enfin qui avaient fabriqué des images, pas seulement pour me les dévoiler en tant que visions sorties de leur imagination ou de leurs obsessions, mais pour révéler, réveiller celles qui existaient en moi, assoupies ou inexprimées.

 

Ces trois « femmes » fièrement dressées, dans une posture d’affirmation un peu ridicule, parées de tenues plus ou moins « sérieuses », disposées en une manière de petit cénacle qui n’exclut pas chez chacune d’elles un petit air de défiance vis-à-vis des autres, ont peut-être en fin de compte accroché mon regard autant parce qu’elles devaient exister en moi « de toute éternité » que parce que j’en avais vu ailleurs (dans ces films-frères ou dans d’autres dont je n’ai pas de souvenir précis) des avatars ou mieux, des « sœurs » au destin parfois funeste mais toujours dotées d’un grand pouvoir de séduction ou de fascination, ou d’un grand pouvoir tout court, comme si elles avaient beaucoup mieux réduit à l’état d’objet des hommes qui avaient prétendu en faire de même avec elles… Les naïfs ! Chaque fois qu’un homme cherche à établir un lien réel (dans ces films : l’amour, le meurtre, la drogue nourricière, le souvenir…) avec un artefact féminin, c’est qu’il est déjà passé du côté des morts, ce qui en fait l’artefact idéal, un cadavre mouvant prêt à être soumis par l’effigie encore pleine de vie de la Femme.

 

Ces Trois Grâces cariocas ont d’ailleurs un air plein de vie. Je les envie.

 


 

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