Betmalle des Indes

Georges Braque, L’Atelier (Vase devant une fenêtre), 1939 (New York Museum of Modern Art)

 

 

 

« Il ne faut pas imiter ce que l’on veut créer »

Georges Braque (exergue du recueil Sois sincère)

 

« Le livre aux caractères non figurés, non tracés par nous, est notre seul livre »

Marcel Proust, Le Temps retrouvé

 

 

Dans son recueil de 12 nouvelles intitulé Sois sincère, Didier Betmalle défouraille dans tous les sens. Ça spécule, ça digresse, ça pinaille, ça gicle sur les murs, ça cauchemarde, ça rigole, ça ricane, ça fonce ou ça atermoie, ça sinue dans les corridors noueux de l’imaginaire, ça explore sans états d’âme les noirceurs de la psyché humaine, ça espère parfois, ça ouvre vers une timide lueur au bout du tunnel, ça donne une petite chance de s’en sortir, ou ça enfonce pour tout de bon dans le plus irrémédiable merdier, dans le grand genre No Future rigolard et viscéral des bons vieux punks si visionnaires, si cioraniens à leur façon, et si peu « à la page » aujourd’hui, trop vrais, trop lucides, trop libres pour l’évolution calamiteuse de ce monde occidental vers le règne désespérant des tièdes, lesquels notre bon seigneur, selon Jean au chapitre 3 de son Apocalypse, a promis le moment venu de « vomir de sa bouche », histoire sans doute, en une belle opération deux-en-un, de régler un problème gastrique et de débarrasser cette petite terre des bovins et inoffensifs bataillons de pleutres qui ne sont que les plus redoutables agents du Mal. Or donc, rien de tiède dans ces textes, tout y est en éclairage cru ou en ombres épaisses, en ligne droite expresse ou en circonvolutions retorses, en pure émotion mélodramatique ou en flingage à tous les étages, mais que dalle dans la demi-mesure que l’auteur préfère sans doute laisser aux dégoulinements éditoriaux ordinaires…

 

Psychologique, fantastique, philosophique, clinique, sociologique, allégorique, ce recueil va où bon lui semble, sans « programme » bien déterminé, pas de religion particulière et aucun dogme dans toutes ces histoires qui éveillent toujours en nous, à un moment ou à un autre, et parfois sur un fil continu, acéré et tendu à se rompre, le sentiment troublant d’une sorte de « déjà vu » (je n’ai pas dit déjà lu), au sens où bien des situations qui nous sont rapportées, y compris parfois les plus extravagantes, bien des détails ou des observations qui nous sont distillés dans le cours méandreux du récit, nous renvoient à des sentiments ou à des notions qui nous appartiennent, que nous avons éprouvés ou expérimentés au cours de notre vie, comme si nous ne faisions, en lisant, que recueillir l’expression achevée de notre propre (quoique pas toujours reluisante) vérité

 

Cela étant dit (basta les « généralités » !), je n’entends pas donner ici une « critique littéraire » en bonne et due forme, préférant me livrer, grâce au tremplin de ce formidable ouvrage rempli de tout un tas de bonnes choses que l’on attend idéalement de la littérature, à quelques voltes improvisées sur la lecture, en particulier sur ce qui advient parfois – et qui provoque toujours une émotion d’une nature très particulière, différente de la seule reconnaissance d’une certaine beauté esthétique – dans ce domaine : le sentiment d’entrer dans un esprit proche du nôtre.

 

C’est que, en lisant, et maintenant – comme aurait dit le bon ergoteur Julien Gracqen écrivant, bien qu’il s’agisse là de deux phases successives et d’activités distinctes, le sentiment de proximité avec l’esprit développé dans ces textes sera le même, la lecture devant seulement s’efforcer de trouver une expression plus précise dans la notation d’un certain nombre de correspondances avec mes propres obsessions, expériences, observations, et autres cauchemars…

 

La composition du recueil :

 

Les mains d’Emmanuelle

Alors voilà, Emmanuelle, on ne peut que l’aimer, ou faut être demeuré comme le pauvre type de père de Baudoin pour pas accueillir avec ravissement ses sortilèges, sourde et muette, enfin pas tout à fait muette et pas sourde du tout, capable de tout comprendre, de tout entendre par la vue branchée sur le cœur, par les sens valides et défaillants connectés au monde avec la même intensité, capable de tout exprimer avec ses mains imprégnées d’âme et de lumière, j’avais vu ça déjà, oui j’avais eu le privilège non pas d’ « entrer dans leur monde », mais d’être amicalement admis à sa périphérie, d’où j’avais pu voir, ressentir, peut-être comprendre un tout petit peu, la « rage de l’expression » qui anime, au sens le plus complet du terme, les sourds-muets…

 

Baudoin, on l’aime aussi, comme un héros tragique ou christique qui prend tout dans la gueule pour les autres, magnifique en lui-même mais effrayant par le fatum qui l’écrabouille, Baudoin qui comprend qu’Emmanuelle est son salut mais qu’il faut le mériter, et qui fait tout pour, et avec succès croit-il, et qui malgré sa maladresse congénitale, parvient à conquérir le cœur de la belle pipelette intarissable de ses mains et des mots qui jaillissent du prisme de son visage… Jusqu’au moment où cette chienne de vie le rattrape, ça devait être trop beau pour lui, le martyrisé d’origine, le bafoué, l’enfoncé dans la merde de la connerie familiale, l’incompris, l’inadapté qui finit (croit-il !), au prix d’efforts héroïques, et d’un amour démesuré, par s’en sortir, par rencontrer la grâce… Mais faut croire que le monde branle et pivote sur le sort des victimes expiatoires.

 

Quant au narrateur de l’histoire, autre problème… On n’aimerait pas être à sa place, bien que, in fine, il ne semble pas disposé à l’échanger contre n’importe quelle autre. Lui aussi est un peu tragique à sa façon, mais d’un tragique « qui finit bien » pour lui, ce qui n’est pas banal. Pas sûr cependant que sa place soit plus enviable que celle de Baudoin-le-sacrifié. Il vaut peut-être mieux finir seul sur la Croix que parmi la foule des suceurs du sang des braves.

 

Timbré

Court, fulgurant, j’ai même dû faire, et peut-être même bien éveillé, ce foutu cauchemar plein de tragique ironie, l’histoire d’un type qui se pend mais qui n’est pas tout à fait sûr d’y avoir « réussi », cauchemar éveillé pas si éloigné d’ailleurs du sort funeste de Baudoin, dans l’esprit « c’est quand ça se met à marcher que ça foire le plus, et cette foirade-là, c’est la pire de toutes – et Dieu sait que dans le vaste domaine de l’échec, ce n’est pas l’imagination du sort qui fait défaut ! –, parce que c’est la dernière, l’ultime, le coup de pied de l’âne exterminateur d’une existence vouée à la dérive quoi qu’il arrive, quand le meilleur se jette dans les bras du pire, la foirade terminale qui tue quand tout semblait s’éclaircir et – concernant ce lugubre récit –, c’est le cas de le dire… ». Ouais, j’ai bien dû faire ce cauchemar, et bien d’autres de la même eau noire…

 

Nocturne ardéchois

Autre cauchemar, assez différent du précédent, profondément relié aux peurs de l’enfance, comme dans les contes des frères Grimm, deux petits frères justement, laissés à eux-mêmes, un coin perdu dans la cambrousse, l’obscurité épaisse, les bruits bizarres dans une maison inconnue et désertée par la tutelle rassurante des parents, les spéculations les plus atroces sur une présence invisible et peut-être bien réelle dans ces parages froids et hostiles… Et finalement, malgré le retour providentiel des parents prodigues, une vision bien nette d’un des deux frangins, une créature indéfinissable mais bien dans son collimateur d’enfant aux aguets, dont la présence soudaine confirme les plus angoissantes projections de sa frayeur nocturne, comme un clin d’œil macabre du réel… Bienvenue dans la vie sur terre mon petit gars !

 

À la lueur orange des veilleuses

Fallait pas faire le con mon petit vieux, tu l’auras toujours ta petite Marie, avec ses petits jeux si poignants, ses minauderies innocentes, à chialer tellement elle est belle et tellement tu l’aimes, tu l’auras toujours mais plus tous les jours, et peut-être même de moins en moins, étant données les nouvelles et glaciales dispositions de Chloé à ton égard, maintenant qu’elle sait que tu es allé donner ta chaleur – et le reste – ailleurs, loin du doux foyer bâti sur un serment. Enfin, t’as peut-être bien fait de « faire le con » finalement, je ne juge pas, ça donnera peut-être des résultats inespérés va savoir, et après tout, t’as peut-être même pas fait le con du tout, t’as choisi, tu devais savoir ce que tu faisais, et c’est – et ce sera – peut-être très bien comme ça… De toute façon, promettre la fidélité, c’est toujours une connerie, quand on ne se connaît pas assez… Soit on est fait pour ça, soit on ne l’est pas, mais ça ne se « travaille » pas. Impossible. Peine perdue. On doit s’efforcer de le jauger avant de se lancer dans un serment de cette solennelle lourdeur. Et si on n’est pas fait pour ça, t’as beau t’accrocher à tes pénates, le vent de l’ « ailleurs » finit toujours par t’emporter, serment ou pas serment. Tu le sauras désormais. Mais la petite Marie sera toujours là, t’inquiète pas trop… Je connais.

 

La violence du renoncement

« Le vice le plus destructeur est celui du renoncement »… Le genre d’alerte qu’on se prend en pleine poire… Comme quand on lit Cioran, Chamfort, Michaux, qui vous envoient leurs messages du fin fond de leur méditation salement ruminée, et sombrement pesée… « Je me couche toujours avec quelque chose en tête que je triture entre mes neurones comme si je suçotais un bonbon »… Voilà comment la littérature s’adresse à nous : lorsqu’elle dit notre vérité mieux que nous n’aurions su le faire. Cette nouvelle, qui confine à une certaine abstraction, et qui raconte cependant, chemin faisant, une drôle de baston (dont l’enjeu cardinal est une image !), sauvage et ridicule, est peut-être la plus profonde exploration de la psyché humaine de tout le recueil…

 

Y’en aura pour tout le monde

Un Kabbaliste chevronné m’a dit un jour : « Quand une personne dit du mal d’une personne absente à une personne présente, ça fait trois victimes ». Autant dire l’humanité entière… La personne absente souffre sans le savoir de cette médisance, la personne qui écoute de s’en rendre complice, et la personne qui la profère de s’en salir lui-même. Illustration drolatique de cette lumineuse analyse dans cette nouvelle où le clébard final concentre parfaitement l’humanité ordinaire.

 

Ça devait arriver

Ouais, ça doit arriver en effet, quand on reste trop seul, trop longtemps, qu’on attend trop Godot ou le facteur, et qu’on ne sème rien dans le temps ni dans le cœur ni dans l’esprit, mais tout dans les bacs à légumes de son balcon, où rôdent d’inoffensives petites limaces… Ouais, ça arrive que la solitude devienne monstrueuse, d’une monstruosité qui finit par nous échapper, mais à laquelle on ne peut plus échapper… Cependant, question solitude, il y a monstre et monstre. Il y a le monstre hideux créé par l’aboulie, les illusions toujours recommencées comme dans le cerveau des enfants qui attendent le vrai Père Noël comme des morts-de-faim, les espoirs infinis, bras ballants, que « quelque chose » advienne enfin qui nous emporte et nous exauce… et il y a le beau monstre de la féconde solitude, le monstre de Marcel Proust dans sa chambre calfeutrée et empestée de fumigations du boulevard Haussmann, Marcel qui avait mieux à faire que de regarder passer les limaces sur son balcon où d’ailleurs il ne mettait jamais les pieds. Je vous le donne en mille, le « héros » de cette sombre histoire ne crée pas de monstre de la seconde catégorie…

 

Intro, Thème, Solo, Reprise et Coda

Titre à rallonge pour un récit court où plane l’inspiration de Raymond Queneau, superbe exercice de style où, à l’inaugural et pompeux imparfait du subjonctif, succède une version plus commune et plus naturelle du même récit, montrant ainsi, musicalement comme le titre l’indique, que nous avons changé d’époque (certes depuis un paquet de temps), que personne n’écrira plus jamais comme Saint-Simon ou alors seulement dans l’esprit ridicule du « Lamanièredeux » comme l’éructait Céline à l’intention de Sartre, mais que les hommes (qui comprennent les femmes) barbotent toujours dans le même cloaque, celui de leur misère immémoriale, de leurs compromissions au nom d’intérêts microscopiques qu’ils voient cependant comme des Himalaya à conquérir, et de leur ennui congénital qui creuse sous leurs pieds un gouffre où tant qu’à faire, plutôt que de chuter seuls, ils emmènent avec eux des tas de gens qui ne leur avaient rien demandé…

 

Le coin des curieux

Un récit de monstre encore une fois, sûrement une obsession de l’auteur, mais un récit où s’emboîtent d’autres récits, le tout très savamment construit, avec une courge géante et anthropophage qui s’avère avoir bouffé une mère qui elle-même se démultiplie en d’autres courges tout aussi maternelles et voraces, tout est normal docteur… Il est rare de voir réussie l’alliance du fantastique et du comique, car le bon fantastique est une chose du premier degré, à laquelle on croit pour en avoir peur, une sorte de réalité paradoxale puisque l’on prête foi (et de bonne foi) à l’impossible, quand le comique, lui, établit une distance ou un second degré en regard de la réalité, mais que nous acceptons d’évidence pour lâcher notre rire. Ici, l’alliage est assez mystérieusement réussi…

 

Radio Thérapie

Je n’aime rien tant que les personnages de déclassés, de cassés, de dépassés, d’inadaptés, d’éclopés, de relégués, alors Géopaul et Gps, mes chers maniacomiques enfermés dans un appartement thérapeutique, et Yan l’infirmier censé en être éloigné et ne faire que son « boulot » mais qui sent bien qu’il est un peu comme eux et qui se décarcasse pour leur apporter le peu de bien-être qu’ils peuvent attendre d’une existence fracassée, et même Sami le taximan embringué dans leur folie douce et comprenant d’instinct qu’il accueille dans son petit monde une humanité qui rehaussera la sienne, oui mes bons compagnons, je vous aime…

 

Sois sincère

« There is a price to pay for a life of insincerity », beugle fort opportunément Siouxsie dans le cours d’une fête crypto-gothique, implacable vérité que devra bien méditer l’inspecteur Alceste Proust à la suite de ses mésaventures conjugales, où l’on comprend que la perspicacité policière n’est pas toujours celle de l’homme vis-à-vis de lui-même ou dans son propre ménage… Belle fable sur nos petites lâchetés aux grandes et sombres conséquences, sur lesquelles d’ailleurs Alceste le misanthrope et Proust le medium avaient attiré notre attention, encore fallait-il y prêter l’oreille et savoir tirer profit de leurs antiques leçons. Le beau nom de l’inspecteur n’aura donc pas vraiment été une prédestination…

 

Open-Tour

Récit totalement labyrinthique à la Lynch, envoûtant comme un jeu oulipien bien tordu, psychanalytique sans être dogmatique, savant sans être cuistre, théâtral sans être figé, peuplé de personnages aux confins de la réalité ordinaire et du mythe, et comme shooté au peyotl grâce auquel les indigènes Huichols de Nayarit dessinent ces si merveilleuses figures en cercles concentriques saturés de couleurs vives, comportant même (comme à mon intention) une passionnante « carte physiologique » de Paris, ce récit terminal, donc, plein de névroses, de sortilèges, de miracles, de hantises, de maux obscurs, inguérissables et finalement guéris, m’a enchanté comme un rêve de malle des Indes, cette liaison postale ou malle-poste qui, au cours de l’histoire, emprunta différents trajets et différents transports pour atteindre la même lointaine et incertaine destination…

 

Voilà, j’ai tenté de parler de ce recueil, qu’il faut lire. Mais ce faisant, j’ai surtout parlé de moi. C’est peut-être ce que l’on fait toujours un peu lorsqu’on tente de restituer l’émotion que nous a procurée un ouvrage qui lit en nous comme dans un livre ouvert…

 

Le recueil Sois sincère de Didier Betmalle, en format Kindle sur Amazon, ici 

 


 

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