Cheval cabré

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Ce jour-là, les flics (des vrais, pas de vulgaires figurants), les flics de Montréal, les flics de la Sûreté du Québec, les « agents motards » de la Division de la Sécurité Routière, portaient tous une casquette bien rouge, estampillée du fameux cheval cabré, noir et aérien sur le fond jaune de l’écusson. Enzo Ferrari le décidera ainsi lorsqu’il fondera sa propre marque d’automobiles en 1947. Mais il avait reçu la « grâce » de ce noble et fier animal bien des années auparavant, par l’entremise d’un simple dessin venu du fond des abîmes célestes, du fond de la mémoire meurtrie d’une mère… La Comtesse Paolina fait sa rencontre en 1923 et, séduite par ce jeune pilote plein de fougue et de rêves, lui offre le dessin fétiche de Cavallino Rampante que son fils Francesco, aviateur héroïque de la première guerre mondiale, avait fait peindre sur les flancs de son Nieuport XI. Le fils chéri de Paolina et d’Enrico Baracca fut abattu dans les airs le 19 juin 1918, en héros unanimement fêté. Enterré, cependant. Quelques semaines avant la fin de la guerre. Francesco Baracca avait choisi l’emblème du cheval cabré en l’honneur de son premier régiment de cavalerie, qu’il avait rejoint à l’âge bien précoce, plein de rêves héroïques et patriotiques, de dix-neuf ans.

Pour en revenir à la maréchaussée montréalaise, ses membres éminents avaient été mobilisés en nombre pour escorter quelques milliardaires, possesseurs de modèles de collection de la marque Ferrari, qui s’étaient réunis pour effectuer un rallye du Centre des Sciences de Montréal jusqu’au circuit privé de Mont-Tremblant, dans la région des Laurentides, point final en forme de mouvement perpétuel de leur opulente escapade. Francesco Baracca planait sur les mémoires défaillantes…

 

Alors, alors, satanées petites voix, jamais lasses, poison! qu’en dites-vous ?…

 

« Qui se souvient, ô ma douce, qui se souvient de ceux du Piemonte Reale, le premier régiment de cavalerie de Francesco ! Qui se souvient, ô mon ange, qui se souvient des trente-quatre combats remportés par Francesco dans l’éther, avant de rejoindre la terre pour n’en plus bouger ! Qui se souvient, ô mon ingrate, qui se souvient des exploits ivres d’héroïsme des jeunes hommes lancés dans l’espace limpide comme des oiseaux à la migration sans fin ! Qui se souvient, ô ma mère, de la balle que mon front accueillit tandis que, vivant encore, j’avais remis pied sur cette misérable terre, terre des hommes, terre des morts ! »

 

« Oui, je me souviens mon brillant petit vicelard, un peu con tout de même, oui je me souviens, c’était en temps de « paix » (ah la bonne blague !), tu avais laissé ta belle Ferrari rouge-sang garée dans un trou du diable en banlieue, une banlieue bien noire et bien misérable, la banlieue pleine de vermine affamée, faut la comprendre la pauvre, elle bouffe pas tous les jours ou alors très mal, la banlieue c’est pas fait pour les Ferrari, enfin, pas fait pour qu’elles restent intactes, ça amène illico des regroupements, des grouillements, des hurlements, ça fait sortir de sourds et indifférenciés bataillons prêts à en découdre coûte que coûte – as-tu déjà assisté, ô mon petit couillon, à la soudaine sortie, incompréhensible par sa fulgurante massivité, d’un peuple entier de blattes jusque là totalement invisibles et qui ne vivaient dans l’obscurité et les coulisses du monde vivant que pour mieux jaillir inexorablement dans la lumière, le moment venu ? –, on te l’avait défoncée, désossée, décarcassée, démantibulée, la banlieue c’est pas fait pour ces objets-là, pour cette image-là, moins d’une heure ça avait suffi, ils s’en étaient donné à cœur-joie, coups de pied, coups de batte, coups de pelle, ô le coup de bambou ! ô la belle jeunesse ! elle a pas inventé de bidon de deux litres mais quelle belle vitalité, quel sang fougueux coule dans ces milliards de veines toutes neuves, que diable allais-tu foutre dans ce trou du diable, petit diable, avec une putain de Ferrari, ils n’en avaient vu qu’à la télé jusqu’au jour maudit où tu t’es pointé chez eux, chez eux faut vraiment être timbré, avec une vraie, une vraie de vraie Ferrari, bien rouge, bien attirante, bien insolente à la face de tous les crevards du monde, face à la misère, que dis-je face à la bêtise finalement bien plus insolente que la richesse, vu qu’elle est bien plus nombreuse, bien plus étendue, bien plus envieuse, et qu’elle n’a rien à perdre… »

 

Alors les voix de la nuit, infernales, paradisiaques, rouges et noires, jaunes aussi de temps en temps, souvenirs et délires mêlés, alors les voix de la nuit deviennent celles du jour, les voix de la vie annoncent celles de la mort, les voix de l’angoisse s’envolent vers un infini aérien de sérénité, où elles seront abattues, bientôt oubliées, comme Francesco, après s’être si vaillamment battu…

 

Francisco Baracca près de son Nieuport XI, avec le cheval cabré

Francisco Baracca près de son Nieuport XI, avec le cheval cabré

 


 

Autres Impromptus...

No Comments