Croquis en carafe

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Que faire de nos photographies « à l’abandon » ? Celles que nous faisons, un jour, un soir, une nuit, sans trop savoir pourquoi, pour passer le temps peut-être, ou pour le fixer, ou pour nier – illusoirement bien sûr – son existence même, ou parce qu’un « invisible » et fugitif morceau de réalité nous appelle à cette dérisoire survie (apparaître sur une photo !), puis que nous laissons traîner (désormais) dans le no man’s land d’un disque dur, après les avoir à peine regardées, et sans même les avoir montrées à qui que ce soit… Directement expédiées dans ce grand cimetière informatisé, elles gisent là, silencieuses, impuissantes, délaissées, invues – terme aussi magnifique que ridicule (ou magnifique dans son ridicule) dont l’inénarrable Hubert Juin rappelait, dans un texte prodigieux sur le plus-qu’oublié Adoré Floupette, qu’il avait été inventé et utilisé sans aucun complexe, parmi bien d’autres du même tonneau, à l’époque dite « symboliste », appelée parfois aussi « décadente », c’est-à-dire dans les dernières années du 19ème siècle et les premières du 20ème.

 

Ce jour-là, je devais me demander – moi qui aime tant le dessin, la peinture, et en particulier le dessin vif, enlevé, rythmé, comme volé à l’instant, un peu comme si la main de l’artiste, travaillant avec la nécessaire lenteur d’une exécution minutieuse, ne « pensait » qu’à l’impression de vivacité naturelle et de capture du mouvement que devra donner la représentation achevée –, je devais me demander, donc, pourquoi, parmi bien d’autres malédictions (j’en possède une collection hors-pair), ma naissance ne m’avait pas gratifié du don de dessiner. On peut s’en douter : aucune réponse à cette question absurde. Silence du sort, du destin, de Dieu, de qui on voudra, bref, pas de réponse. Question qui revenait toutefois depuis longtemps comme une ritournelle agaçante dont on a du mal à débarrasser son esprit épuisé, mais si je me la posais d’une façon plus pressante à l’instant où j’ai décidé de prendre cette photo, c’est parce que me revinrent en tête à cet instant des images de vie dans des établissements de boisson, exécutées par des dessinateurs ou des peintres dont j’aimais le travail depuis longtemps, images qui d’une certaine façon m’accompagnaient au même titre que le souvenir de livres ou de musiques aimées depuis aussi longtemps…

 

C’est l’heure de la pause pour deux des serveurs. Ils prennent leur déjeuner. Je suis attablé non loin d’eux. De ce point où je suis placé, je trouve la composition qu’ils forment intéressante, car, assis « face à face », l’un ne cache pas l’autre, et leur saynète me semble bien intégrée dans le décor plus vaste de la brasserie, avec les bouteilles bien rangées en hauteur sur des étagères dominées par un beau plafond lumineux, un aperçu sur le comptoir et même, au fond, sur la porte vitrée donnant sur une rue de Paris.

 

Mon appareil est prêt, mon regard anticipe le geste du serveur vu de face qui soulève la carafe pour se servir de l’eau. C’est précisément à cet instant que de chers amis, Jean Béraud, Honoré Daumier, Toulouse-Lautrec, d’autres peut-être (le souvenir n’est-il pas souvent qu’une sorte de secousse électrique bien vite passée ?) s’invitent dans ma mémoire, avec leurs personnages de cafés et de brasseries, seuls ou en groupes, buvant et dînant, l’air si souvent désabusés, las, « absents », réellement gais aussi quelques fois (mais plus rarement), soulevant des carafes, comme si celles-ci se faisaient le symbole même ou apparaissaient comme l’essence un peu triviale de leur « vie de café »…

 

Clic. Photo prise. Croquis en carafe de la vie quotidienne dans un café. Autrement dit : laissé à l’abandon… Comme tant d’autres… Je ne sais pas, je ne saurai jamais dessiner. Mais ayant capturé cet instant, j’ai eu, un instant, l’impression d’entrer dans une farandole avec des amis d’un autre temps, qui m’accueillaient de grand cœur…

 

 

Honoré Daumier

Honoré Daumier

 

Jean Béraud

Jean Béraud, Les buveurs d’absinthe, 1908

 

Jean Béraud, l'absinthe

Jean Béraud, l’absinthe, 1890

 

Toulouse-Lautrec, Gueule de bois

Toulouse-Lautrec, Gueule de bois, 1889

 


 

Lien : une (trop) brève introduction à l’immense écrivain et critique Hubert Juin dans une page de La Revue Toudi

Un ouvrage absolument génial d’Hubert Juin, pour ceux qui s’intéressent à la période symboliste ou « décadente » des Lettres françaises : Écrivains de l’avant-siècle, éditions Seghers, 1972.

 


 

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No Comments

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    Marie-Cécile 9 mai 2018 (18 h 03 min)

    voilà un texte délicieux ! je t’envie, cher thierry, de voir dans des scènes de vie courante tous ces tableaux que tu cites, je n’ai pas cette culture. pour ma part, je photographie tous les jours mais sans gaspillage aucun : chaque prise de vue (non artistique, depuis mon téléphone !) est un clic impromptu sur un moment précis. merci pour tes mots. je relève le 27ème de ton écrit : c’est  »peut-être », que j’aime particulièrement. (et que je me permets, entre nous et les parenthèses, de dédicacer à notre ami commun) (qui a donc intérêt à venir lire !) :-). je t’embrasse.

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      thierrybellaiche 10 mai 2018 (1 h 22 min)

      Merci pour ta lecture Marie-Cécile, tu m’apprends que le 27ème mot du texte est « peut-être », ce qui est une drôle de coïncidence qui paradoxalement ne m’étonne qu’à moitié (ce qui théoriquement permettrait donc de choisir entre « peut » et « être »), car c’est sans doute le mot que j’utilise le plus, sans doute faute de convictions bien établies… 🙂

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        Marie-Cécile 10 mai 2018 (1 h 49 min)

        je préfère également « peut » et « être » séparés !