Fenêtre

Photo © Thierry Bellaiche

 

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Charles Baudelaire, « Anywhere out of the world », Le Spleen de Paris

 

 

 

Fuir, là-bas fuir… La brise marine m’appelle, emportant déjà les vapeurs du steamer comme l’air vicié d’une chambre retient celles de l’opium. Stéphane Mallarmé dans ma dérive me lègue ses mots antiques, ses images de départ, où des fenêtres d’hospice pourtant me donnent à voir le paysage lugubre de ma mort prochaine.

 

Anywhere out of the world… – Peut-on fuir « hors du monde » ? Par des dérivatifs, certainement. Ou par des « interprétations ». Ou des « sublimations ». L’imaginaire, la poésie, l’amour, le rêve… L’homme rêve beaucoup, cet incorrigible enfant qui veut conjurer la mort. Mais le monde physique (nous compris) est ce qu’il est et ne peut pas être autre chose. Il en est de même pour la durée d’une vie : un point d’entrée, un point de sortie. Charles Baudelaire m’injecte (bien mieux qu’un shoot d’héroïne) ses élixirs délétères et fantastiques.

 

Voyages immobiles en des contrées toujours imaginées, jamais atteintes, sinon par la pensée, elle-même soutenue par l’espérance (d’y aller)… Florence, Nice, Monte-Carlo, l’Egypte, l’Angleterre, la Bretagne, Biarritz… Mais cette espérance n’est-elle pas encore une faiblesse ? Marcel Proust l’a bien compris qui projeta et (Dieu merci) ne put pas faire, bien des voyages dans le monde, inutiles au possible, futiles au dernier degré, préférant procéder, dans une chambre enfumée aux fenêtres aveugles, à une descente interminable, pour extraction, dans les mines aux métaux rares et uniques de sa propre pensée.

 

Rêver de l’Angleterre, trouver vain de dépasser la gare Saint-Lazare et revenir à Fontenay-aux-Roses, où l’antre de l’existence pure (certainement pas en un sens puritain) n’a pas épuisé – et n’épuisera peut-être jamais – ses prestiges… Joris-Karl Huysmans s’est peut-être mis à haïr Jean des Esseintes après l’avoir créé, comme le docteur Frankenstein son horrible créature devenue incontrôlable, et lui a préféré finalement la pure eau de bénitier contre ses fleurs et ses parfums faisandés, mais n’a-t-il pas imaginé avant Marcel lui-même le principe du voyage immobile, celui de l’homme ne vivant qu’en lui-même ? Anywhere out of the world, ce ne peut être qu’en une seule place : au centre de soi-même.

 

Descendre les fleuves impassibles et serrer, un siècle plus tard, la main charnue et ferme d’Henri Michaux, en affrontant son regard de granit… Arthur Rimbaud, je ne puis en douter, aurait aimé ce compagnon de voyage, quelle qu’aurait été la définition que l’un et l’autre, alternativement, auraient donné de ce mot. Je donnerais un bon paquet pour les voir ensemble se faire un trip absinthe-mescaline… et remonter – montaison prodigieuse ! –, impassibles, le courant du fleuve de leur pensée.

 

Errer des ombrageuses Cévennes avec un âne aux scintillantes mers du Sud sur un rafiot d’infortune, en passant par les ténèbres des mines de Silverado, heureux comme un va-nu-pieds chlorotique appartenant déjà au monde des fantômes… Robert-Louis Stevenson avait une force herculéenne, rare voyageur cependant à avoir compris malgré sa bougeotte pathologique que l’essentiel demeurait à l’intérieur… Aussi n’a-t-il sillonné le monde que pour mieux s’enfoncer dans la voûte étoilée de ses propres ténèbres.

 

S’évader du château d’If par insondable providence pour exercer patiemment la plus juste vengeance qui fut jamais, à l’encontre des représentants mêmes d’une justice corrompue, figure de cauchemar – bien réel – de l’injustice incrustée au cœur des hommes, comme les pierreries sur la carapace de la pauvre tortue de des Esseintes, qui la mènent immanquablement à la mort, riche mais condamnée. Alexandre Dumas, en inventant Edmond Dantès, me donne un rêve plus grand, plus persuasif que tous mes propres rêves, que tous les rêves du monde, et que tous les voyages que j’ai projetés et que je ne ferai jamais.

 

S’approprier le Valois pour en faire la terre la plus fertile aux songes de filles, de feu, de vie et de mort, du passé plus présent et plus réel que toutes les terres de tous les confins du monde. Gérard de Nerval s’est perdu délicieusement dans les sentiers de son Valois intérieur, retrouvant l’exaltation la plus ineffable et pourtant la plus justement exprimée, jusqu’à la pendaison, passage obligé pour la poursuite du voyage…

 

Voyageurs heureux et malheureux, mes frères, si présents, non pas seulement dans les rayons poussiéreux de ma bibliothèque, mais dans mes pensées les plus constantes et les plus vives, de ma fenêtre (de ces fenêtres que vous avez aimées – promesses transparentes ou aveugles d’un au-delà – avant de les franchir pour sillonner le monde en quatre-vingt jours ou – préférant rester à l’intérieur – le jour en quatre-vingt mondes), de ma fenêtre dis-je, je voyais jadis un hôpital, mort aujourd’hui (depuis bien longtemps) après avoir dignement accueilli tant de fugaces vivants qui parfois retournaient à la vie et d’autres fois à la poussière, remplacé désormais – car la pierre dure bien plus que la chair – par une école aux joyeux piaillements lancés par d’hirsutes bataillons de futurs cadavres, mais quoi qu’il en soit, c’est une autre image qui bien souvent s’y substitue, non par caprice croyez-le bien, encore moins par « romantisme » (mot parmi les plus dévoyés en ces temps dont vous ne saurez jamais la chance que vous avez eue de ne les point connaître, vous qui en connûtes pourtant de bien difficiles), mais simplement parce que de ma fenêtre, portail au seuil des songes, toutes les images du monde demeurent aussi permises, aussi vraies, aussi durables que celles que je vois en moi-même et que je retrouve si souvent, avec un sentiment de douce fraternité, dans le tombeau de vos livres.

 


 

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No Comments

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    Marie-Cécile 18 février 2018 (20 h 19 min)

    Merci de nous ouvrir tes fenêtres…

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      thierrybellaiche 19 février 2018 (0 h 51 min)

      Merci de t’y pencher, chère Marie-Cécile…