Flavescentes chasubles

 

« While the grass grows, the horse starves »

Recueilli par John Heywood (1497 ?-1580) dans ses Proverbs (1546).

 

« En me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés »

Gérard de Nerval, Les Filles du Feu (Sylvie, chapitre « Châalis »)

 

 

Mimile, il fait chier parfois. Je l’aime, j’adore ce mec, c’est un monde merveilleux dans une carcasse pourrie, un prodigieux scintillement intérieur dans un palpitant cadavre en sursis, mais parfois il fait chier, vraiment.

— Viens ! Viens je te dis ! On va bien se marrer ce soir !

— Mimile, je bosse là. J’ai pas le temps.

— Le temps, le temps… Qu’est-ce que t’y connais toi au temps ? T’as tout le temps à ton âge, moi il me parle tous les jours le temps, à chaque minute, pour me dire qu’y aura bientôt plus rien sur mon compte, « votre capital-temps est bientôt épuisé » qu’i’m’dit, « pas autant que moi » que je lui réponds, je serai même épuisé bien avant lui, je fais la nique au temps, nique nique nique ! « C’est moi qui t’aurai à l’usure par mon usure même ! Prends ça dans ta gueule le temps ! ».

— Arrête ton show vieux con ! Tu me vois encore comme un jeunot mon bon Mimile, même mon père commence à me voir comme un vieux, c’est dire… Lui qui a mis cinquante balais à se rendre compte que j’avais un peu grandi.

— Ton père c’est un gros con.

— Je sais mais c’est pas une raison pour le rappeler.

— Ramène ta fraise je te dis ! Y’aura tous les mecs du coin, enfin ceux de la zone pavillonnaire, les simili-bourges de l’inframonde, les intellos-prolos qui sont pas venus depuis des lustres, tous ceux qui se sont fait virer des cités en vingt-trente ans pas plus, par le fulgurant sperme sarrasin et subsaharien à la descendance profuse et qui maintenant – je parle de ces soi-disant « gaulois » qui maintenant végètent dans des pavillons à crédit – se prennent tous pour des descendants de Clovis, mêêêssieurs avaient mieux à faire que de venir au bistrot d’après Dédé qui peut pas les piffrer, c’est Dédé justement qui m’a informé, ils sont venus le prévenir en délégââtion, ah Dédé ma bonne taupe ! eh ben voilà, ils viennent ce soir parce que paraît-il que ça veut en découdre ! Palabrer si tu préfères. Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent d’autre ? « Etats généraux » qu’ils disent ! Ah les satanés guignols ! Ils veulent la tête du « roi » ces cons ! Ils se sentent importants maintenant tu comprends ? Depuis qu’ils ont inventé le blocage de rond-point ! Tu parles d’une trouvaille ! Des génies ! Ils veulent se montrer à nouveau, s’exhiber à la face du monde, et surtout qu’on les écoute. Moi je préfère écouter le vent, le vrai vent, ah ça oui, ça j’écoute, et religieusement ! Leur vent à eux, c’est pour la rigolade ! Avec un peu de bol, ils vont venir avec leurs flavescentes chasubles ! Je vais me les faire ! Je vais me les faire ! Il faut que tu voies ça !

 

Flavescentes chasubles… Quel rêve de bonhomme ! Que j’aime ce type ! Sans blague, j’avais vraiment pas le temps, et même si j’y connais rien au temps comme m’avait dit Mimile (et sans doute avait-il raison), même si j’en avais pas beaucoup en magasin, je l’ai pris quand même, et je crois que c’est cette merveille d’expression, flavescentes chasubles (« words, words, words », geint le pauvre Hamlet, mais quand les mots sont beaux et magnétiques comme ceux de Shakespeare lui-même, alors ils sont irrésistibles…), qui m’a décidé à aller le rejoindre ce soir-là dans notre pandémonium coutumier, dans cet antre de la bière tiède et de la jacasserie prolétarienne, dans ce temple du hippisme de comptoir aux encens envoûtants de misère tabagique, j’ai nommé le fameux Chiquito de Villeneuve-Saint-Georges…

 

Chemin faisant, froid et pluie, gris dehors et noir dedans, des tas de trucs défilent dans ma caboche lessivée. Trois semaines, peut-être quatre, j’arrive même plus à suivre, que des hordes de fous furieux en « flavescentes chasubles », dont on nous dit qu’ils convergent de « toute la France », viennent impunément détruire, incendier, spolier, piller, souiller, massacrer ma ville, bon Dieu je me dis, est-ce que moi, est-ce que les Parisiens, qui certes sont tout ce qu’on voudra sauf des parangons de savoir-vivre, mais enfin est-ce que les habitants de la « capitale » se rendent en bataillons sauvages dans les autres villes et villages de France pour tout foutre en l’air ? Et s’en retourner chez eux peinards, hormis quelques gentillettes « gardes à vue », après s’en être donné à cœur-joie en mode Terminator dans le lard de tous les inoffensifs « biens et services » et de tout ce qui bouge dans les artères surchauffées, maréchaussée comprise ? Merde ! Tout le monde a l’air de trouver normal, ou à tout le moins anodin et fort pardonnable, que des gens (peu importe d’ailleurs qu’ils viennent ou non de « toute la France », leur provenance ne diminue ni n’augmente la gravité des faits, paraît du reste que dans le paquet y’aurait beaucoup de « bons Français » du 9-3 – une pure bulle de « France profonde », c’est bien connu ! – spécialisés dans le pillage organisé plutôt que dans la rude « revendication sociale » aux accents romantico-robespierristes), que des malappris s’en prennent à Paris, saccagent tout sur leur passage, dépavent les avenues pour balancer de la caillasse sur les flics, repeignent en pseudo street art révolutionnaire les immeubles du 16ème – ça doit les faire jouir parce que c’est une souillure bien méritée sur les « riches », comprenez ! – et même l’Arc de Triomphe, dépouillent les commerces après en avoir anéanti les vitrines, comme si Paris était une grosse mémère avec qui on peut tout se permettre, gentille comme tout, miséricordieuse par nature, capable de tout encaisser en fermant sa gueule, ou une vieille pute que n’importe qui pourrait enfiler gratos parce qu’elle aurait atteint un tel degré de sainteté obligatoire qu’elle ne demanderait même plus ses modestes émoluments et se contenterait, que dis-je se réjouirait de subir son calvaire dans un silence sacrificiel et avec le sourire des anges gravé dans son cœur martyrisé… Mais pourquoi bordel de merde ?, m’échauffé-je tout seul en me laissant bercer par le ronron du RER, contrarié toutefois par le crincrin d’un romano qui me casse les oreilles avec les volutes stridente de son violon crasseux et désaccordé, bien que sa bouille à lui, plissée comme celle d’un Shar-pei dépressif, pleine de souffrance résignée, au regard humecté d’une infinie détresse, me plaise bien… Pourquoi serait-ce moins grave qu’ailleurs, tout ce merdier, quand c’est Paris qui s’en prend plein la gueule ? Parce que Paris aurait le « devoir », au seul motif de son statut « capital », ou pour la seule raison de son essence suspecte de « pouvoir centralisé », ou pour l’exigence qui lui serait consubstantielle de je ne sais quelle vocation sainte et mutique, de tout accepter du reste de la France ? Et alors les gars, on ne souffre pas aussi à Paris ? Tout le monde est pété de thunes et de « privilèges » à Paris ? Il n’y aurait donc à Paris que des renégats à la transcendante quoique provinciale cause des « flavescentes chasubles » ? Je me déleste de cinq euros en faveur du romano tout en lui conseillant de revoir son solfège et de changer de luthier, mais je crois qu’il ne saisit pas la portée de ma bienveillante suggestion, tout à sa joie d’empocher ce biffeton de cinq balles ; peut-être qu’il n’en avait pas vu depuis un bon moment. Moi j’ai l’impression, me dis-je en me traînant de la sortie du RER vers l’horrible et divin Chiquito, qu’on n’est pas loin du bon vieux niveau « Parigot tête de veau » dans cette affaire de flavescentes chasubles… Mais à la seconde même, comme trop souvent dans la fournaise de mon cerveau crucifère, je me rends compte que je ne suis pas même d’accord avec moi-même, ou du moins avec un « moi-même » qui n’est rien d’autre que cette foutue tachypsychie, instable et lancinant « je est un autre » embarqué dans une inexorable sarabande de voltes et de contre-voltes, cette manie mentale-verbale qui me harcèle, pince mes nerfs comme les cordes d’une harpe désaccordée (je pourrais former un beau duo avec le romano !), diffusant sans cesse et sans merci dans mes méninges martyrisées une sorte de logorrhée aussi profuse que contradictoire et finalement, dénuée de réelles convictions… Car après tout, je (un autre, toujours un autre, mais peut-être le bon…) sais bien que je n’ai rien, du moins rien de valable ou d’honnêtement défendable, contre ce mouvement sanguin et légitime issu des profondeurs du peuple et dans lequel, au fond, une partie de moi, une partie substantielle, quelque chose comme une fraternité instinctive et vibrante pour le peuple de France en souffrance, se reconnaît.

 

En arrivant au Chiquito, plus de monde que d’habitude et beaucoup de jaune, je ne vois pas Mimile. Manquerait plus que cette vieille carne m’ait fait faux bond ! Je vais voir Dédé, incrusté derrière son comptoir comme une branlante statue du Commandeur foudroyant de son regard vitreux l’affluence inaccoutumée et bruyante qui a envahi son bar-tabac avec de solennels airs de « grand soir ». Je lui demande s’il a vu Mimile.

— Il t’attend dans l’arrière-salle. Tiens prends la clé, j’ai fermé pour pas que ces blaireaux envahissent tout.

— Qu’est-ce qu’il fout dans l’arrière-salle ?

— Oh je sais pas trop… Tu connais Mimile. Il est à part.

— T’as raison mon Dédé…

 

En ouvrant la porte, je vois mon bonhomme tout seul dans cette salle sombre, assis sur une chaise, accoudé à une table, les mains plaquées sur le visage. Il est vêtu d’une longue redingote noire, les cheveux gris en bataille, silencieux. Je bloque le fou rire qui monte à la vitesse grand V dans ma poitrine et atteint déjà le seuil fatal d’une gorge qui ne demande qu’à se déployer. Mais quel comédien ! On n’est pas loin d’Alec Guinness en mystique méditation dans de ténébreuses coulisses avant de donner son meilleur Hamlet.

— Qu’est-ce que t’as mon Mimile ?

Décollant lentement ses mains de sa face décatie, il se retourne vers moi tel un Clint Eastwood d’Issy-les-Moulineaux, en me fixant de ses yeux enfiévrés, mais il a plutôt l’air de regarder au-delà de moi, comme s’il s’abîmait dans la cime lointaine et inspirante de quelque montagne sacrée.

— Ah laisse… Je me prépare à les affronter. « Jouir de la foule est un art » disait le grand Charles Baudelaire, et moi je dis qu’un art, ça se prépare. Merci d’être venu.

— Arrête ton char Mimile. C’est pas si grave. Ils viennent pour discuter. Pour réfléchir.

— Réfléchir ? T’as déjà vu une hydre réfléchir ? Allez vas-y, j’arrive…

Cette fois je lâche la bête hilare et tapageuse coincée dans ma gorge, faisant sursauter mon bon cabot, un peu froissé je crois par le peu de sérieux que je lui accorde sur ce coup… Mais je sens bien dans ses yeux qui se plissent qu’il a envie de se marrer lui aussi…

— Comediante ! Tragediante ! Bon, ramène ton cul Mimile, j’ai pas toute la nuit…

— T’inquiète, ça va être vite plié. Je n’ai qu’une chose à dire…

 

Quand je reviens, la salle est bondée, bouillonnante et monochrome. Beaucoup sont déjà attablés ou assis à l’arrache sur des pliants qu’ils ont apportés en cas de pénurie de chaises. Ça discute dans tous les sens, ça propose, ça conteste, ça éditorialise, ça invective, ça se projette dans l’avenir, ça trinque à l’ébranlement des institutions, ça promet de « rien lâcher » jusqu’à ce que le petit grand chef ait cédé à toutes les revendications, ça ajoute des revendications aux revendications, les cahiers de doléances augmentent à vue d’œil, ça exige des têtes dorées au bout de piques rouillées, et ça commande des tournées générales, le pauvre Dédé ne sait plus où donner de la tête… Je vais m’accouder au comptoir, sous le regard suspicieux de quelques-uns qui ont l’air de se demander ce que je fous là, avec mon bomber tirant sur le gris-bleu délavé et mon air exogène à la « cause », pour ne pas dire tout simplement exotique. Ils m’ont déjà vu dans le bistrot et savent que je ne suis pas du coin. Ils me foutent la paix. Mon vieux pote, c’est autre chose. Tout le monde sait qu’il est une figure locale. Incontournable.

 

Voilà Jérôme. Je le croise de temps en temps ici. Pas vieux, la trentaine peut-être. Freluquet. Pas très sérieux, ce me semble. Il porte le vêtement orthodoxe du moment mais j’ai comme l’impression qu’il n’est pas complètement dans l’esprit partisan de la soirée. Je crois même qu’il s’en tamponne dans les grandes largeurs. Mais il veut ressembler aux autres. Se fondre dans la masse. C’est bien compréhensible, ma foi. Il en a un sérieux coup dans l’aile et s’amuse à faire un simili-reportage en direct et à singer les folliculaires de BFM. Mais peut-on singer des singes, m’interrogé-je in petto ? Un homme, même bourré, peut-il être plus singe que singe ? Il s’est placé au bout du comptoir et (heureusement pour lui), dans le brouhaha, dans la furia des échanges tintamarresques, personne ne l’entend, sauf un pote venu avec lui. Et moi.

— Glup glup glup c’est la folie au Chiquito de Villeneuve-Saint-Georges mesdames messieurs, c’est le grand débat des gilets jaunes, restez avec nous ! C’est la vraie France qui s’exprime enfin, la parole qui se libère, ma parole ils vont en venir aux mains, après les hystériques de Me Too, les miteux du comptoir !

— Chuuut, ta gueule Jérôme, t’es dingue ou quoi ? Et s’ils t’entendent ? c’est sérieux là ! Ils parlent de l’avenir du pays ! – lance son pote qui à mon humble avis, cherche ni plus ni moins qu’à lui sauver la peau.

— Ha ha ha ! La meilleure de l’année ! L’avenir du pays ! Ils parlent surtout de l’avenir de la fin de l’année ! Quels cadeaux faire à Noël quand on n’a plus un rond ? Carpe diem ! Carpe diem ! Moi j’ai pas plus de fric qu’eux, mais Noël moi je me le carre dans les fesses ! Alors j’ai pris dans mon petit pécule de smicard et je me suis fait plaisir aujourd’hui ! Tu sais quoi ? Glap glap glap, je me suis bien décrampé cet après-midi avec une grosse pute black, oh mes aïeux, ce qu’elle a pu me pomper ! J’ai cru qu’elle me la rendrait jamais ! Comment on peut avoir une bouche aussi profonde ? Après ça, cavalcade dans tous les sens ! Youhou ! C’est qu’elles ont la santé les négresses ! Et pis pas paresseuses ! Enfin, au moins pour ça… Un peu chère quand même… Elle est pas loin d’ici, tu veux l’adresse ?

 

Le pote de Jérôme, sagement et intelligemment, prend d’une main ferme l’énergumène par le collet et le fait sortir d’urgence de l’établissement. C’était la seule chose à faire.

 

Dédé, lui, ridé, aride, fatigué, lessivé, las de tout, amène les pintes une à une à la main à chaque client, il ne s’embête même plus à prendre un plateau, il a trop peur de tout foutre par terre, mais il balance quand même à chacun de ses passages brinquebalants quelques flammèches de bière qui dansouillent en l’air avant de s’écraser sur le sol, faut dire que celui-ci n’est plus qu’une grande flaque flavescente, c’est-à-dire, en l’espèce, de la couleur mordorée d’un doux mélange de Kro et de 33 Export…

 

Un courageux sans-gilet, avec une bonne tête comme il faut de grand-père gâteau, fait une remarque – à vrai dire, une vraie démonstration, comme s’il se sentait téléporté sur un plateau de télévision – non dénuée, me semble-t-il, d’un certain bon sens. Toutefois, dans une indifférence vaguement amusée, si je dois me fier aux visages narquois qui l’entourent.

 

— On dit, enfin les sondages disent que les Français soutiennent massivement les gilets jaunes, même s’ils n’en sont pas eux-mêmes, même s’ils ne sont pas sur les routes et les carrefours pour tout bloquer, mais c’est quoi la question ? Si la question c’est : comprenez-vous les problèmes des gilets jaunes ? Comprenez-vous les revendications des gilets jaunes ? Comprenez-vous qu’on ne puisse pas s’en sortir avec 1150 euros par mois quand on habite le fin fond des territoires, et même ici, pas si loin de Paris, 1150 euros, donc, avec les deux tiers qui vont dans le loyer, les deux tiers du derniers tiers dans l’électricité, le gaz, le téléphone, la mutuelle et l’essence, et le dernier tiers du dernier tiers pour essayer de pas crever de faim, alors oui, si c’est ça la question, faudrait être un peu con pour pas comprendre le « problème » que ça pose ! Pas étonnant que tous les Français comprennent ! Ah ça c’est sûr que même le plus égoïste des richards, il comprendra ! Mais est-ce que comprendre, c’est soutenir ? Ah messieurs dames, grande question ! Si on fait un sondage en posant la question : préférez-vous être jeune, beau, riche et bien portant ou vieux, moche, pauvre et malade, d’après vous quel sera le résultat de l’enquête, hein ? Eh ben les sondages qui donnent les Français « soutien massif » des gilets jaunes, c’est la même chose. À question tautologique, réponse tautologique !

 

J’ai cru entendre fuser un « La tête à Toto, logique ! » dans les profondeurs de l’assistance, pour toute réponse à cette intéressante diatribe, mais le débat naissant est coupé net ou, comme on dit, étouffé dans l’œuf (inutile de rappeler sa couleur)…

 

Mimile, sortant de l’arrière-salle tel un deus ex machina surgissant d’une trappe, fait son entrée, aussitôt interpelé par un type barbu à la voix forte qui lui lance « On a des gilets en rabe l’ami ! L’amimile ! ». Rire général. Mimile ne relève pas. « T’en veux pas un ? On dirait un croque-mort avec ton manteau noir ! ». Imperturbable, il fait quelques pas hiératiques et se place dans un petit espace laissé libre devant le comptoir, face à l’assistance. Miracle, le silence se fait…

 

— Ah Jean-Jacques, toujours aussi fringant. Ça faisait longtemps qu’on t’avait pas vu. Et pas mal d’entre vous aussi… Tout le monde va bien ? Les gosses et les crédits se portent bien ? (murmure grondant dans la salle… Jean-Jacques se tasse sur sa chaise). Tu veux me filer un gilet, c’est ça ? Comme c’est gentil mon bon vieux… Le problème vois-tu, c’est que le jaune ne me va pas au teint, raison pour laquelle je n’en porte jamais… Je suis déjà un peu bistre de naissance vous comprenez… Je voudrais pas donner dans le camaïeu urinaire… Par ailleurs, ce jaune-là… Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ce jaune-là ? Vous auriez pu donner dans le safran, dans le champagne, dans le beurre frais, moutarde ou banane, dans le bouton d’or, à la rigueur dans le poussin, j’aurais même pris du canari !… Mais là c’est quoi ? C’est quoi ? Un attentat contre la rétine, voilà ce que c’est ! Ah mes bon amis, j’ai bien peur que la grande fracture française ne soit avant tout esthétique ! L’humanité se divise en deux catégories mes camarades ! Ceux qui ne sont pas gênés par la vision du jaune fluo et les autres ! Les premiers peuvent en porter sans problème, se montrer aux autres ainsi fagotés sans problème, pérorer des heures durant dans cet accoutrement sans problème, dormir et rêver avec ça sur le dos sans problème, le brandir comme l’emblème ultime de la résistance à la barbarie et à l’injustice sans problème… Pis y’a les autres. Ceux à qui ça pique les yeux. Et moi, j’ai les yeux fragiles. Et le goût un peu délicat. M’en veux pas Jean-Jacques. Rien de personnel… Dédé ! Rhabille-nous Popaul, et à tout le monde ! C’est la mienne !

 

Jean-Jacques a tout écouté sans bouger, la lèvre inférieure affaissée en pointe molle, sorte de rictus en forme de coche telle qu’on en inscrit au bas d’un texte aussi imbitable qu’obligatoire pour dire « J’ai lu et compris le contrat », afin de pouvoir passer à la suite… Et pendant le laïus de son vieux camarade, il lançait des petits signes de la main comme un bonze rempli de sagesse à ceux de ses flavescents compagnons qui piaffaient, enrageaient et voulaient interrompre Mimile dans son envolée calculée. Mais à la fin de l’envoi, il veut toucher… Il se lève pianissimo façon tueur flegmatique en cache-poussière de Sergio Leone et regarde Mimile, resté debout devant lui, droit dans les yeux.

 

— T’as fini Emile ? Ah il est beau le soixante-huitard aux idéaux de justice et de lendemains qui chantent ! C’est pas toi, avec ton bac plus dix ou je sais plus combien, et qui as pantouflé pendant des années comme mandarin de première bourre au salaire astronomique dans ces mêmes facs que tu voulais nettoyer de fond en comble quand tu sortais à peine de ton foyer familial bien bourgeois, c’est pas toi qui voulais tout renverser, virer le Général comme un malpropre, aller prendre le fric dans les banques pour le balancer sur les ouvriers ? Mais non… Après le chaos passager, après les grands slogans, monsieur a préféré suivre la voie bien classique, bien comme il faut, tout ça pour devenir quarante ans plus tard pilier de bar à Villeneuve-Saint-Georges… T’es vraiment devenu un sacré connard. Ce que tu viens de faire, là, avec tes grands airs qui n’amusent plus personne, c’est insulter la misère du peuple. On ferme notre gueule depuis des années. On trime, on galère, on se fait envahir, on essaye de survivre. Et t’étais où, toi, en attendant ? Tu regardais les trains passer en blablatant… Et pis merde, tu le mérites pas ce gilet…

 

Je connais bien Mimile. Quand, les yeux embués, il a remercié Jean-Jacques, il était sincère.

 


 

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