Flouze net

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Vous qui mangez que du boudin à la sciure et buvez l’eau du robinet ! Vous avez à bouffer pour trois semaines là-dedans ! Et ben allez-y, quoi ! Vous savez bien qu’on n’ira pas se plaindre ! Et ben, qu’est-ce que vous attendez ? Hein ? Alors, allez-y ! Regarde-les, tiens… ils bougent même plus. Puis après ça, ils iront aboyer contre le marché noir… Salauds de pauvres ! »

Grandgil (Jean Gabin) à un couple de cafetiers, La traversée de Paris, scénario de Jean Aurenche et Pierre Bost, d’après une nouvelle de Marcel Aymé.

 

 

 

Mimile, il est impayable. Un obsédé. Gentil, affable quand il veut, mais obsédé. Foutrement obsédé par le fric. Jour et nuit ça le mobilise, l’interroge, le travaille, le macère, l’intéresse dans tous les aspects possibles et imaginables, il pourrait pondre une somme sur le sujet. « Le Capital » selon Mimile… et pourquoi pas ? D’ailleurs, il est pas manchot question parole – si je peux me permettre ce choc des mots et des organes. Sans compter qu’il a fait des études, mine de rien… Bon, ça se voit pas forcément à sa situation, encore moins à son apparence… Toujours un peu loqueteux, toujours un peu geignard, toujours un peu chafouin, assez désœuvré malgré ses grands airs, mais pas mauvais au fond… Son problème j’ai l’impression, enfin son vrai problème, le plus gros en tout cas, de ces tourments en forme d’armoire normande plantée dans le cœur, de ces fardeaux qui prennent toute la place dans une existence, au point de l’écraser, de l’étouffer complètement, son vrai problème, c’est avec la réussite sociale… Je crois qu’il a le sentiment amer, empoisonné même, d’avoir foiré, d’être devenu une sorte de traîne-savate, un parasite, un inutile, et de manquer de tout, alors qu’il « aurait pu » réussir… Qu’il aurait dû… Il doit se dire que rien ne s’est passé comme ça aurait dû… Il s’est peut-être méconnu lui-même, je sais pas… Il n’a pas su comprendre ce qu’il voulait réellement, il a préféré suivre ses lubies de jeunesse, au-delà de la jeunesse… C’est souvent l’explication des vies foirées, je trouve… Enfin, c’est moi qui extrapole sans doute, ça ne lui rend pas justice… Un type brillant, en fait. Il a fait le rat de bibliothèque pendant un paquet de temps dans les années 60 (il doit avoir une vingtaine d’années de plus que moi), il a étudié des tas de trucs, dans des tas de domaines, il a même des diplômes, enfin, s’il faut le croire… Après 68, jeunot encore et de la parlote à revendre, il a fait de l’ « entrisme » dans les usines (ça devait être vraiment son truc, lui qui aime tant parler, parler, parler…), pour essayer (mais il était sûr de son fait) d’élever les ouvriers à autre chose qu’à leur misérable condition d’esclaves modernes, qu’il disait… Quelque chose dans le genre en tout cas, si je me souviens bien des termes de ce bon pasteur… Il se faisait engager dans l’usine, pas pour le plaisir du travail à la chaîne, mais pour parler à ses camarades ouvriers, pour « éclairer les consciences », pour les amener à secouer leurs chaînes, à commencer par celles de l’usine justement… Mais tout le problème de l’entrisme, c’est d’arrêter les frais à un moment donné… Ses potes de l’époque, qui avaient fait des études aussi, et qui eux aussi avaient voulu « parler au peuple », l’émanciper, l’éduquer tout au moins, ils ont vite compris que c’était peine perdue, ils ont laissé l’usine aux ouvriers, ils ont dégagé vite fait et sont allés gagner des tonnes de fric dans la pub, dans le marketing, dans la banque, dans l’import-export, enfin partout où on pouvait ramasser facilement… Mimile, lui, il est jamais vraiment sorti de l’entrisme… Même quand il a quitté le monde de l’usine (y avait-il fait d’ailleurs beaucoup de « convertis » ?), à la fin des années 70, il a continué à parler, parler, parler, à qui voulait bien l’entendre. Et il continue encore aujourd’hui, on change pas, faut croire… Je le vois de temps en temps, je lui paye un coup, ou deux, ou trois… Ça n’arrange pas vraiment sa logorrhée, mais je l’écoute. J’aime bien écouter Mimile. Son dada, son idée fixe, son amour impossible… L’argent, qu’il a oublié de gagner…

 

« Le temps passe lentement quand on est pauvre. Le pognon, lui, c’est un accélérateur de temps, ça vous le propulse par-devant vous comme un gros pancake catapulté par une fronde, vous oblige à courir après comme un dératé pour le rattraper, pour ne rien en rater, c’est que même les miettes comptent, pas question de les laisser s’échapper, ah que c’est bon l’argent, ah que c’est gouleyant l’argent, grâce à lui chaque instant compte mais vous n’avez pas le temps de les compter, chaque instant compte parce que chaque instant est d’or, chaque instant est fort, chaque instant est coffre-fort, chaque instant est confort, chaque instant est plaisir qui voudrait s’étirer à l’infini, chaque instant se fait monde de jouissance où se prélasser à l’envi, ah que c’est bon l’argent se dit celui qui a de l’argent, l’argent est Magie, l’argent est Miracle, l’argent est Révélation, Apocalypse au vrai sens du mot moi je dis, même si ce sagouin, cet argent omnivore, se goinfre du temps qui leur est donné tout comme il est donné aux pauvres, mais les pauvres, eux, trouvent le temps long, rien ne vient le leur goinfrer ce temps inutile, il reste, chez eux, en eux, intact et stérile, dégoûtant même, comme un pauvre type grisouille qui fait tapisserie dans une brillante soirée mondaine, enfin le type qui a rien à foutre là quoi, ils en ont toujours en rabe de leur temps, ils ne savent pas quoi en foutre de leur temps, ils s’en tamponnent royalement de leur temps, contrairement à l’argent qu’ils n’ont pas… L’argent les obsède car l’argent est Absence, et l’absence obsède, tu me suis ? Ah, si les riches pouvaient acheter de leur temps aux pauvres ! Leur acheter les heures désœuvrées et désespérées de leurs inutiles journées… Les ajouter à leur propre temps comme on ajoute des dividendes sur son compte en banque… En plus, tout le monde serait content : les pauvres de se faire du fric en vendant leur temps, et les riches de pouvoir l’acheter… Le monde est mal fait, mon bon ami…

 

C’est que l’argent, c’est pas seulement que ça occupe, c’est que ça donne des occupations. Pas pareil, oh mes bonnes âmes, oh mon bon monsieur, mais pas pareil du tout !… Plein d’occupations, à plus savoir qu’en foutre, à ras bord de la journée, les vingt-quatre heures ne suffisent plus, filent comme une bobine de fil qui se débobine, et s’il y a une chose que le fric ne peut pas acheter, c’est des heures en plus dans la même journée… On dit que le temps c’est de l’argent, foutaise ! Va dire ça à ceux qui n’ont pas un rond mais beaucoup de temps ! Le temps ne fabrique pas d’intérêts, il passe, et c’est tout… Le temps, c’est de la dépense, jamais du gain… Bénéfice zéro ! Note bien, la pauvreté aussi ça occupe, mais ça ne donne aucune occupation. Tu saisis le distinguo ? Le cancer aussi ça occupe, ça part de rien du tout, une petite bille insignifiante ici ou là, foie, estomac, couilles, qu’importe ?, mais ça s’étend sournoisement, l’air de rien, et ça finit par occuper tout le corps, et quand le corps est conquis définitivement, adios amigo ! La pauvreté aussi ça occupe, ça occupe le cerveau, le cœur, l’esprit, ça oui, mais des occupations, des vraies occupations, de ces trucs qui font plaisir, qui construisent quelque chose, qui donnent envie de vivre, sans l’angoisse du lendemain, et que seul l’argent autorise, nib ! Je vais te dire… La seule occupation du pauvre, c’est de penser au fric, et ce faisant, il ne fait rien d’autre… et le temps lui paraît très long.

 

Finalement, le plus grand avantage d’avoir de l’argent, c’est de ne plus penser à l’argent. Vrai quoi, merde. Qu’on y réfléchisse un peu. Le riche, c’est celui qui n’a pas la préoccupation de l’argent. Préoccupation épouvantable ! Pas besoin de « penser » à ce qu’on a déjà, on sait que c’est là, ça suffit à tout… Mais quand on n’a pas… C’est là que l’obsession se met en branle… et la vie entière peut y passer…

 

Tiens, toi qui te trimballes toujours avec ton petit appareil, au fond, le fric c’est un peu comme le point en photographie. Le point, faire le point… Alors faisons le point se dit tout net le florissant, le plantureux, le fastueux, éclaircissons l’affaire, pas que ça à faire mais tout de même, mettons-y de la rigueur, de l’exactitude, du scrupule, de l’allant sachant aller, le point, le point, oui c’est ça… la précision, la netteté, la propreté de l’image, le tranchant des lignes, le vif des couleurs, la clarté des formes, la fine et ferme résolution, la bonne et imparable définition, oh que le monde est clair, oh que le monde est net, oh que le monde est propre quand il est vu par la lorgnette du flouze… Mais le monde pauvre, lui, c’est le monde flou, l’objectif qui tourne à vide, la focale à fond de cale, et le monde-flouze c’est vraiment pas pour lui, frontière infranchissable entre le flou et le net, le pauvre et le riche, comme en photo je te dis, le point y est ou il n’y est pas, et la même chose ne peut pas être floue et nette en même temps, pas du même monde, pas de la même essence, pas de mélange, pas d’amalgame possible, l’eau et l’huile nature des choses, sans contredit possible, sans rémission, sans réconciliation, c’est comme ça… Ah le monde pauvre et ses limbes infinis, marinant dans les approximations du regard, quand on n’a pas vraiment envie de voir les choses telles qu’elles sont, pas assez belles, pas assez séduisantes, pas assez rutilantes, la déprime totale pour tout dire… Le flou, pas même artistique ! Salauds de pauvres ! Ah bien vrai ! Même pas foutus d’apparaître nettement, pas fiables, pas même regardables, pas francs du collier, incertains, évasifs, nébuleux, brouillardeux comme une ruelle mal famée une nuit d’hiver… Mais je m’égare, il est tard… Excuse-moi petit, je sais que je te saoule… Et moi-même, d’ailleurs…

 

Enfin en un mot comme en cent, salauds de pauvres, salauds de pauvres, c’est un fait… Mais qu’est-ce que j’aurais aimé être un enculé de riche !… »

 

Que dire à la suite de Mimile ?… Pas facile de passer après… Alors je me contenterai d’une petite image-hommage…

 

Le jour où j’ai pris cette photo, j’ai repensé à lui… C’est peut-être même lui qui me l’a inspirée… Sûrement, quand j’y songe… Je me suis retrouvé, un jour, assis dans cette bagnole, à côté de ce type que je ne connaissais pas… Un gros industriel américain, qui participait à une réunion-rallye de possesseurs de voitures de collection. Ticket d’entrée : avoir et venir avec un modèle de grande marque, datant des années 50. La sienne, une Ferrari 250 Testa Rossa de 1958 (celle-là même qui avait gagné les 24 Heures du Mans cette année-là), valait quinze millions de dollars. Et il possédait une vingtaine d’autres bagnoles du même tonneau… Choses apprises en cours de route vers un circuit automobile, par les réponses lapidaires du gars, pas trop loquace… Quand j’ai fait le point sur la carrosserie du tableau de bord et avec son rétroviseur central, avec ces belles lignes souples, harmonieuses, nettes, et ce rouge flamboyant, et la tête nickel du mec dans le miroir, j’ai surtout « vu » le flou tout autour, les autres bagnoles, quelconques, oubliables, dérisoires, vaporeuses, interchangeables, enfin les bagnoles de tout le monde, et la rue, à tout le monde elle aussi, et les maisons, et les enseignes, le monde entier finalement, flou, entièrement flou… Et j’ai « réentendu » la soûlographie de mots de Mimile… avec plein d’idées pas si bêtes… Ce sera bien – je me disais aussi – quand je ferai partie du monde net.

 


 

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