Gérard ou l’éternité

Gérard de Nerval, photographie d’Adrien Tournachon, dit Nadar Jeune (source Wikimedia Commons)

 

 

À Paulette L’Hermite-Leclercq, avec ma vieille affection, toujours aussi présente. TB.

 

 

« À une certaine heure, entendant sonner l’horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes des Bourguignons et des d’Armagnac, et je croyais voir s’élever autour de moi les fantômes des combattants de cette époque ».

Gérard de Nerval, Aurélia

 

« L’Histoire est la science du malheur des hommes »

Raymond Queneau, Une histoire modèle

 

 

Pauvre, pauvre, pauvre Gérard, réduit à aller se pendre (se pendre !) à une grille, dépenaillé, en pleine nuit glaciale au fin fond d’un maudit boyau obscur, « la rue la plus noire qu’il pût trouver » comme l’écrira plus tard un frère d’âme et peut-être d’armes spirituelles, de larmes aussi certainement, Charles Baudelaire (dans un texte, soit dit en passant, qui n’était pas même consacré spécialement à Gérard, mais à un homme, un esprit que Charles devait considérer, tout comme Gérard, comme frère du sien : Edgar Allan Poe. Cette communication des esprits – se reconnaissant entre eux – me ravit littéralement, et Baudelaire, tout comme Poe aimé-je à supposer, aurait pu reprendre à son compte, appliqué au domaine spirituel, l’extatique « Tout vit, tout agit, tout se correspond » modulé par le si doux, mais si intense Gérard dans son épiphanie terminale, Aurélia). Mais je m’égare avant même de commencer… La mort pitoyable de Nerval, plus seul et abandonné que le dernier des chiens galeux dans un monde de chiens trop carnassier pour son cœur trop tendre, Gérard lui-même, sa douceur enfantine inconcevable conservée pure tout au long de ses ignés quarante-six ans, huit mois et quatre jours d’existence (plus une nuit de délivrance !), pour ne rien dire du féérique et en même temps tout proche et fraternel chant émis quoi qu’il écrivît par sa plume nativement enchantée, méritent mieux que mes élucubrations, et sans doute mieux que moi-même. Un jour, peut-être…

 

J’ai placé en exergue cette phrase d’Aurélia, l’un des derniers textes de Gérard, bien plus qu’un « texte » d’ailleurs, la vie même de la littérature, de toute littérature, c’est-à-dire nécessairement un au-delà du Verbe, l’accès miraculeux au monde (aux mondes à vrai dire) par-delà les mots, la vibration poétique à l’état le plus pur, j’ai relevé cette phrase donc, qui danse dans ma tête comme les fantômes que Gérard voyait s’élever autour de lui, pour l’évocation non tant des Bourguignons et des Armagnacs, que de ces noms mêmes.

 

Ces deux noms accolés, toujours mis ensemble pour des raisons historiques, me sont entrés dans l’esprit pour n’en plus s’échapper, grâce à cette phrase volée au hasard de la réouverture à la volée d’un volume contenant le chant dernier de Gérard. Je me suis alors demandé, au bout d’un temps où j’observais en moi que ces noms ne voulaient pas partir, s’accrochaient, revenaient, m’obsédaient, chantaient et rechantaient, je me suis demandé pourquoi une telle persistance, rémanence, obstination, présence… Oui, ces noms, détachés de tout ce qui n’était pas eux, m’habitaient

 

Appariement parfait de noms. Certes, l’histoire à laquelle ils renvoient est bien malheureuse, des morts et encore des morts, luttes de pouvoir sempiternelles, quelque chose de pourri au royaume de France, Cent Ans de foutoir sanguinaire c’est bien peu ma bonne dame, Philippe le Hardi, Jean sans Peur, les Écorcheurs, et allez donc, grand concours ouvert à tous de surnoms engageants et fraternels, pas grave ceux qui trinquent par milliers massacrés parfaits anonymes parfaitement oubliés, « science du malheur des hommes », tu m’en diras tant mon Raymond, c’était il y a longtemps, dans une autre France, mais la souffrance humaine n’a pas d’âge, moi un jour, c’était il y a longtemps aussi – du moins à l’échelle de ma vie infime –, j’ai vu, de mes yeux vu, une grande historienne du moyen-âge, Paulette l’Hermite-Leclercq, mère d’un ami chez qui j’étais invité dans l’Oise (oui, l’Oise, l’Oise de Gérard, je jure que c’est vrai !), dans un ancien prieuré donnant en plein dans les plus purs paysages nervaliens, j’ai vu cette femme pleurer parce que dans le cours de ses recherches, elle était tombée, et m’en faisait part, sur un document en latin décrivant le martyr d’une petite fille battue à mort dans les années 1100, quelque part en France… Elle vivait l’histoire qu’elle étudiait, elle la vivait dans sa chair, dans son cœur, elle connaissait cette petite fille anonyme, elle avait établi un contact profond, viscéral avec cette petite fille, morte de violence humaine des siècles auparavant… J’ai compris grâce à elle, ce jour-là, à ce moment-là, ce qu’est, ce que doit être un historien authentique. Abolition des frontières du temps. Oui, dans la nuit pure du prieuré du hameau d’Hardencourt, face aux larmes de Paulette pour une fillette assassinée un millénaire avant elle, j’ai compris que l’historien digne de ce nom est le témoin vivant d’un passé vivant. D’un passé présent. Le cœur et l’esprit éternels.

 

Mais (futilité oblige… Futilité ? Pas si sûr…) les noms, ces noms, pris en eux-mêmes… Que l’on s’en avise : cette cadence délicieuse, pure musique simple et mystérieuse tout à la fois, trois syllabes sèches ou arrondies réunies en unité rythmique pour chaque nom en présence, trois syllabes grêles formant chacune de leur côté concrétion pour l’émergence de deux cailloux magiques, comme redoublées par leur face-à-face ou mieux, démultipliées les unes par les autres, d’où ne s’exhale pas du tout la même euphonie, mais qui se succédant, reliées par un simple, amical « et » (sorte de trait d’union pour mieux affirmer la symétrie des rythmes ternaires), inventent une formule idéale, un sésame ouvrant sur l’infini des sensations musicales de la langue.

 

Appariement parfait, jouant sur l’extraordinaire complémentarité sonore des noms. Bourguignons, aux colorations lourdes, lentes, denses, solennelles, presque mortuaires du rythme, n’était ce gui central, plus lumineux, plus aigu, mais bien isolé, comme un pic ténu voulant s’élever à travers les roches sombres et compactes qui l’environnent, mais ne parvenant pas à contrer l’impression d’ensemble, nocturne et terrestre, du paysage où il est enserré. Armagnacs, aux trois a alertes et altiers se succédant comme pour mieux s’élever et se renforcer à mesure qu’ils s’élèvent, évoquant la franche lumière d’un jour azuré, marche franche, irrésistible comme un envol ponctué in fine par ce ac qui claque comme un coup d’aile dans un ciel infini. Bourguignons, marche empesée et languide se traînant sur un terroir noir, Armagnacs, marche ailée et joyeuse ouverte sur l’espace limpide. Bourguignons, terne et ternaire cortège funéraire s’avançant sur une terre noyée de nuit, Armagnacs, triade printanière en train de gaîté dans une lumière invincible.

 

Bourguignons et Armagnacs se regardent, se font face, se mesurent du regard, se toisent, égaux et opposés, l’un avançant vers l’autre armé de ses trois notes contraires inlassablement recommencées, l’obscur et le clair indissociables, Bour-gui-gnons, Ar-ma-gnacs, Bour-gui-gnons, Ar-ma-gnacs, aussi puissants l’un que l’autre, mais l’un puissant grâce à l’autre, coprésence indispensable à leur musicalité fusionnelle, si l’un se croit plus fort que l’autre et veut exister seul, il se meurt… Cocon partagé de sons vaste comme le monde, réceptacle bipartite plein comme un œuf aux dimensions de l’univers, atavisme irénique mélodique du génie français ! Si le sort avait voulu que l’un s’incarnât en deux notes et l’autre en trois, l’histoire n’eût pas été la même… L’harmonie suprême n’aurait pas eu lieu. Mais la Poésie, jamais, ne réussit à unifier le monde. Bourguignons et Armagnacs, eux, dans une cruauté sans nom, se sont bel et bien entrezigouillés.

 

Bourguignons et Armagnacs, faits pour exister l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre, combinatoire miraculeuse du hasard et de la nécessité aux résonances infiniment prolongées dans la sphère musicale du cerveau, comme une synthèse du monde, l’unité retrouvée de l’âme, le yin et le yang dans l’infini cosmique comme dans celui du cœur…

 

Cette unité perdue que Gérard de Nerval n’a cessé de rechercher dans son « délire », comme on dit pour expédier son « cas »… « Tout vit, tout agit, tout se correspond » (je ne m’en lasse pas…), s’illumine-t-il dans son chant terminal… Bourguignons et Armagnacs, invincible puissance réconciliatrice des mots, fragments contraires et frères de l’univers en morceaux recomposé par leur concert. En eux enclos nuit et jour, terre et ciel, ombre et lumière, réalité et idéal, trois petits tours et puis s’en vont, et puis reviennent, et tournent, et tournent, et tournent… La giration en tout lieu visible et invisible jamais ne cessera – ou avec l’homme même (ce qui finira bien par arriver…).

 

Si cette obsession des sons émis de concert par les noms des Bourguignons et des Armagnacs s’est insinuée en moi au hasard (lequel, je m’en doute, ne peut pas en être un) d’une réouverture d’un volume de Nerval, « tombant » sur Aurélia qui plus est, c’est parce que – je le formule comme une hypothèse pour moi indémontrable mais à laquelle il me plaît de croire –, et bien que ces deux noms, pour Gérard comme pour quiconque, appartiennent à l’histoire de France et qu’à ce titre il n’en est pas l’inventeur en tant que poète ou visionnaire de la langue, c’est parce que, dis-je, ils me semblent concentrer en eux le miracle musical que l’on retrouve en une hallucinante permanence non seulement dans l’épanchement créateur surhumain d’Aurélia, mais dans les moindres (mais justement, il n’y en a pas de « moindres ») paroles émises, retranscrites sur le papier, par Gérard, tout au long de son œuvre. Ce n’est pas, bien entendu, qu’il n’y ait pas de différences de qualité, d’ « inspiration », de l’une de ses œuvres à l’autre, ou entre ses débuts et cette fin extatique, ou entre ses articles de journaliste « appointé » et ses textes les plus personnels (on pourrait même soutenir, paradoxalement, mais c’est une autre histoire, que Gérard est un exemple assez spectaculaire d’écrivain qui s’est considérablement amélioré, bonifié en cours de route, et qu’il est loin d’avoir eu « tout de suite » ou précocement le génie presque inattendu ou improbable qu’il déploie dans ses dernières années), c’est que cet homme était un authentique inspiré, il était un possédé ou, comme lui-même sut en reconnaître la « vertu » à d’autres, un illuminé, mais un illuminé éclaireur de la langue française coulant dans ses veines, et que touché par cette grâce, que seuls les rares vrais poètes ont reçue, sa musique instinctive, pure, intouchable, se retrouve dans tous, absolument tous ses écrits, même les plus « périphériques », même ceux de l’apprentissage laborieux, même les plus fastidieux (sentiment que lui-même dut ressentir à l’exécution de bien des travaux de commande pour la pitance…), même les plus utilitaires… Faites le test, prenez n’importe quel texte de Nerval, même un petit mot griffonné à l’intention d’un directeur de théâtre pour avoir des places pour la représentation du soir, même une critique théâtrale ou un article troussés vite fait, et lisez-le à voix haute : cela chante, cela module, cela s’échappe dans l’atmosphère comme un parfum qui cherche (et y parvient presque toujours) à embaumer le sens de l’ouïe, mais en vérité, si nous y étions plus sensibles, le monde mêmeBourguignons et Armagnacs, noms produits par l’histoire, noms ne lui appartenant pas (pas plus, d’ailleurs, que tous ceux de la langue française, qu’il utilise comme un bien commun, mais n’est-ce pas, Graal de tout écrivain, leur seule combinatoire qui importe et qui fait, invente, la poésie ?), d’un seul coup évoqués, invoqués par Gérard au gré de sa déambulation parisienne, n’étant autre qu’un voyage infini dans l’infini de soi-même, me sont ainsi apparus comme les emblèmes de son Verbe, et le lisant, m’ouvrant à toute page qu’il a donnée à ce monde qui ne sait qu’en faire ni quel profit en tirer, toujours, je crois voir s’élever autour de moi les fantômes de la poésie

 

Voilà comment mon esprit malade, esseulé, exclu de ce monde en ce temps-ci, criblé d’illusions sur lui-même, s’est emparé des Bourguignons et des Armagnacs surgis de la rêverie apocalyptique de Nerval, me représentant Aurélia, dans mon silence habité de mots, comme la vie de toute littérature

 

Dans la dernière lettre connue de Gérard, adressée à sa tante Labrunie, écrite au dernier jour de son existence qu’il s’apprêtait à délivrer, dans cette rue de ténèbres et de neige dite de la Vieille-Lanterne où comme l’écrira toujours l’âme-sœur, « il alla délier son âme », dans cette lettre se trouve, je le décrète, la plus belle phrase jamais écrite par un être humain dans ce monde de merde : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ».

 

 

Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval, estampe par Gustave Doré

Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval, estampe par Gustave Doré

 


 

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2 Comments

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    David Pascaud 20 novembre 2017 (20 h 00 min)

    Merci pour cet Impromptu. Superbe. Non seulement par la qualité de l’écriture mais aussi par l’émotion authentique qu’il transmet. Comme je te l’écrivais par ailleurs Thierry, tu révèles ici un « sombre optimisme » en faisant entendre les souffrances de celui que tu avais nommé le « doux Gérard » et d’une petite fille d’un passé plus lointain encore… Mais aussi la permanence du beau : l’âme musicale d’une langue et le sentiment fraternel par-delà les siècles. Oui, je vais relire Nerval. Peut-être même le lire car je n’en ai en réalité qu’une connaissance superficielle et scolaire. À la prochaine !

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      thierrybellaiche 21 novembre 2017 (1 h 19 min)

      Merci pour ces mots pleins de bienveillance cher David, mais ce qui me fait le plus plaisir dans ce que tu me dis, et la plus belle « récompense » si je puis dire, c’est que ce texte te donne envie de retourner vers Gérard de Nerval (que certains de ses contemporains qui le connaissaient bien, Nadar en particulier, appelaient en effet le « doux Gérard », parce qu’ils étaient émus de sa constante douceur, jamais altérée ou reniée, tout au long d’une vie de souffrance et même à la fin, de martyre).