Il était une fois…

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« On ne se souvient pas de ce qui est ancien, et ce qui arrivera par la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard »

Ecclésiaste, 1 – 11.

 

 

J’aimerais, dit-il, j’aimerais tellement raconter une histoire que personne n’a encore racontée, tu vois, un truc vraiment nouveau, de l’inconnu à l’état pur, de l’inédit en veux-tu en voilà, y’en a marre de ces vieilles lunes, de ces fables de grands-mères, de ces sempiternelles scies, de ces cantiques ânonnés de génération en génération comme des moutons qui bêlent toujours de la même manière, bêêêêêê, bêêêêêê, « Il était une fois une princesse… », princesse mon cul !, enfin merde, vieux, les temps ont changé, tu crois pas ?, que ça nous plaise ou non, faut avoir une sacrée couche de merde dans les calots pour pas s’en rendre compte, les « princesses » aujourd’hui elles sont sur des sites de cul pour monnayer le leur de cul, enfin tu vois ce que je veux dire, elles font le tapin dans le monde virtuel qui devient très vite bien réel, elles laissent leur 06 ou leur 07 en ligne et les gogos s’alignent, ça se bouscule au portillon, simple comme un coup de fil, y’a qu’à attendre le chaland à la maison, et crois-moi ça rapporte, c’est du bon cash à son pépère, net d’impôt, ni vu ni connu, plus besoin d’études, de diplômes encore moins, suffit de prendre la chose du bon côté et de se faire prendre de tous les côtés et c’est plii-é !, alors le « prince charmant » de nos jours, c’est juste un type qui paye, qui reste pas trop longtemps et surtout qui se prend pas pour un héros, surtout pas le genre de gars qui va vouloir arracher ces pauvresses à leur si terrrrrible condition, à leur « aliénation sociale », dans le genre Zola et consorts, ah les cons !, bououououhh si c’est pas malheureux, de quoi chialer à plein tube dans les chaumières, mais y’a plus de chaumières mon pauvre ami, y’a plus que des clapiers en banlieue et des masures oubliées dans la France « périphérique », ha ha ha !, tu parles d’une blague, pour rien d’autre au monde elles ne changeraient de condition, et surtout pas pour un pauvre connard sans une thune qui se voit en « prince charmant », qui se prendrait pour un sauveur, y’a rien à sauver, et tu sais pourquoi ? Tu sais pourquoi ?? – à ce moment, ma tête devait indiquer que je ne savais pas pourquoi… –, tu sais pas ? Ben je vais te dire pourquoi… Parce qu’elles sont foutrement contentes de se faire autant de fric pour si peu de chose, même pas un « travail », juste un savoir-faire naturel, et avec ça pas d’horaires, ou plutôt ceux qu’elles choisissent à leur convenance, et en plus elles restent à la maison, elles « reçoivent », avec tout le matos adéquat et une technique de base, pas sorcier, guêpière et talons aiguilles, un peu de tortillage du fessier à l’arrivée du gros nigaud et c’est dans la boîte, pas grand-chose quoi, oui monsieur, pareil que le télétravail, pas besoin de s’emmerder dans les transports ou de se coltiner des journées complètes, et encore moins d’avoir un patron sur le dos, les macs à l’ancienne avec le costard bicolore et le chapeau mou, c’est fini, terminarès, elles choisissent seules, elles choisissent de A à Z, pourquoi les plaindre ?, elles sont très déterminées et très heureuses, c’est presque trop beau pour être vrai quand elles y pensent, pendant que les autres, les « sages », les « sérieuses », les « convenables », se tapent des années d’études pour pas gagner le quart de ce que ramassent ces petites friponnes, les « dépravées », dépravées peut-être mais au moins elles connaissent pas la crise, oui le plan cul a remplacé le plan de carrière, elles se font un max de blé, elles dépensent comme des malades et elles soutiennent la consommation, c’est pas notre commisération qu’il faudrait leur donner, c’est plutôt une médaille de citoyennes émérites, les nouvelles héroïnes de la relance économique, alors faut arrêter de raconter des histoires qui existent plus, bref tu vois ce que je veux dire, le monde est devenu cynique, c’est ça qu’il faut raconter, tout le monde se fout de tout, personne ne comprend plus rien à rien, il faut raconter le nouveau monde, et qui dit nouveau monde dit nouvelles histoires, faut tordre le cou aux vieilles rengaines, avant de crever…

 

Il a eu un hoquet aigu et s’est écroulé d’un coup sur un vieux transat, oublié en bas des marches qui montaient vers la Promenade. Pourquoi il s’était mis à déblatérer comme ça, d’un seul coup, j’en sais vraiment rien… C’était peut-être un effet du grand air, les embruns comme on dit, ça fouette le sang, ça monte au cerveau, ça inspire parfois et ça peut faire dire aussi pas mal de conneries…

 

Je me suis assis sur le sable, pour réfléchir un peu, en attendant qu’il revienne un peu de ses vapes… Il avait pas entièrement tort dans sa colère, dans son excès, dans son délire presque, il en était devenu tout rouge, les postillons s’étaient mis à pleuvoir comme ce serait vraiment le cas dans un instant, avec la drache que le ciel noir annonçait, les parasols étaient déjà repliés, les gosses avaient abandonné leurs jouets sur le rivage, tout le monde avait quitté la plage, y’avait plus que nous, pas beaux à voir, avec nos tongs et nos bobs Ricard tout froissés, faut dire qu’il avait commencé l’apéro un peu tôt, neuf heures du mat pour le pastaga en service continu jusqu’à six heures du soir, il avait beau avoir la santé, ça vous surcharge un baudet même coutumier du fait… Mais je me disais quand même… Son histoire d’histoires nouvelles à raconter, c’était pas si con, mais est-ce que c’est bien possible ? Certes, je n’étais pas à mon meilleur non plus à ce moment-là, on se relâche trop en vacances, on se liquéfie, on s’affaisse, on se débilite, en fait y’a pas plus con que les vacances dans la vie de l’homme « civilisé »… Bref, je n’étais pas vraiment prêt ni même présentable pour un débat littéraire ad hoc, et quoi qu’il en soit, je ne risquais pas de l’avoir avec lui pour le moment… Mais toutefois, me revenait à l’esprit une phrase que j’avais retenue, dans une nouvelle de ce bon allumé de Jorge Luis Borges, une phrase que j’avais vraiment retenue, telle quelle, depuis des années, et qui m’avait souvent travaillé les méninges, c’était dans L’Évangile selon Marc, une histoire horrible mais fascinante de demeurés dans le fin fond de la pampa argentine, qui accueillent un citadin lettré pour l’été… Péremptoire, il faisait « penser » à son personnage principal, Baltasar Espinosa : « Il se dit aussi que les hommes, au cours des âges, ont toujours répété deux histoires : celle d’un navire perdu qui cherche à travers les flots méditerranéens une île bien-aimée, et celle d’un dieu qui se fait crucifier sur le Golgotha ». Sans trop m’en rendre compte, cette phrase avait dû me persuader qu’en effet, sous des dehors soi-disant différents, tout le monde raconte plus ou moins les mêmes histoires. Vengeance, sexe, passion, sacrifice, pouvoir, surpassement, démission… « Il était une fois », ça a l’air un peu gnangnan, mais mon bon camarade se leurrait peut-être un brin en prétendant que c’était dépassé en raison du « nouveau monde »… « Il était une fois », c’est de tous les temps, et certainement, jusqu’à la fin des temps… Et puis, sans la formule rituelle, n’avait-il pas, à sa façon, raconté une énième histoire du « plus vieux métier du monde » ? Moi, je n’ai jamais su raconter d’histoires, alors je ne donnerai pas de leçons. Et du reste, en scrutant l’horizon, au doux son du ronflement de mon bon philosophe estival, je ne voyais ni « navire perdu » (à peine deux zodiacs qui se battaient en duel), ni « dieu crucifié sur le Golgotha », seulement un petit abcès rocheux planté dans le sable, sans rien ni personne dessus. J’ai regardé mon vieux pote. Je me suis levé et j’ai mis un grand coup de latte dans son lit de fortune. Fallait songer à se rentrer.

 


 

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