Inde (Trois femmes sombres)

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Jaipur est une sorte de kaléidoscope géant (voir Trois femmes vives) où l’on a l’impression de se déplacer (lorsque cela est rendu possible – ce qui est loin d’être toujours le cas, ça dépend des coins de la ville et des heures de la journée – par une densité acceptable et « praticable » de la circulation humaine, qu’elle soit piétonne, motorisée, vélocipédique ou éléphantesque – car oui, on s’y déplace aussi à dos d’éléphant) dans une sorte d’accélérateur de particules lumineuses, projetées par les remous en tous sens des couleurs étincelantes que revêtent les femmes pour leurs pérégrinations quotidiennes. Orange, rose, bleu turquoise, vert, rouge, jaune, autant de couleurs comme surgies d’une palette monumentale, elles-mêmes déclinées en une infinité de nuances et de transitions des unes aux autres, comme si elles cherchaient à fabriquer à même la ville, dans ses grandes perspectives comme dans ses moindres interstices, une gigantesque fresque en mouvement… Illusion bien sûr, puisque d’une part cette « fabrication » n’est que l’expression fugitive et spontanée de la vie telle qu’elle s’improvise à tout instant, et que de l’autre, le renouvellement permanent de la fresque par le mouvement et l’impossibilité de la fixer une bonne fois pour toutes comme sur une toile « signent » en quelque sorte l’œuvre d’une vie destinée à se dissiper et non pas celle de l’art voué à rester…

 

Cependant, toutes ne portent pas de couleurs, du moins pas au sens « classique » ou scientifique de ce terme. Le noir est certes peut-être la plus belle des couleurs, mais est-ce bien une « couleur » ? (Question parfaitement vaine aux yeux du peintre, qui utilise le noir en tant que couleur si cela lui paraît devoir servir son dessein, depuis les hommes plongés dans les ténèbres souterraines de Lascaux jusqu’à Pierre Soulages dans son atelier propret et bien éclairé, en passant par les longues lignées arborescentes et phosphorescentes de coloristes de toutes les époques…). Comme l’affirme une intéressante explication destinée à faire comprendre cette notion aux enfants : « Un objet noir est un objet qui piège toute la lumière : il absorbe les couleurs et ne réémet aucune lumière. Sans lumière, il n’y a pas d’impact sur notre œil : cela ne correspond plus à la définition scientifique de la couleur ». L’image d’un piège pour la lumière, qui serait « le noir », est assez belle et assez parlante. Si on la prolonge un peu, on imagine que ce piège, recélant par définition ce qu’il a piégé, se trouve en quelque sorte enrichi de cette acquisition (la lumière), avec cette particularité qu’il ne fait rien de cette richesse, puisqu’il ne peut la restituer. Il gobe et il conserve. Harpagon de la physique. En d’autres termes, le noir est une couleur qui contient, qui « vole » ou qui voile toutes les autres mais qui, jalousement peut-être, les garde toutes…

 

Ce qui m’avait toutefois « arrêté » devant ces trois femmes voilées de noir, de « pied en cap », sur une place de Jaipur, ce n’est pas tant le contraste soudain qu’elles offraient avec la plupart des autres femmes, voilées elles aussi mais de toutes les couleurs (sauf le noir…) produites par l’imagination débridée et par l’art très sûr des fabricants d’étoffes. C’était plutôt la composition harmonieuse qu’elles formaient par leur réunion. La femme de gauche et celle de droite se font face, occupant des positions symétriques. Celle du centre penche légèrement la tête (évoquant d’ailleurs assez curieusement la représentation d’une Madone de Raphaël, dont le visage – cerné d’un voile… – discrètement incliné exprime une grande douceur mêlée d’une profonde gravité), le regard plongé dans on ne sait quelle sombre rêverie, inspirant en tout cas l’impression dolente d’une plainte silencieuse. Ses deux camarades n’arborent du reste pas un air spécialement plus enjoué. Elles sont idéalement placées « l’une en fonction des autres », comme si un peintre avait voulu disposer ses modèles avant de commencer son tableau. Drôle d’impression laissée par trois personnages en plein air, dans le fracas bariolé et bruyant de la ville, ayant plutôt l’air de constituer une cellule fermée, repliée sur elle-même mais non dénuée d’une belle force centripète qui les soude fortement en vertu d’un centre invisible mais puissamment ressenti. Qu’aurait voulu dire ce peintre par une telle composition ? Ces personnages semblent être ou vouloir se mettre en accord. On y ressent étrangement l’idée d’un trio tenant obscur conciliabule avec la meilleure des couvertures : celle de l’exposer à la pleine lumière et à la vue de tous. Quelle plus subtile cachette que l’exhibition ? Elles forment comme un cénacle improvisé, mais très cohérent, sphérique si l’on peut dire… Elles sont placées pour se parler

 

Or l’impression la plus étrange « à mes yeux » dans cette image redécouverte plus tard (car je ne m’en avisai pas au moment de prendre la photo) tiendrait plutôt au silence pesant qui s’en dégage (un silence comme une bulle aseptisée dans les rumeurs de la ville), et concernerait donc davantage le sens de l’ouïe que celui de la vue. En la regardant aujourd’hui, elle me donne l’impression que ces trois femmes, placées « entre elles » pour parler, pour manifester une certaine animation, pour se « renvoyer la balle », n’en font rien. Elles semblent figées, abimées dans une méditation (une souffrance ?) individuelle et muette, ensemble. Réunies non pour discuter, mais pour unir leur silence. Un silence éloquent, en l’occurrence… A moins que leur parole ne soit piégée dans le noir

 

Certes, il ne s’agit que d’un instantané, d’une fixation aléatoire de la vie par une photographie. Avant et après le déclic, ces femmes avaient probablement la même animation que quiconque. Mais quand on sait les souffrances endurées par les femmes dans ce pays, et l’écrasement sous lequel elles « tentent de vivre » dans une société qui a toujours cherché à les occulter, et à les réduire au silence, on peut voir et entendre dans cet instantané arbitraire une expression « sonnant juste » de leur fort sombre condition…

 

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Raphaël, Madone

 

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Raphaël, Madone (détail)

 


 

Lien : Est-ce que le blanc et le noir sont des couleurs ?, article intéressant dans cette page de Kidi’Science

 

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