Inde (Trois photons dans l’infini)

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Ranthambore était maintenant derrière moi (voir Trois hommes sombres et Trois fameux fagots). J’y avais vu des tigres exténués en liberté, des crocodiles somnolant dans des mares, des oiseaux échassiers cloués au sol, des hyènes fantomatiques et silencieuses, des chitals aux faux airs de Bambi bollywoodien, et des singes, beaucoup de singes… So what ? C’était beau. Ranthambore est l’un des plus beaux parcs naturels du nord-ouest de l’Inde. Vaste. Sauvage. Préservé. Des lacs et des falaises en pagaille. Des animaux en veux-tu en voilà. Et nous, pauvres humains, serrés dans une bagnole de safari à sillonner le tout. Nous ne sommes pas des animaux sauvages. Nous sommes bien pires. Du reste, les animaux, sauvages ou pas, n’ont pas grand-chose à se reprocher, à supposer que cette idée saugrenue leur traverse l’esprit. Ils se bouffent un peu entre eux, normal… Du moins, certains se font bouffer. Et d’autres bouffent ceux qui doivent se faire bouffer. Mais bon an mal an, c’est le cycle de la vie, pas de quoi s’effaroucher. Mais l’homme… Pire espèce jamais créée. Poison absolu de la vie sur terre. Merci Patron ! Dire que l’homme, selon Le Livre, a été créé au tout dernier moment… en tout dernier, après que le Patron ait créé en six jours toutes les merveilles du monde et de l’univers (lesquelles se seraient largement suffi à elles-mêmes, à mon humble point de vue…). C’est ce qui s’appelle finir une œuvre en queue de poisson… Le syndrome de la mauvaise idée finale, celle qui gâche tout, qui fout en l’air in extremis un bien beau travail ! Faut toujours savoir s’arrêter à temps ! Il aurait été mieux inspiré (et Lui-Même l’a sans doute « pensé » dans la suite de l’histoire…) de s’arrêter avant cette ultime et parfaitement inutile créature, auteur de tous les malheurs de ce monde, à commencer par les siens… « Le paradis, c’est l’absence de l’homme » (signé mon frère Cioran, dans un texte qu’il faut impérativement avoir lu avant de quitter avec un bienheureux soupir de soulagement – du moins pour ce qui me concerne – cette condition odieuse d’ « être humain » : Désir et horreur de la gloire). Au début des années 2000, des braconniers particulièrement bien organisés et déterminés ont bien failli décimer la population de tigres du Parc de Ranthambore. Des « gangs professionnels », c’est comme ça qu’on les appelle. Ils ont flingué une vingtaine de tigres, à peu près la moitié de ceux qui restaient alors, avant que les autorités ne prennent de vraies mesures de protection. Mais le parc voisin de Sariska a été moins « chanceux » : les braconniers avaient tué tous les tigres.

 

Je retournais à Jaipur par la route. J’avais encore les images de Ranthambore qui me défilaient dans la tête et me laissaient une impression étrange, mélange amer de beautés harassantes et de la dérision d’un paradis artificiel, voué comme tout le reste à la disparition… comme un rêve opiacé. Un truc dans le genre de De Niro à la fin de Il était une fois en Amérique : imbibé der son absorption et des émanations de la fumerie d’opium, il ne sait plus trop lui-même s’il se souvient de sa vie ou s’il la rêve, ni même s’il existe un passé ou seulement un présent vide, cafardeusement reconduit jusqu’à la mort…

 

J’étais morne, foutrement spleenétique. Le paysage n’était plus qu’une sorte de steppe rase, maronnasse et déprimante, sous un soleil brutal comme un petit chef. Je croise ces trois personnes, visiblement une mère avec deux enfants. La mère porte l’un d’eux dans ses bras. Ils marchent sur le bord de la route. Le cadre imposant les englobe comme des éléments lointains, négligeables. La femme apporte une minuscule touche d’un joli bleu soutenu dans l’immensité désertique et funèbre, mais cette dérisoire tache de couleur vive résonne comme un salutaire « fuck off ! » adressé à la terne et écrasante étendue, à la solitude impitoyable de l’ensemble. Le décor « grandiose » semble toutefois se moquer d’eux par ses proportions titanesques, comme un grand gaillard harcelant un pauvre gringalet dans la cour de récré. Trop facile. Moi j’étais touché par cette présence soudaine, fragile, dérisoire et résistante. De la vraie et belle lumière humaine dans la fausse et plate lumière théâtrale d’un soleil « de plomb » (et lourd comme lui). Des photons dans l’infini. Je me suis alors souvenu que le Patron, s’il a pu Lui arriver de regretter d’avoir créé l’homme, avait tout de même jugé bon de le créer. Donc pas par hasard, sans doute… Il devait avoir Ses raisons… J’essaie de me convaincre tous les jours qu’elles ne sont pas mauvaises

 


 

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