Isoloir

Photo © Thierry Bellaiche

– Qui ?… Qui ??… Qui bordel ??? – Ah ça mon bon monsieur, on le saura bien assez tôt ! – Moi je dis qu’on ne devrait donner le droit de vote qu’à ceux qui votent comme moi ! Enfin, des gens qui ont pas qu’un pois chiche dans la tête comme seul capital matière grise ! – Ah mais pardon, je m’inscris en faux ! – Inscrivez-vous où vous voulez et foutez-nous la paix ! – Oui, en faux et en faux ! Vous voulez quoi, une dictature ? – Moi je veux aller faire mon marché… – Ceux qui votent comme vous… Non mais c’est un monde ! – Et alors ? Tout le monde est comme ça et personne le dit. Moi je le dis ! – Non, tout le monde n’est pas comme ça… La démocratie, c’est la pluralité ! – Aaah, je crois qu’on en tient un beau ! – Un beau quoi ? – Vous faites quoi ce soir ? On organise un dîner avec des amis et il nous manque une pièce maîtresse… – Je vois… Alors tous ceux qui ne votent pas comme vous sont tous des cons, c’est ça ?… – Oui. Mais pas seulement. – Et quoi d’autre s’il vous plaît ? – Y’a les cons inoffensifs et les cons dangereux, voyez ? – Et ? – Eh bien les cons inoffensifs, c’est à peu près tout le monde, et en temps normal… Vous et moi, si vous préférez. Dans la vie de tous les jours. Les cons dangereux, c’est à peu près tout le monde aussi. Vous et moi, si vous préférez. Mais aujourd’hui seulement. Jour particulier. Jour exceptionnel. Aujourd’hui, on a tous un port d’arme, et l’arme qui va avec. Grande braderie ! Ça va tirer dans tous les sens, mais en silence ! Dans l’isoloir ! – Et alors, qu’est-ce qui vous fait peur là-dedans ? – Vous voyez les deux petites blondes là, en tête de queue, enfin, si je puis dire… Bref, les deux mignonettes de dos, qui se chuchotent des trucs… devant l’isoloir ? – Oui, et alors ? C’est elles qui vous font peur ? – Notez que j’ai rien contre les blondes… Je trouve même qu’on se défoule un peu trop facilement sur elles. Imaginez qu’on raconte les mêmes histoires sur… sur d’autres… enfin, vous voyez ce que je veux dire… Y’en a des plus susceptibles, là pas touche ! Et pourtant, y’en a qui mériteraient…– Bon, et ces blondes-là, qu’est-ce qu’elles vous ont fait ? – Oh à moi, rien… Mais j’ai j’étais juste derrière elles sur le chemin du bureau de vote… Et ça discutait sec ! À boire et à manger ! La pluralité, comme vous aimez !… – Et qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? – Oh, c’était un peu confus… Ça parlait costumes, hologrammes, salaire sans travailler, salauds de riches, salauds de pauvres, banque Rothschild, différence d’âge, conquête de l’espace, berger et ses brebis, anciens francs, nouveaux francs, frontières ouvertes, frontières fermées, burkini, bikini, perturbateurs de je ne sais quoi, couleurs de cravates, mosquées, sourcils, qui suis-je, où cours-je, dans quel état j’erre, n’en jetez plus !… Le tout bien mélangé et sans ordre de préférence ! – Eh bien, c’est beau ! C’est magnifique même ! C’est ça la démocratie ! – Ouais… c’est beau, c’est très beau… Sauf qu’à la fin, comme elles savaient toujours pas, elles ont décidé de tirer au sort… et en pouffant avec ça, fières de leur méthode ! Le tir à l’aveugle ! Les snipers sont de sortie aujourd’hui ! Gare aux balles perdues ! Tous aux abris ! Oui mon bon monsieur, après ce beau débat, elles savaient toujours pas pour qui, qui, qui bordel ! – Et vous, vous savez depuis longtemps ? – Oh moi… je verrai bien dans l’isoloir…