La (fausse) mort des idoles

L’Adoration du Veau d’or (1633-1634), Nicolas Poussin, National Gallery

 

 

Devinez donc qui cause ?… Ah, nom d’un petit père Noël en plastic taïwanais, deux Grands Morts en vingt-quatre heures, ça ne pouvait pas lui échapper ! Des tombereaux de voix partout, insinuantes comme l’eau quand elle se fait agent d’invasion incompressible, dévastatrice, inexpugnable, impossible d’y échapper, la mort assurée dans la baignade forcée, mon Dieu que de voix !, virtuelles sur les réseaux à zozos et bien réelles aussi, le grondement universel des éplorés et le garde-à-vous obligatoire des troupes incalculables de l’extase, festival national de la logorrhée, qui dira mieux ?, grand rassemblement civique des trouffions de la dévotion, tous les canaux engorgés, son et image à tous les étages, tous les dégorgements ouverts ça mange pas de pain, toute la furie apologétique des commentaires endeuillés mais si joyeux aussi, c’est qu’on est pas ingrat et pas idiot non plus, « parce qu’ils n’auraient pas aimé qu’on soit tristes », tant de voix en même temps qui ont dû grésiller aux délicates oreilles en chou-fleur de nos frères inconnus jusqu’aux confins des galaxies, tant de voix de concert déconcertantes par leur unité même, mais la sienne… Ah, la sienne… seule, unique, tranchante, inaudible, magnifique… Discordante à souhait ! Le sujet des sujets pour lui faut dire, la mort des idoles qui furent vivantes et qui le resteront contre vents et marées du monde changeant, comptez sur nous ! Ah oui, pour lui, pendant que la France pleurait et babillait en chœur, c’était l’aubaine, c’était l’inspiration comme à la source des grands fleuves, là où c’est le plus pur, là où tout commence comme par miracle… Moi je dis que le Chiquito de Villeneuve-Saint-Georges, c’est ma gare de Perpignan !

 

« Ça a commencé calmement, et puis, rien ne reste jamais vraiment calme, bien vrai… C’est la trajectoire de l’existence en quelque sorte, l’agitation, la complication, la passion, l’excroissance infinie de toutes les plus rances mayonnaises, celles de la foule, tout ça finit toujours par l’emporter, par prendre le dessus, par tout ravager en fait, et ils sont contents ces cons, ils croient tout ce qu’on leur dit, et ils en redemandent, on leur dit que c’est ça la vie et ils sont ravis, ils ont les yeux qui brillent comme un chiard dans son premier grand magasin de jouets, là où tout brille jusqu’à l’aveuglement général, tu vois vieux – leur dit une voix amicalement complaisante –, la vie sans passion c’est un tombeau avant l’heure, tu crois que t’es en vie mais en fait t’es mort, et quand tu seras vraiment mort ben ça fera pas une grosse différence avec la longue période mortuaire « de ton vivant », alors choisis ton camp vieux, la passion ou l’ennui létal, la vibration ou la momification, ah ça c’est parler, ça c’est envoyé, ils veulent tous être « libres » (et qu’on vienne surtout pas les faire chier !) mais en vérité ce qu’ils veulent, ce qu’ils adorent, c’est le bourrage de crâne, surtout en groupe, en troupeau, en masse, parce qu’ils – tous autant qu’ils sont ! – détestent par-dessus tout être seuls, pas possible de se supporter soi-même, pas possible de supporter le silence, encore moins possible de supporter la liberté, cette canaille si contraignante, si exigeante, et finalement si carcérale, alors ils gobent tout, ils prennent tout, le total du tout-venant, comme une vieille pute mécanique qui ne compte plus les kilomètres de bites qu’elle voit s’enfoncer dans sa chair indolore à la longue, alors comme un seul homme ils sucent la même croyance générale, parce qu’on leur a dit que ça doit vibrer, que ça doit déménager, ouais, vivent les idoles pour l’éternité ! Tu sais quoi, je veux même pas parler des deux « qui-nous-ont-quitté-qu’on-s’y-attendait-paaaas », bououououh, j’avais rien contre eux, j’aimais bien notre sous-Elvis à vrai dire, un type sympa sans doute, mais ses chansons à la crin-crin me cassaient les oreilles, quant à papy en chef du quai Conti, il était écrivain comme moi je suis Marylin Monroe, mais il passait bien à la télé et passait bien tout court, comme tous les escrocs séduisants par nature, mais en vrai, je m’en foutais tout simplement, non, c’est le monde qui me fait chier… Le monde et ses idoles et ses idolâtres… »

 

José est malade, c’est sa femme Gina – malade elle aussi mais plus vaillante que sa feignasse de bonhomme ! – qui nous apporte notre énième pinte…

 

« Les idoles meurent… Ben oui les idoles meurent que veux-tu que je te dise, tout comme les idolâtres d’ailleurs, les adorateurs si tu préfères, ceux qui ne peuvent pas vivre « sans », tous dans le même paquet, gros paquet de merde si tu veux mon avis hautement non-autorisé, le veau d’or avec ses zélateurs, les gourous de tout poil avec leurs sectateurs à poil, les stars de l’art avec leurs têtes de lard-moyantes, les bons gros dictateurs avec leurs petits panégyristes panurgiques, enfin tout ça c’est un gigantesque torche-cul, j’ai autrement nommé la Vie de l’Homme, tac, tu vois, je peux être pompeux moi aussi, ha ha ha ha ! »

 

Ça fait un bon moment que j’ai arrêté de boire, je peux pas suivre… Mais ses paroles coulent en moi comme un meilleur élixir que la soupe de houblon tiède de cette pourtant fort accueillante auberge prolétarienne…

 

« Et les hommes (pas bien nombreux, faut croire) qui eux ne sont ni des idoles ni des idolâtres et qui veulent simplement vivre libres, en s’éloignant le plus possible non seulement de la connerie ambiante qui submerge tout mais aussi de leur propre connerie qui leur donne déjà pas mal de fil à retordre (mais déjà héroïques de savoir qu’elle est bien là en eux et qu’il faudra bien lui faire la peau avant de crever), oui les hommes de l’ombre lumineuse qui cherchent simplement quelque chose, quelque chose de vrai et de bien à eux, en dehors de toutes les injonctions collectives et des sommations de l’admiration obligatoire, oui ces hommes-là sont les vrais damnés de la terre, qui se mettent au ban de la société, du monde lui-même, seulement pour essayer de frayer leur propre voie, parce que toutes celles que l’écrasant reste du monde voudrait leur imposer, ne leur conviennent pas… »

 

Comme toujours, je n’ai pas tout compris, mais c’est justement ça qui est bien… La poésie n’est pas toujours explicable, bien vrai… Saint-John Perse est imbitable mais tellement beau à lire. Mais je m’égare. C’est ainsi, donc, qu’au milieu des pronostics effrénés et enfumés du Pari Mutuel Urbain, un modeste samedi soir de fièvre banlieusarde, deux Français parfaitement oubliables participèrent à leur façon au concert géant et national, dit de la Mort et de la Vie Eternelle des Idoles

 


 

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