La lance de Longinus

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

Tout l’art ne tient pas aux seuls détails, mais les détails suggestifs, expressifs, « éloquents », à l’intérieur d’une solide conception d’ensemble, signalent souvent la présence d’un art véritable et complet.

 

La conception d’ensemble, pour ce Christ assez « conceptuel » justement (c’était dans une somptueuse demeure elle-même parsemée de voisinages étonnants entre des œuvres classiques et des œuvres contemporaines), tient sans doute à plusieurs éléments assez frappants. Le premier me semble tenir à une absence qui curieusement, ne nous manque absolument pas, tant notre imaginaire, tout imprégné de sa présence, suffit à y suppléer : c’est la croix. Ici, Jésus est « adossé », ou accroché comme un tableau, à un simple mur blanc, mais nous savons qu’il est crucifié. Nous « voyons » les mains clouées sur les deux extrémités de la branche horizontale d’une croix. L’absence de la croix ne constitue donc en aucun cas un problème de compréhension de ce que l’artiste a voulu « dire » ou représenter. Nous savons. Du reste, Jésus, dans cette « version », n’a pas même de mains, mais de simples moignons qui, pas davantage que l’absence de la croix, n’empêchent notre imaginaire de faire son travail de reconstitution.

 

Puis il y a la matière, la texture, les couleurs, choisies pour la sculpture, assez surprenantes au regard d’un sujet que ce même imaginaire, sédimenté par des siècles de sculpture chrétienne, nous montre en général à travers des matériaux nobles, clairs, polis, « éthérés », si l’on veut admettre que l’art le plus dur, le plus inflexible, le plus « matériel » qui soit puisse aboutir à un résultat aussi paradoxal. Mais lorsque l’on voit par exemple la Pietà de Michelangelo, il est difficile de ne pas – mais avec ravissement – constater ce paradoxe d’une lourde matière spiritualisée, et de ne pas frémir, en dépit de la solennité du sujet, à la vision hypnotique de l’incroyable grâce aérienne qui se dégage de cet imposant bloc de marbre, tout en fins drapés déliés et en magnétique précision anatomique, véritable torsion du matériau le plus réfractaire dans le réalisme le plus rigoureux, pour s’élever finalement vers les plus pures aspirations célestes. Ici, au contraire, Jésus est vu dans le prisme d’une sombre vision, modelé ou plutôt « chiffonné » dans un matériau qui apparaît trivial, grossier, pouvant presque passer pour une pièce métallique de récup, le corps comme grêlé par la rouille, oxydé pour cause d’abandon ou de négligence… Pourtant – et c’est un autre paradoxe presque plus étonnant que le premier –, l’on ne sent rien de déplacé ou de blasphématoire dans ce « traitement » du corps martyrisé de Jésus. Au contraire, c’est peut-être la souffrance extrême, indicible, irreprésentable, que l’artiste a voulu matérialiser dans le choix d’un matériau qui se prêtait à la possibilité, et à l’idée même, de décomposition, de flétrissure, d’irréversible altération. Le corps n’est pas anobli par la matière ni même par la forme, il n’a pas le « poli » et l’alanguissement spiritualisé du Christ de Michelangelo, mais sans doute exprime-t-il une idée plus directe, plus brute, et en un sens, plus vraie, du martyre enduré.

 

Enfin – mais c’est là une notation à ne pas prendre trop au sérieux, placée ici à vrai dire au titre de la rêverie passagère et légèrement déformante où me replonge cette photographie – le corps de Jésus est placé en haut d’un mur jouxtant un escalier qui relie le rez-de-chaussée de la maison à son premier étage (on s’en rend compte à la vue légèrement plongeante de la photo, le mur du palier intermédiaire étant couvert d’un tableau de grande dimension). De là à décréter que les riches propriétaires, lorsqu’ils quittent leur fastueux salon pour monter dans leur chambre à coucher, se prêtent sans le savoir à un simulacre philistin, pantouflard et bourgeois de montée au Golgotha, il n’y a qu’un pas que je ne me permettrai pas de franchir, ou en l’espèce, quelques marches que je ne gravirai pas, préférant imaginer fort arbitrairement que cette présence christique sur le chemin quotidien et ascendant de leur chambre conjugale, ils l’ont voulue pour se contraindre (ce qui du reste ne serait pas complètement stupide) à garder à l’esprit la hauteur et l’exigence de leurs devoirs…

 

Nous avons donc là une belle conception d’ensemble, touchant à la forme, à la matière, à la couleur, et même à la situation de l’œuvre dans son environnement. Mais il y a aussi un détail. Le détail. Jean, dans son Évangile, en 19, 33-35, nous apprend (contrairement aux trois autres Évangiles, dits synoptiques, parce qu’ils présentent de fortes similitudes, et une certaine homogénéité dans le récit qu’ils font de la vie et de l’enseignement de Jésus), que des soldats romains, « s’étant approchés de Jésus, et le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes ; mais un des soldats lui perça le côté avec une lance, et aussitôt il sortit du sang et de l’eau ». Le soldat en question n’est pas nommé par Jean, mais une tradition chrétienne l’a baptisé Longinus. De toute évidence, l’auteur de ce Christ (dont, pas plus que Jean celui du soldat romain, je ne connais le nom), s’est référé à l’Évangile très particulier de Jean, surnommé parfois le « disciple bien-aimé de Jésus ». Car la petite tache rouge qu’il a posée au flanc du corps martyrisé n’a pu être lui être inspirée que par le récit unique de Jean, dont ce fait qu’il rapporte de la Passion est sans équivalent chez Marc, Luc et Mathieu. Et aussi discrète, aussi infime qu’il l’ait voulue, cette tache, simple « détail », achève de donner à ce corps une puissance d’évocation, une expressivité, une « réalité » que sa conception générale induisait déjà mais que cette blessure transfigure complètement. Infime, mais sublime, signant l’achèvement du travail de conception. « Les détails font la perfection, et la perfection n’est pas un détail » disait Léonard de Vinci (qui savait un peu de quoi il parlait), précepte qu’avait peut-être médité l’auteur de cette œuvre ou qu’il portait naturellement en lui, et que devraient considérer tous les somnambules de l’art qui passent leur vie et leur « œuvre » à rejoindre leur chambre à coucher sans beaucoup d’égards pour le grand Tout comme pour ses innombrables détails.

 


 

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