La peur

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »

Blaise Pascal, Pensées 

 

 

Oui, oui, mon bon Blaise… Il y a bien des raisons d’être effrayé dans cette vie, et celle-ci, celle que tu avances en grande pompe, en est une parmi d’autres, c’est vrai, c’est bien vrai…

 

Quand j’étais gosse et que je commençais à vouloir me former une « idée de l’univers » (vaste programme, sans aucune prétention scientifique, je te rassure…), moi aussi j’ai eu cette frayeur… À vrai dire, pas tant celle du silence que celle des espaces infinis (le silence à la maison ne m’aurait pas effrayé, il m’aurait même comblé – un rêve merveilleux, hélas resté dans les limbes)… J’apprenais le « système solaire » à l’école, la petite enfilade de planètes autour de nous, Mars, Vénus, Uranus et toute la clique, mais après, plus loin, au-delà, y’avait quoi ? D’autres planètes certes, des étoiles en veux-tu en voilà, des comètes en goguette, des astéroïdes erratiques, des galaxies par paquets de dix, puis du vide intersidéral, de l’espace, de l’espace, et encore de l’espace… Et quoi après l’espace ? C’est là que ça coinçait dans ma petite caboche aux questions… Et c’est là que je commençais à être effrayé, vrai, croix de bois-croix de fer, je t’assure… Effrayé, parce qu’il me semblait être confronté à quelque chose d’inimaginable, d’irreprésentable, d’inconcevable… À ne pas pouvoir en trouver le sommeil, certains soirs… J’essayais de trouver, d’imaginer, de concevoir une limite à l’univers, une fin, une vraie fin (comme la fin rassurante d’un conte), pour pouvoir calmer l’angoisse bizarrement issue de ce problème que du reste moi seul, sans intervention de personne, me posais. Mais rien n’y faisait… Je n’y arrivais pas, et j’étais bon pour l’insomnie questionneuse… Mon cerveau flottant, instable, fébrile, retournait toujours dans son voyage « au-delà de l’infini » justement pour pouvoir y mettre un terme (ne faut-il pas poser ses valises à un moment donné, et se poser, se fixer quelque part ?), mais n’y trouvait toujours que la poursuite d’une course éperdue à travers un espace auquel ma représentation mentale ne pouvait pas trouver de limite. Et lorsque, arbitrairement, j’en « posais » une (histoire de dire : maintenant basta ! On ne va pas plus loin ! Terminus, tout le monde descend !), il y avait toujours « quelque chose » – la même chose – après cette (soi-disant) limite, et alors la fuite en avant recommençait, pour trouver la fin, une fin qui aurait dû – c’est du moins ce que j’espérais – ressembler à des repères que je pouvais comprendre (par exemple : les murs sont la « fin » ou la limite infranchissable d’une maison). Et ce « quelque chose » – en fait : la sensation angoissante de l’infini – n’était que l’éternel recommencement de ce que je « connaissais » déjà… Résultat de la course : une bonne boule au ventre, dans mon petit lit froid, pour rien, vraiment pour rien… J’aurais mieux fait de penser à ma nullité en mathématiques, et aux moyens d’y remédier (ce que je fis d’ailleurs plus tard), plutôt que de faire échouer mes songes dans cette contemplation morbide d’un univers sans fin…

 

Mais, pour être honnête, cette « lubie » m’a passé… J’ai appris à vivre (et à dormir) avec l’idée d’un univers en perpétuelle et impensable expansion… Et pour tout dire, à un certain moment, je n’y ai plus pensé du tout. Et ça ne m’a plus empêché de dormir. Peut-être n’étais-je pas fait – du moins sur le long terme – pour cette métaphysique. Quoique… Bref, toujours est-il que le temps avançant, j’ai appris que dans cette vie – mais je ne suis pas sûr d’y avoir gagné au change – l’on pouvait avoir peur de pas mal d’autres choses… sans avoir besoin de grimper jusqu’aux étoiles pour écouter leur « silence » ni de s’abîmer dans la contemplation vertigineuse de l’infini cosmique.

 

En fin de compte, quand j’y songe maintenant… Ne le prends pas en mauvaise part, mais ça me ferait plutôt rigoler. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie… Comme tu y vas ! Tu parles d’une pétoche ! Il y a pire, bien pire mon Blaisou, tu sais bien, toi qui n’es pas né de la dernière averse auvergnate ni même parisienne, fût-elle un microclimat sur Saint-Étienne-du-Mont… Suffit de se pencher à sa fenêtre, de se tenir au courant, de parcourir les tuyaux de l’information, de sonder un peu l’humanité, de regarder le monde tel qu’il va de travers, ou de se pencher en soi-même (ça c’est peut-être le pire !), et crois-moi, nul besoin de pousser jusqu’au fin fond du cosmos pour être effrayé… La vie de l’homme sur terre, l’homme lui-même pour tout dire, son vacarme, ses déviances, ses mauvais instincts, son incapacité à se civiliser en profondeur, son intelligence qui ne suffit jamais à l’empêcher d’être con, « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine » – comme disait l’un de tes confrères ultérieurs, une bonne tête lui aussi… –, j’en passe et de plus funestes, c’est pas les occasions qui manquent d’avoir la frousse…

 

Enfin, tout ça pour dire que la peur, comme diraient nos amis grands-bretons, c’est toujours un peu next door, ici et maintenant si tu préfères, et s’il n’y avait que les espaces infinis pour nous effrayer, tout serait pour le mieux – sans l’ironie voltairienne cette fois –, ici-bas, dans le meilleur des mondes possibles

 

Moi par exemple – pour sortir un peu de mon sempiternel pathos misanthropique, et tenter de te récréer d’une petite anecdote –, une petite araignée m’effraie bien plus que « le silence éternel de ces espaces infinis », va comprendre… Arachnophobie, ça s’appelle… Mets-moi n’importe laquelle de ces odieuses bestioles devant moi, même la plus petite, sur un mur, sur le sol, sur une vitre, sur un meuble, même chez elle, dans sa toile, ça me rend complètement hystérique, impossible de rester dans la même pièce qu’elle, je ne peux même pas m’en approcher pour essayer de la liquider (du reste, pourquoi le ferais-je ? Que m’a-t-elle fait ? À part être ce qu’elle est…), alors je ne peux que me casser en courant, seul comportement à ma disposition irraisonnée… Il y a quelques années, j’avais été invité par un pote dans sa maison de campagne – ou plutôt, celle de ses parents –, dans l’Yonne. Très belle baraque, séjour plaisant… Une nuit, après une soirée à déconner et à picoler avec mon vieux camarade, rentrant dans ma chambre, je vois sur un mur une araignée mahousse, bien grasse, bien noire, peinarde sur un mur… Putain mec, j’ai pas pu me retenir, je me suis instantanément transformé en un être complètement irréfléchi, méconnaissable, un aliéné en puissance, je me suis éjecté de la chambre en mode turbo-dans-le-cul, et j’ai hurlé dans toute la maisonnée, réveillant non seulement mon pote – qui venait de s’écrouler et de s’abîmer dans un profond sommeil – et sa femme, mais les vieux parents de mon pote, les enfants de mon pote, le chien de mon pote, les chiots du chien de mon pote, les vers de terre du grand jardin et sans doute tous les êtres vivants aux alentours, et peut-être même les morts du cimetière d’à côté, et tout le monde a dû croire qu’on avait essayé de m’assassiner, tellement je sortais mes tripes dans mes cris de taré… Il a fallu que mon pote – devenant à cet instant mon sauveur – vienne dans ma chambre, armé d’un balai, et s’occupe de régler son sort à la bête. Inutile de te dire que j’ai regagné mon lit avec les plus vives appréhensions. Et que je n’ai plus fermé l’œil après ce pathétique événement. Oui mon bon Blaise, une araignée sur un mur… Finalement, on a les « frayeurs » que l’on peut, et sans doute nous caractérisent-elles aussi bien que nos goûts, inclinations et autres passions…

 

Du reste, en y songeant un peu plus avant, je me demande si ce fameux « silence éternel, etc. », ne tendrait pas plutôt à me former une idée rassurante de ce que pourrait être, ou de ce que devrait être – un peu comme la projection d’une utopie –, ma propre condition. Tu piges ? Non ? Bon, je tente de m’expliquer (en toute humilité, cela va de soi, face à une tête comme la tienne…). Je ne serai pas long (n’est-ce pas toi qui concluais une longue lettre aux bons Pères Jésuites, dans tes « Provinciales », en disant : « Je n’ai fait cette lettre-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte » ? Ça m’a toujours bien fait marrer…). Je crois que c’est en prenant cette photo depuis le hublot d’un avion que ça m’est venu. Je voyais ces lignes somptueuses dessinées par le cosmos… Je voyais le jeu de la courbe terrestre avec le bon ciel stoïque et protecteur. Je voyais l’univers (un tout petit bout, mais bien suffisant !) dans toute sa resplendissante simplicité. C’était beau, tout simplement. Pur, innocent, silencieux. Idéal. Et j’ai repensé à ta fameuse phrase. Quelle « frayeur » là-dedans ? Ou plutôt, là-haut ? Je me sentais au contraire infiniment serein, apaisé, comme dans un rêve de bonheur parfaitement conscient. Je me voyais bien, moi, y rester toute ma vie, et même bien après, dans ce silence éternel des espaces infinis… Et dans le même temps, m’est venue l’idée « triste sire » que nous atterrissions bientôt. Dans le merdier. Et là, vraiment, j’ai ressenti de la peur…

 


 

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