La voix de la raison

Le Philosophe en méditation, Rembrandt Van Rijn, 1632, Musée du Louvre

 

 

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. »

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

 

 

– Démontre-donc que tu peux être raisonnable.

 

– Plaît-il ?

 

– Rai-son-nable !

 

« Mais qu’est-ce qu’il me veut ce con ? Je vais lui en fiche moi, de la raison »… Le meilleur moyen – c’est du moins ce qui me vint à l’esprit en premier – de ne pas obtenir de quelqu’un d’être – ou de devenir – raisonnable, c’est précisément de le lui demander. L’ « enfant rebelle », il me semblait avoir entendu ça ou peut-être l’avoir lu dans un texte traitant de psychanalyse transactionnelle, un truc sur les différents « états du Moi » comprenant l’ « enfant rebelle » donc, sorte d’avatar ou de fragment d’un Moi global qui serait dédié en nous-mêmes au refus obtus (sans « raison » particulière, d’où le problème) de faire ce qu’on nous demande, cette demande fût-elle des mieux fondées, formulée avec les meilleurs intentions du monde, avec la plus réelle bienveillance, « pour notre bien », mais venant se fracasser contre un refus net et irrévocable, à la manière des enfants – que nous fûmes tous et qui parfois restent accrochés en nous toute la vie comme des ténias dans l’intestin – qui refusent pour refuser, s’opposent pour s’opposer, histoire de tester les limites de l’autorité sous le joug de laquelle ils sont censés vivre et se « former »… pour leur bien. Suffit alors de lui demander, à ce petit morveux, même la chose la plus simple, même la plus facile ou celle qui, selon une logique universelle et transparente accessible y compris à sa faible et débile intelligence, lui ferait du bien, pour qu’il mette un point d’honneur (autrement qualifiable en l’espèce de prémices de la connerie humaine) à s’y refuser, emmuré dans une sorte de négation automatique dont on dit – sans doute pour la rendre « positive » – qu’elle porte les ferments nécessaires de l’ « affirmation de soi »… Grand bien lui fasse. Grand mal en réalité, dans bien des situations de la vie, celles de l’enfance « souffrant de l’autorité » n’étant certainement pas les plus dangereuses ni les plus lourdes de conséquences pour le principal intéressé… celui qu’on appelle parfois l’enfant-roi. Car on lui pardonne facilement à ce petit con (je laisse de côté le cas des parents psychopathes qui martyrisent leurs enfants), on lui passe tout parce qu’il est réputé être irresponsable et « innocent » (la bonne blague !), et ce faisant, il ignore qu’il bouffe son pain blanc… Sans doute pense-t-il, dans la fleur arrogante de son âge d’impunité, que ce sera toujours comme ça… « Dès que tu auras mis le premier orteil hors de l’enfance, à peine auras-tu franchi la frontière de ce « royaume enchanté » pour entrer dans celui du désenchantement programmé de la vie adulte, on te loupera pas ! On te jugera, on te condamnera, et tu comprendras dans ta chair et dans le tréfonds de ton petit cœur que le pardon n’existe pas dans ce monde – hors la promesse évangélique qui à tout prendre, n’est pas très éloignée d’un conte pour enfants… », voilà ce que je lui dirais, moi, à ce trouduc ! Bref, l’enfant rebelle, un sacré connard me dis-je, alors même que je sentais en moi son effet pervers, son vilain visage buté face à cette injonction qui m’était faite, d’autant que j’étais bel et bien devenu un homme et que ce fameux chiard intérieur persiste à s’exprimer à l’âge – censé être – de raison… Car il avait raison – sans doute un autre fragment de mon Moi global me le soufflait-il, l’état du Moi « adulte » – ce bon vieux sage qui s’adressait à moi et qui lui avait eu la chance inestimable de toujours vivre, justement, selon le principe de raison… Il me lançait un défi, non pour me contrarier bêtement ou gratuitement sans doute, mais parce qu’il devait avoir senti que la raison, si je l’épousais enfin, pourrait encore me sauver du saccage de toute mon existence, opéré par cet invétéré criminel d’enfant rebelle… J’entendais bien, malgré mon agacement-réflexe, qu’il me fallait devenir raisonnable. Enfin. Pour résumer, me dis-je, j’avais mené jusqu’à présent (ou je m’étais laissé mener par) une vie de merde. Une vie fondée sur le seul principe de plaisir (donc subséquemment le refus obstiné de tout ce qui n’en procède pas – la « raison » en tête de liste), sans discrimination du « bien » et du « mal », non au seul et classique sens moral, mais aussi à celui, pourtant a priori plus simple à observer, de ce qui nous fait du bien et ce qui nous fait du mal, ainsi que le recommande Epicure (dans sa lettre à Ménécée) qui contrairement à une idée largement répandue, prônait non le principe de plaisir comme un absolu ou comme du « tout, tout le temps », mais comme un principe de sélection rigoureuse à l’intérieur de ce qui est censé nous « faire plaisir ». Autrement dit, il faut savoir choisir et limiter son « bon plaisir »… à l’aide de la raison. J’avais trop refusé, et trop bêtement, d’écouter cette fameuse voix de la raison, s’exprimant tout d’abord à l’intérieur de soi (avec, me concernant, un volume assez faiblard et pas mal de friture sur la ligne), mais aussi bien lorsqu’elle émanait de gens eux-mêmes raisonnables – et, je puis l’affirmer, parlant sincèrement pour mon bien – dont l’image qu’ils m’offraient ne m’avait toujours procuré qu’une impression de nausée, comme si mon bon plaisir allait en être compromis, image sirupeuse qui n’avait fait en fin de compte qu’aiguillonner davantage l’enfant rebelle à perpétrer ses méfaits…

Le vieux sage me regardait droit dans les yeux et ne cillait pas. J’avais pris son défi en pleine poire.

 

Ensuite, assez curieusement, je pensai à des phrases courtes et à des phrases longues. Puis très courtes – même plus des phrases d’ailleurs, plutôt des éruptions de mots ou alors des phrases « simples » voire plan-plan – et très longues, dans le genre long fleuve intranquille plein de rage torrentueuse, de méandres, de sinuosités, et dont on ne verrait jamais la fin du cours… Quel rapport cela pouvait-il entretenir avec cette histoire de raison, d’injonction qui m’était adressée, par un homme dont j’avais pu apprécier la réelle sagesse, de me ranger aux principes de la raison ? Je marinais dans la perplexité, après l’enchaînement bizarre (et totalement involontaire) de ces deux ordres de « pensée »…

 

Enfin, sorte d’improbable eurêka dans la circonspection où je me trouvais face à cette intimation qui m’avait amené à procéder à une inattendue introspection expresse, le lien se fit.

 

Etait-il bien « raisonnable », depuis le temps que j’écrivais, de faire des phrases aussi longues ? Etait-ce une manie ? Une nécessité ? Une pose ? Une influence ? Je m’étais souvent posé la question de l’éventuelle influence de l’esthétique littéraire proustienne (la fameuse, interminable, « phrase proustienne »), qui serait entrée en moi comme le ver dans le fruit dès ma prime jeunesse, étant donné l’espèce de bouleversement absolu que j’avais éprouvé dans mon adolescence en lisant, que dis-je, en recevant jusqu’au tréfonds de mon être, d’abord Du côté de chez Swann, puis le lent égrenage des volumes suivants de À la recherche du temps perdu. Mais, avec toute la lucidité dont j’essaie d’être capable (ce qui ne signifie certes pas que j’y parviens toujours), et quel que soit mon goût immodéré pour l’œuvre de Marcel Proust, je n’ai jamais cru à l’hypothèse d’une influence qui m’aurait amené, comme par mimétisme, et le désir d’écrire pointant son museau, à tenter ma chance… du côté de la phrase longue. Je crois tout simplement que j’ai toujours eu ce tempérament-là. Cette forme d’esprit. Cette maladie mentale, peut-être bien… Car l’écriture est aussi – avant même toute considération sur un quelconque « projet littéraire » ou sur la noble ambition intellectuelle de faire le mieux que nous pouvons – l’expression plus ou moins consciente d’un tempérament, d’une fibre native, de nos nerfs, de nos viscères, de notre caractère, de nos élans et de nos vices, de l’ombre et de la lumière de notre cœur. Il me souvient d’ailleurs, lorsque je tenais un journal vers l’âge de quinze ans (c’était avant de rencontrer Marcel que je ne connaissais d’ailleurs pas du tout), que je m’emberlificotais dans des phrases à rallonge, biscornues, tourmentées, contorsionnées, incapable que j’étais (déjà !) de dire les choses simplement, directement, factuellement, en ligne droite… Je retiens donc l’hypothèse que « j’étais comme ça », sorte de fléau de naissance, et que mon esprit dès le départ un peu tarabiscoté cherchait instinctivement à se reproduire, à se dupliquer, à s’exprimer à travers une syntaxe elle-même sinueuse ou alambiquée… Ce qui expliquerait du reste qu’en découvrant plus tard la phrase proustienne, je me sois d’emblée senti en pays de connaissance, et non par celle-ci sous future influence…

 

Quant aux phrases courtes, je n’ai rien a priori contre ces pauvres petites, mais, je ne sais trop pourquoi, peut-être une sorte de préjugé culturel, elles me renvoient plutôt à cette (trop) fameuse « écriture blanche » théorisée par Roland Barthes, sans doute brillamment pratiquée par certains écrivains (j’avoue mes lacunes sur ce point mais – pour ne prendre que cet exemple – mon inintérêt vaguement nauséeux pour la littérature de Marguerite Duras, considérée comme une sorte de papesse de l’écriture blanche, indique peut-être que je passe à côté de cette majestueuse quoique discrète grandeur !), mais qui me semble être aussi devenue un bon prétexte pour pas mal de tocards à « faire dans le simple » (sans doute parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement) tout en faisant procéder cette simplicité d’une « recherche » prétendument ardue, rigoureuse, ascétique, presque sacrificielle… « Pas facile de faire simple » entend-on souvent, « c’est la marque des grands » ai-je même entendu un jour, ce qui permet à bon nombre de fainéants et d’indigents de s’engouffrer dans cette providentielle brèche pour y distiller leur incurie, leur incapacité définitive à se colleter avec les vertigineuses mais passionnantes difficultés de la langue française, et de se dire écrivains, et écrivains travailleurs, écrivains chercheurs, écrivains voulant extraire la « substantifique moelle » du langage, simplement parce qu’ils n’ont jamais su dépasser le stade (anal ?) « sujet-verbe-complément »… Et je ne dis rien de l’apologie permanente désormais, parmi les lecteurs comme dans la critique littéraire (le cas de cette dernière étant beaucoup plus grave que celui des premiers), du style « fluide », « coulant », « délié », « facile à lire », comme s’il fallait comprendre en creux qu’un style un peu trop « compliqué », trop « recherché », requérant un effort particulier d’attention, de concentration, voire de « déchiffrage », était à bannir aujourd’hui de la littérature, comme chose non seulement inaccessible aux intelligences ou aux sensibilités contemporaines, mais suspecte par nature parce qu’elle appartiendrait en quelque sorte à « l’ancien monde », celui de l’histoire, du passé, bref à une civilisation millénaire que tout le monde, dans la « bonne humeur », semble se résigner à voir agoniser en silence, sous la tutelle récente, foudroyante et usurpatrice de sa Majesté Internet… La littérature « difficile » (ou prétendue telle, comme pour la disqualifier, par ceux qui ne la goûtent pas) ne serait plus « faite » ou concevable pour nous, elle n’aurait plus de destination dans aucun esprit, du fait de l’avènement de ce merveilleux « monde nouveau », où à la rigueur (bien que ce soit loin d’être le cas de tout le monde) on veut bien consentir à lire, à condition de ne pas trop « se prendre la tête »…

Le pauvre Marcel doit faire un sacré tournicotis dans les ténèbres extérieures du Père Lachaise. Et moi-même je ne me sens pas très bien…

 

Or donc, où cela nous mène-t-il ? Voici la chose, qui vaut ce qu’elle vaut (expression d’apparence tautologique qui ne l’est peut-être pas tant que ça dans son fond, plus subtil qu’il n’y paraît : une chose ne vaut que par celui qui la considère, c’est-à-dire – pour ne parler que des extrémités – beaucoup pour les uns, que dalle pour les autres).

 

Combien de fois ne m’a-t-on recommandé (pour mon « bien » cela va de soi) d’écrire d’une façon plus simple, plus directe, plus accessible, moins alambiquée, moins « complexe » (terme qui avait été utilisé un jour comme un reproche un peu méprisant par un oncle – que j’aime beaucoup au demeurant – à qui j’avais demandé s’il avait lu de mes Impromptus), j’aurais tellement plus de lecteurs, tellement plus de succès… C’était la voix de la raison. Tout comme s’en réclamait probablement ce commentaire fort éclairant (à défaut d’être éclairé) qu’un jour un éditeur – qui avait eu toutefois l’extraordinaire bienveillance de me prendre deux minutes au téléphone – m’a adressé, après avoir lu (entièrement ? M’étonnerait…) un manuscrit que je lui avais fait parvenir : « Vous savez écrire, vous avez du talent, mais il faudrait couper vos phrases en trois, voire en quatre, ça serait plus lisible… ». Je ne lui ai pas répondu qu’il eût été malséant de traiter mes phrases comme des cheveux, et que les couper en quatre ne m’aurait amené à suivre qu’une bien pitoyable « raison »… C’est con, je n’y ai pas pensé sur le moment ; et le monsieur était pressé… L’esprit de l’escalier (si possible en colimaçon, comme celui près duquel médite, dans un beau clair-obscur, le fameux philosophe de Rembrandt, auquel du reste me faisait penser mon bon « vieux sage » !), enfin cet esprit de l’escalier, quelle qu’en soit la forme, me perdra ! (mais blague à part, cet escalier dans le tableau de Rembrandt ne peut-il pas aussi être compris aussi comme une sorte de vertige ascensionnel de la pensée, le symbole d’une mystérieuse ascension en spirale sans fin visible vers l’Inconnu de toute réelle méditation… fût-elle parfois légèrement en retard – parce qu’elle exigerait maturation – par rapport à l’esprit du présent ? Vive l’esprit de l’escalier !).

 

J’avais sa bonne bobine toujours en face de moi. Il me regardait avec douceur et attendait ma réponse (laquelle en effet se faisait attendre, y compris par moi-même). Je savais bien qu’en me lançant le défi – certes affectueusement, au fond – d’être enfin « raisonnable », il ne pensait pas particulièrement à ma façon « déraisonnable » d’écrire, dans un monde mutant qui, de l’avis quasi général, n’est plus disposé à se donner la peine de suivre et encore moins de reconnaître les éventuels mérites de cette supposée « déraison ». Non, il pensait à ma vie morale, à mes choix personnels et intimes, à mon comportement… Mais moi je pensais à ça : serait-ce la voix de la raison, me dis-je, de changer, d’ « adapter » une façon d’écrire qui m’a toujours été naturelle (et ce n’est en aucun cas un commentaire sur sa valeur, mais un simple constat de sa morphologie), et donc de faire plus « simple », au motif que le monde comme il a muté si rapidement, le monde comme il va désormais, enfin le monde présent (lecteurs et critique littéraire confondus), après des siècles de littérature, ne pourrait plus lire des phrases de plus de trois mots ? Ne pourrait plus consentir l’ « effort » (ainsi que le temps déconnecté et légèrement ascétique qui lui est nécessaire) d’entrer dans des textes – je ne dis pas nécessairement meilleurs que d’autres – un peu « complexes » – comme dirait tonton…

Je ne savais pas au bout de tout ça où était cette fameuse voix de la raison, mais quelque chose me disait que je ne devais pas changer. Ne pas devenir « raisonnable » si cette supposée raison devait me conduire à trahir ma nature et mon sentiment de vocation. Point.

 

Allez, ferme donc ta grande gueule, vieux sage !

 


 

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No Comments

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    Leafar Izen 21 septembre 2018 (17 h 43 min)

    La véritable sagesse n’a rien de raisonnable. C’est au contraire le degré ultime de la folie, mais une folie si bien domestiquée que Le Sage peut effectivement donner à son entourage l’image d’un être raisonnable…
    Le fou a un tapis volant, mais le sage a le privilège de savoir le piloter, comme on chevauche un dragon…

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      thierrybellaiche 21 septembre 2018 (18 h 42 min)

      Merci Leafar, très belle réflexion que je partage entièrement…