Las Vegas (Bouclage de boucle)

Photos © Thierry Bellaiche

 

 Episodes précédents : Las Vegas (monde réel), Las Vegas (Roue de l’infortune), Las Vegas (Panoramas amers), Las Vegas (Hot Babes), Las Vegas (Haie d’honneur), Las Vegas (Fin du jour), Las Vegas (Errance), Las Vegas (Vue de dos), Las Vegas (Voix contraires), Las Vegas (Vie de chien), Las Vegas (La chance), Las Vegas (Les clochers de Martinville) 

 

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La parole de l’Eternel fut adressée à Jonas, fils d’Amitthaï : « Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle, car sa méchanceté est montée jusqu’à moi ».

La Bible, Livre de Jonas, 1 – 1

 

 

C’était pas tout ça, fallait maintenant penser à plier les gaules. Bien gentille la « Ninive du Nevada », mais il était temps d’aller voir ailleurs si j’y étais. Je n’étais pas Jonas, à mon grand regret. Même pas une vague réplique balancée dans ce monde « de nos jours » pour aller obtenir la rédemption d’une quelconque Nouvelle Ninive… Si j’avais été missionné pour amener à résipiscence tous les vilains pécheurs de Vegas, il m’aurait fallu commencer par moi-même, et sans doute n’y étais-je pas suffisamment disposé. Trop de boulot… et pas vraiment le « truc » pour ça. Quand on aime trop ses propres péchés, difficile de se rédimer…

 

J’aime beaucoup Jonas, parce qu’il m’a toujours semblé qu’il fut un prophète à échelle humaine, avec un côté imparfait, enfantin, limite pieds-nickelés, un air de « Monsieur-tout-le-monde » ou de « vous et moi » que n’ont pas les autres prophètes, tous plus ou moins « surhumains », tous évoluant à un niveau si prodigieux, soumission comprise, que j’avais un peu de mal à « m’identifier » à eux, à me faire une idée juste de leur puissance spirituelle, sans commune mesure avec celle du « commun des mortels » auquel j’avais la guigne d’appartenir, beuglant dans les étables de la vie ordinaire parmi les millions de mes congénères.

 

Jonas, lui, à peine vient-il de recevoir l’ordre de l’Eternel (ce qui n’est pas rien) de se rendre à Ninive, dans le nord de la Mésopotamie, pour faire s’amender sa population profondément corrompue, à peine vient-il de recevoir l’injonction du Très-Haut qu’il se défile et file dans l’autre sens, en mode « Courage fuyons ! », en direction de Tarsis, ville assez mal localisée, « dans une contrée lointaine », mais à coup sûr dans une région complètement opposée au chemin de cette maudite Ninive où il ne comptait pas foutre les pieds, refusant de s’acquitter de l’ordre divin, et désirant, tel un braqueur mis en panique dans la salle des coffres par la venue imminente des flics, se placer « loin de la présence de l’Eternel ». Naïf Jonas, et si touchant pour cela même ! Comme si l’on pouvait se planquer « loin de la présence de l’Eternel », en fuyant physiquement ! Comme s’il avait pensé qu’en prenant ce foutu rafiot à Jaffa, avec de parfaits inconnus un peu patibulaires, pour traverser des mers elles-mêmes totalement inconnues, il se mettrait à l’abri de « l’œil » et de la voix de son Maître… Résultat de cette course folle et stupide : sitôt embarqué dans le rafiot et celui-ci amorçant à peine sa navigation, une tempête de tous les diables s’abat sur l’embarcation et son équipage de bras cassés, tandis que le bon Jonas, pas plus inquiet que ça, est déjà descendu dans la cale et roupillait profondément… Voilà pourquoi je l’aime, inénarrable Jonas ! Sorte de « Dude » biblique, de Jeffrey Lebowski du Tanakh, embringué dans un scénario surréaliste qui le dépasse complètement et auquel il ne comprend pas grand-chose, si ce n’est qu’il lui faut toujours continuer devant lui coûte que coûte, improviser des solutions (ou prétendues telles), quitte à ronfler au milieu des tonnerres, sinon c’est le naufrage assuré. Naufrage auquel d’ailleurs il n’échappe pas, mais qui lui réserve tout de même d’heureuses surprises, tant il est vrai que notre destinée possède un pouvoir de création que nous n’aurons jamais consciemment, même en prenant toutes les substances possibles et imaginables… Je tiens qu’il est l’un des seuls, si ce n’est le seul personnage comique de toute la Bible, ce qui n’est pas peu dire concernant ce Livre des livres, le plus prodigieux qui fut jamais écrit, doté de toutes les qualités imaginables, mais pas à l’excès de celle de nous faire marrer…

 

Bref, se faire avaler par un « gros poisson », y rester trois jours et trois nuits parmi les entrailles de la bête, après avoir été balancé à sa propre demande par-dessus un rafiot rempli d’apaches plus ou moins bien intentionnés dans l’océan en pleine tempête, faut avoir la vocation, et je n’étais pas sûr de l’avoir… pas celle-ci en tout cas. Mais Jonas, le prophète rebelle, peut-être le plus libre et le plus attachant de toute la saga biblique, fut aimé du Très-Haut à un point incalculable, et l’on ne peut pas dire que ce n’est pas là un destin fort enviable… Après le coup fameux des clochers de Martinville sous leur avatar improbable du Mandalay Bay et consorts, aperçus depuis la périphérie flottante et désertique de la ville, je savais que je n’avais plus grand-chose à attendre de ces lieux, moi qui du reste n’en avais jamais attendu monts et merveilles, à part me trouver plongé « dans le mythe », lequel m’avait pompé assez de dollars comme ça… Il valait encore mieux regarder le mythe dans les films américains, ce que j’avais d’ailleurs fait bien avant de venir ici, et que j’aurais dû continuer à faire bien sagement, au lieu de venir vérifier par moi-même l’existence d’une créature parfaitement imaginaire. Ce faisant, j’avais été aussi malin qu’un type se rendant aux abords du Loch Ness dans le fin fond des Highlands pour attendre qu’en émerge le fameux « monstre », et le voir « par lui-même »… Patience mon ami, il sortira peut-être sa tête fantastique ! Ou alors rentre chez toi et lis un bon livre, il en émergera bien plus certainement un monstre intéressant…

 

Dans ma chambre du Wynn, sise parmi les hauteurs lumineuses, avant de décarrer définitivement de cette taule et de rentrer dans ma Gaule lointaine, je m’approche de la baie vitrée, une dernière fois. La Trump Tower, celle-là même que j’avais aperçue au petit matin (il y a quelques jours ? ou combien de siècles ?), vautré sur un trottoir, après avoir engouffré toute la nuit un bon paquet de dollars dans la roulette insatiable du Caesars Palace, et après m’être fini au Jack Daniel’s dans le bar de l’hôtel avec les miettes de billets verts qui me restaient, se dresse maintenant dans une étrange version plaquée or que je n’avais pas remarquée la première fois. J’avais cru voir une tour grisâtre, morne, poussiéreuse, je vois maintenant un fier monolithe scintillant, gonflé de lui-même, seule forme verticale et massive, d’une arrogance à gerber, dans la platitude éternelle du désert. Une horreur. J’ai eu envie de me balancer par la fenêtre. Je crois que j’ai pensé à Jonas enfermé dans le ventre du « gros poisson ». Jamais lumière n’y fut plus douce et plus intense à la fois. Le lieu même de la rédemption. Emportant cette image, j’ai pris mes valoches et je me suis tiré vers d’autres horizons.

 


 

 

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