Le meilleur des mondes

Photo © Thierry Bellaiche

 

« Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin »

Voltaire, Candide, dernière phrase de l’œuvre.

 

 

Chacun pour sa gueule, ah oui, oui-da, pour sûr, et comment !, la main vérolée de ma voisine de palier dans la culotte bombée d’un zouave oisif, oui, cela est fort bien dit aussi, Pangloss a fait bien des émules dans ce monde, tête de mule pontifiante en public et adepte sournoisement secret des amours dites ancillaires aux si fâcheuses conséquences pour le pauvre Candide, c’est bien lui qui a gagné et pas ce couillon de Candide, trop sage, trop subtil, trop raisonnable à défaut d’être raisonneur, le meilleur des mondes c’est bien connu maintenant, c’est celui de Pangloss, il nous l’a dûment transmis, enseigné, martelé, il a écrasé le concours académique des philosophes cons à travers l’histoire, le meilleur des mondes pour les beaux parleurs et même et surtout pour les piètres, pour les contrefaits, pour les grossiers, et même pour les abrutis totaux, du moment qu’ils peuvent dégoiser à l’envi, à n’en plus finir, à s’en boursoufler la langue, à la cuire dans leur bouche comme une tranche de foie bien rondelette dans un four d’ignorance, idéalement taillé, le meilleur des mondes, pour les dépensiers en bave bavardeuse, regardez-les, que dis-je, écoutez-les, que dis-je, ne les écoutons surtout pas et cultivons notre jardin, fût-il absent de nos clapiers relégués dans les zones de l’oubli et du mépris, cultivons notre jardin dans le recueillement, envers et contre tout et surtout contre tous, dans la molle et douce et inutile méditation, dans la paresse crasse de la pensée, dans le vide lumineux des nuits, dans les chemins de traverse des heures martiales, dans des gestes lents et affectueux qui peuvent être ceux du laboureur comme du fossoyeur, et dans le silence nom de Dieu !, le bon et si fructueux silence, et même le silence éternel des espaces infinis, dût-il nous « effrayer » selon le bon Blaise, vaudra toujours mieux que l’odieuse et stridente logorrhée ordinaire du bipède moyen, à vous crever les tympans et à vous donner un nauséeux tournis et à vous souiller le cœur devenu la décharge pestilentielle de tous les mots du monde… mais non ! mais non, pas possible ! le monde de Pangloss est une armée de sangsues, un « réseau social » qui a pour nom et pour réalité l’humanité entière, pas moyen d’y échapper, tout le monde parle, tout le monde parle beaucoup trop, tous ou peu s’en faut, faut qu’ils parlent, faut qu’ils la ramènent avec leurs démonstrations, leurs anathèmes, leurs convictions, leurs plaintes et leurs colères, faut qu’ils jacassent, tiens à l’approche des élections par exemple, ah les beaux débats !, ah qu’il est beau le débit du bobard, ah qu’elle est faste cette période de grande libération de la parole qui accessoirement injurie, salit, dévoie le noble nom de campagne en le reprenant au compte mesquinement tenu de ses fadaises boutiquières… Et le silence dans tout ça, merde ! Le silence qui dit tout, et grâce auquel on peut tout dire ! Que ça de vrai !

 

Et moi donc alors, on me dira ? Et moi, qu’est-ce que je fais ? Et moi donc, ne péroré-je pas aussi à l’infini ? Ne suis-je pas partie prenante de cette masse que je vilipende comme si j’en étais exclu par arbitraire privilège, auquel du reste moi seul serait enclin à croire ? Faudrait donc que je m’occupe et me préoccupe – ayant médité sagement (il serait temps !) la parabole rapportée par Matthieu, 7, 3-5 – de la poutre que j’ai dans l’œil au lieu d’éructer contre la petite paille dans celui de mes bons congénères ? Bien essayé, mais faut pas tout confondre… Alors moi je dis que j’écris, et que par là, je n’emmerde personne, vu qu’on n’est pas obligé de me lire, qu’on n’est pas obligé de me subir jusqu’au bout, on peut m’interrompre à loisir, je n’en prendrai pas ombrage, on peut faire taire ma logorrhée, qui n’est en l’espèce – différence d’une très grande portée – qu’une bien inoffensive graphorrhée, on peut fastoche me clouer le bec en allant faire autre chose, parler tiens par exemple, à des gens qui, eux, contrairement au lecteur qui peut « lâcher » un texte à tout moment, sans lui demander son avis ou sans risque de le froisser, n’oseront pas interrompre le tout-venant des fanfaronnades verbales de leurs amis, de leur patron, de leur conjoint, de leur voisine de palier (encore elle !), dussent-ils en souffrir jusqu’au martyre… Car « écouter », ou plutôt avaler la diarrhée verbale (notez la poésie de l’image !) de quiconque, par seul « respect social » ou par obligatoire courtoisie, oui, c’est une satanée souffrance, de celles qui nous sont infligées bien trop souvent, en bien des circonstances de la vie courante, et je dirai même de plus en plus ou de mal en pis à mesure que se creusent et s’aggravent nos maladies sociales, notre impuissance à « changer les choses », et une souffrance qu’il n’est pas si facile d’interrompre… Car couper la parole, et à plus forte raison, ramener au silence, quiconque se trouvant vraiment disposé, coûte que coûte, à vous accabler de sa logorrhée, rien de plus épineux… Candide, lui, recommandait d’agir. Agir, humblement parfois, et même dans une apparence d’insignifiance. Cultiver son jardin, moi je dis que c’est déjà pas mal… Mais c’est Pangloss qui a gagné. Parler pour ne rien faire. On en crèvera. Pis tiens, on est peut-être déjà morts, après tout.

 

Cette femme, elle, toute en élan gracieux vers la terre, en prend soin, seule, maternelle, tendue, attentive, silencieuse, dans une sorte de colloque secret d’une profonde et réelle intimité. Mais ce que j’aime surtout, ce qui me ravit littéralement, ce qui m’emporte auprès d’elle, c’est que cette femme sourit à son petit bout de terre comme elle le ferait (ou ne le ferait pas…) avec une amie, un amant, un enfant, une mère affaiblie… Peut-être même en écoute-t-elle les confidences, les murmures qu’elle seule peut comprendre…

 

Au fond, au-dessus d’elle, barrant l’horizon, la « civilisation » étale ses fastes redondants en longueur, comme un discours qui n’en finirait pas. Cette femme, elle, a tout compris, ou fait de son mieux pour comprendre, elle ne parle pas, pas de gloss, Pangloss au fond du trou, de la joie, de l’action, du recueillement, fleurs et fruits bientôt, et du silence, du silence, du silence !

 


 

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