Le règlement

Le Désespéré, Gustave Courbet, 1843-1845, Collection particulière

 

« C’est une erreur que de confondre abattement et pensée. À ce titre, le premier venu qui ferait de la dépression deviendrait automatiquement penseur.

Le comble est qu’il le devient, en effet. »

E. M. Cioran, Le Mauvais Démiurge (« Pensées étranglées »).

 

« Le Devenir : une agonie sans dénouement. »

E. M. Cioran, Syllogisme de l’amertume (« Temps et anémie »).

 

 

J’étais parti (que faisais-je là d’ailleurs ?) sur une longue route toute droite, toute droite que c’en était pas croyable, on aurait dit un dessin tracé au cordeau dans la réalité du monde, et si longue, si longue, son bout du bout semblait s’enfoncer dans l’infini là-bas tout droit devant moi, devenant un point minuscule au-delà même de toute capacité de vision, où allait-elle cette route, c’est ce que je me demandais tout en marchant, le découragement au cœur déjà depuis un moment, depuis que j’avais compris que je n’en verrais jamais le bout, que je marchais sans destination connue, sans but compréhensible, sans durée prévisible, le temps lui-même semblait s’étirer à l’infini comme cette route, alors l’angoisse m’est venue, le découragement s’est mué en angoisse comme un serpent sortant de son ancienne peau, tout neuf et plein d’une juvénile seconde vie, l’angoisse est-ce que c’est bien pire que le découragement je me demandais, le découragement c’était pas terrible, pas folichon dans le principe mais ça avait encore quelque chose de tranquille, d’un peu terne, d’un peu atone, un mauvais sentiment qui vous fout la paix en quelque sorte, et puis on peut toujours se dire que c’est provisoire, que ce n’est qu’un sale moment à passer, une brume poisseuse qui va se dissiper pour laisser place au grand soleil de l’espérance, que le courage va revenir au galop comme on dit du naturel qu’on avait chassé, et puis non, et puis c’est l’angoisse qui lui succède comme le fils criminel sans scrupule bien dégueulasse d’un père qui n’était qu’un gentil braqueur à l’ancienne avec code d’honneur, placidité et pas homicide du tout, c’est l’huile du diable sur le feux doux du purgatoire, l’angoisse vous saisit à la gorge et ne vous lâche plus, pas la peine de la supplier ou de lui demander grâce ça l’excite de plus belle, ça attise sa flamme dévastatrice, ça creuse son appétit de destruction, alors je marchais l’angoisse au cœur désormais sur cette route bien plus longue qu’un jour sans pain, longue comme une vie sans vocation, pire, étirée devant moi à l’infini comme ce qui reste d’une vie quand son originelle vocation s’est diluée en cours de route dans le néant de l’ennui, je voulais mourir mais la mort, cette grande mais sourcilleuse libératrice, ne voulait pas de moi, je la voyais d’un seul coup comme une comparse perverse de l’angoisse, s’amusant à la voir produire son œuvre de torture sur moi, et se délectant dans les mondes invisibles à l’idée qu’il en serait ainsi jusqu’au bout inatteignable de la route.

 

Rien de plus déprimant qu’une ligne droite, je me disais. Est-ce ainsi que la vie doit filer ? Tout droit ? Droit dans le mur ce serait bien, enfin, mieux que rien, toujours mieux que ça ! Mais quel mur ? Même pas de mur où aller se fracasser, rien que du vide devant soi (et même sur les côtés si je dois le préciser), mais un vide plat, un vide sûr, un vide convenu, un vide aseptisé, un vide mesquin, un vide horizontal, pas même un bon vieux gouffre où s’abîmer, où se libérer de la stagnation sur terre, de l’adhésion au sol, de la marche forcée, de la fatigue insondable, insondable comme pourrait l’être, comme je rêvais que le serait le gouffre libérateur qui ne se creusait pas sur la route, où je pourrais me jeter, et au fond insondable duquel je pourrais me délivrer. Je continuais à marcher, quoi faire d’autre ? Revenir en arrière ? Impossible. Le règlement l’interdisait. Et quoi qu’il en fût, l’interdit était impossible à transgresser, physiquement impossible. Il fallait aller droit devant soi, pas le choix. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Le règlement ne le disait pas. Règlement de merde. Qui avait bien pu l’établir ? Le décréter ? L’imposer ? D’ailleurs, j’y pensais tout d’un coup, pourquoi interdire une chose, enfin une pratique qui était en elle-même impossible à exécuter, physiquement impossible ? C’était comme si une loi interdisait aux hommes de voler comme des oiseaux, sans l’aide d’aucun artifice, d’aucune machine d’aucune sorte, le corps nu comme un ver, alors qu’ils ne le peuvent pas. Règlement de merde. Seul un esprit tordu avait pu imaginer un truc pareil. Je me faisais cette réflexion, et d’autres aussi (tellement d’autres ! Mon cerveau en était exténué), pour essayer de déjouer l’angoisse atroce qui me serrait le cœur, mais ça ne marchait pas vraiment. Je tentais cette diversion, penser, occuper mon esprit, me donner des devoirs cérébraux, analyser des problèmes, n’importe lesquels, pour moins souffrir du sentiment d’angoisse à l’état brut qui lui, contrairement à la débile et frivole et cosmétique « pensée », envahit et empoisonne les entrailles, le fin fond de la moelle des os, jusqu’aux dernières et plus repliées fibres du cœur, je tentais cette diversion mais ça ne marchait pas, moi seul marchais, contraint et forcé, sur cette infinie ligne droite qui me donnait l’image du temps, du temps sans fin prévisible lorsqu’il est poissé par l’ennui de vivre. Enfin, l’idée de l’esprit tordu qui avait éructé ce foutu règlement ne suffisait pas, loin s’en fallait, je ne dis pas même à supprimer, mais à atténuer ne fût-ce qu’un peu l’angoisse qui m’étreignait et qui avait si cruellement succédé au simple et initial découragement.

 

Comment amadouer la mort ? Comment la convaincre de m’aider ? Comment la persuader de venir me prendre par la main pour m’emmener… où, d’ailleurs ? Peu m’importait. Même s’il y avait un « au-delà », ça pouvait pas être pire que cet ici-bas. Enfin, j’en savais rien. Mais j’aimais à le penser, je ne pouvais d’ailleurs pas faire autrement tant m’était devenu insupportable cet ici, et moi-même – c’est du moins ainsi que je me voyais – devenu aussi bas. Je me fiais toutefois (sans doute y avais-je intérêt ne fût-ce que pour l’espoir de soulagement apporté par cette image ou cette « promesse ») au fameux « repos éternel » de l’expression convenue pour qualifier la mort et de toute évidence pour en adoucir l’idée. Oui, le repos, éternel ou pas d’ailleurs, ça m’allait. Mais « éternel », sûr que ça réglait mon problème définitivement. L’angoisse est monstrueuse, inflexible, pleine d’une vie puissante et mauvaise, elle est ce qu’on appelle d’une autre expression convenue un cœur de pierre quoique tout son être soit très sanguin, éruptif, vigoureux, rien à négocier avec elle, impossible de l’apitoyer tant justement elle déborde d’énergie aveugle et d’assurance, mais la mort ? La mort n’est pas méchante, elle n’est pas perverse, elle n’est pas même « mauvaise » en soi, c’est une échéance, un « rendez-vous », une fonction, une fonction froide et neutre qui doit s’appliquer à un moment donné, sans plus. La mort n’a pas d’intention de nuire. En tant que telle, lorsqu’elle advient, elle n’est pas querelleuse ou sadique, malintentionnée ou propagatrice de maladie, elle clôt justement tout le merdier antécédent, tout ce qui la précède précisément, tout ce qui peut s’infiltrer de pourriture dans la vie et que l’on peut réunir, que l’on pourrait décliner (à l’infini hélas, comme cette foutue route droite) sous le terme générique de souffrance. L’angoisse, elle, expression majeure et souveraine de la souffrance, est un être vivant, rampant, prodigieusement volontaire, doté d’une vitalité effrayante, pénétrant comme le ver dans la pomme et capable d’aller bouffer jusqu’à ses pépins, mu par une détermination aveugle à progresser dans son œuvre de vrille jusqu’au fond des cœurs maudits qui ne savent pas lui résister. Alors la mort à côté de ça, je rigole… De la gnognotte ! Allez ma grande faucheuse, sois pas bégueule, cesse d’être complice de ça en te contentant de me regarder trinquer, et en la regardant faire, sans broncher, dans ton petit monde invisible, en attendant mon heure – vrai qu’immortelle comme tu es, tu es au-dessus de ça, l’heure… Ne me fais plus marcher ! Fais pas ta mauvaise fille, viens me chercher ! Ta complicité, car oui, la neutralité devient parfois complicité avec le pire, ta complicité avec l’angoisse, j’ose l’affirmer, n’est pas digne de toi et du bien que tu peux faire ! Et si facilement… Tu n’as qu’à venir me prendre dans tes bras, c’est tout… Refroidissement immédiat ! Ça clouera le bec à cette chienne galeuse – et mon cercueil par la même occasion.

 

Je marchais toujours, en regardant au loin (le « Désespéré » de Gustave Courbet, me disais-je pour passer le temps, ne marche pas, mais regarde devant lui, les yeux quasi exorbités, et l’on comprend instinctivement en le fixant nous-mêmes, qu’il regarde quelque chose comme l’avenir, comme ses congénères, comme l’Apocalypse ou comme l’existence même, et qu’il n’en retire pas la plus achevée des joies ou des bonnes raisons de vivre ; c’est tout à fait ainsi que je me voyais regardant moi-même le point d’horizon insondable de cette foutue route ; ainsi aussi que j’imaginais ma gueule lorsque je pensais à cet épouvantable règlement). Maintenir mon regard dans la perspective de l’horizon n’était rien moins que facile et augmentait ma fatigue. Mais baisser la tête, tout comme arrêter de marcher, était interdit par le règlement. Il fallait maintenir sa tête droite, ne pas même la laisser pendouiller quelques instants comme pour s’assoupir ou détendre un peu ses cervicales, et il ne fallait pas compter ses pas. Le fameux « marche ou crève » n’était pas prévu par le règlement. Cette saloperie de règlement n’autorisait pas de crever. Marche seulement. Pas le droit de crever. Pas de « ou ». Saloperie. Contrairement à la route, mes pensées, divagations et autres songeries dessinaient courbes et voltes qui me fatiguaient presque autant que cette inflexible ligne droite qui me servait de destin. Ces bonnes vieilles manies mentales qui se mouvaient en vrille incessantes, traçaient d’interminables méandres intérieurs, serpentaient en s’entrecroisant sans rime ni raison, diversion ou non, ne faisaient qu’ajouter de la fatigue nerveuse, un truc dans le genre d’une harassante tachypsychie, à une fatigue physique qui du reste tenait plus de l’épuisement moral que musculaire et pour tout dire, du dégoût de vivre, si « vivre » devait jusqu’à la fin se réduire à cette marche forcée de la plus complète absurdité. A quoi sert de poser des questions qui de toute évidence, ou même après une longue méditation, n’ont pas de réponse ? Même cette dernière question n’a pas de réponse je me disais, et toutes les autres qui me tournaient dans la tête pas davantage, oui, c’est ça, c’est ça qui me fatiguait plus que tout, plus que cet horizon sans raison, plus que ce temps sans terme, plus que cette marche contrainte absolument insensée qui avait été décrétée par je ne sais qui, je ne sais quand, de toute éternité peut-être, formalisée dans un règlement que je connaissais sans l’avoir jamais vu nulle part, comme si… je l’avais inventé moi-même. Tiens tiens tiens… Je tenais peut-être une piste. Et si j’étais l’auteur du règlement ? Et si, sans que je puisse m’en rappeler, à l’origine de tout, à la source du temps, j’avais moi-même édicté ces règles stupides – y compris cette route à la con, droite et vide comme un esprit buté, sans détours, sans chemins de traverse, sans surprises, sans mystère ?… Mais non, quelle idée ! J’aurais jamais pu inventer une connerie pareille ! Ça ne me ressemblait pas ! Moi j’étais tout de guingois, tout en boucles et reboucles qui s’enchaînaient les unes aux autres comme une partouze de vers de terre, tout en giries geignardes de l’âme et de ses « états », tout en vallonnements du cœur ouvert aux quatre vents, alors cette machine martiale à vous faire filer droit, ce fameux règlement, ça ne pouvait pas être moi ! Cependant, tandis que je marchais sans crever, un doute s’était insinué sur ce point, la paternité du règlement (j’espérais que je n’étais pas dans ce coup foireux)… Et ça n’arrangeait pas mes affaires. Car l’angoisse, ce monstre omnivore, se nourrit aussi du doute (c’est même l’un de ses mets favoris, elle s’en gave et en accroît en retour sa force de nuisance tant que vous lui en servez), tout comme les questions sans réponses qui continuaient à se bousculer, comme un monceau pullulant de blattes, dans ma pauvre tête lessivée.

 

L’angoisse peut-elle tuer, au sens « propre » ou premier (et non hyperbolique) du terme ? Là au moins, j’avais une réponse : non. Non, l’angoisse ne tue pas, l’angoisse vous maintient en vie pour mieux vous faire souffrir, tant il est vrai, tant elle sait bien qu’il n’y a pas de souffrance s’il n’y a pas la vie. La vie est la bonne terre fertile de la souffrance, le terrain de jeu par excellence de l’angoisse, le pays inverse de celui que promet « Exode », le pays où coulent la bile et l’atrabile… Le simple découragement était bien loin derrière moi déjà, en un temps et dans un lieu auxquels le règlement m’interdisait de retourner, et l’angoisse qui lui avait succédé augmentait son emprise à n’en plus pouvoir, et je respirais difficilement, tandis que j’obéissais comme un bon petit soldat au règlement qui me commandait de poursuivre la marche tant qu’il y avait de la route. Et de la route, il y en avait. Droite. Les questions sans réponses s’accumulaient comme les métastases d’un cancer dans ce qui me restait d’esprit. Droite. Ma vie avait été pleine de détours et de boyaux obscurs où l’injustice m’attendait toujours au tournant. Droite. Je ne voyais aucun sens à la vie mais j’imaginais que les gens heureux et récompensés de leurs efforts, eux, en voyaient un. Droite. Ce foutu règlement – que j’en fusse l’auteur ou non – me paraissait complètement tordu mais je ne pouvais rien y changer. Droite. J’étais condamné à vivre, à souffrir et à marcher. Droite. Il n’y avait nulle humanité autour de moi, et s’il y en avait (car peut-être était-ce moi qui ne la voyais pas ou que son sort m’indifférait), je marchais alors moi-même dans le désert de son indifférence. Droite. Même la mort me laissait à mon sort atroce de vivant. Elle aussi, cette ordure, respectait le règlement. La route était droite et semblait infinie. Je marchais et je n’en voyais toujours pas le bout.

 


 

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