Le symptôme

Démosthène s’exerçant à la parole au bord de la merJean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1870

 

 

« Proust était maniaque, c’est-à-dire que, au fond, il était pas bien dans la vie… C’est l’histoire de tous les gens qui écrivent… C’est qu’y sont pas bien dans la vie… Quand vous jouissez de la vie, ben pourquoi la transformeriez-vous, hein ?… C’est ça qu’on se demande… Faut déjà être détraqué, hein !… »

Louis-Ferdinand Céline (« Louis-Ferdinand Céline damné par l’écriture », entretien avec Jean Guénot et Jacques d’Arribehaude, 1960).

 

 

« Ça le reprend, merde ! », je m’étais dit. J’ai appris instantanément, à ce moment-là, qu’il ne faut jamais s’habituer au bonheur, et pas même à la plus spartiate tranquillité, ni au moindre confort apparent. On pensait être débarrassé du problème avec lui, enfin plutôt on croyait qu’il en était lui-même délivré (donc nous par la même occasion), c’était calme depuis un certain temps, redevenu normal selon toute apparence, il ne donnait plus de signe inquiétant, on avait la paix, la paix retrouvée et, ô mes frères, c’était pas du luxe ! On n’y pensait plus au symptôme, à son symptôme, qu’est-ce que ça nous avait tapé sur les nerfs ! Qu’est-ce que ça nous avait pourri la vie ! Quand quelqu’un est là, devant toi, presque en toi, c’est-à-dire dans ton entourage proche même s’il n’est pas là physiquement tout le temps, là dans ta vie comme on dit, comme qui dirait « depuis toujours » même si c’est un « toujours » de seulement quelques longues années, mais des années qui remontent parfois à l’enfance, quand ce quelqu’un existe, pas seulement en lui-même, pas seulement parce qu’il est un individu inconnu abstrait lambda parmi des milliards d’autres (on ne peut pas connaître tout le monde, Dieu merci !), mais dans ta sphère à toi parce que tu le connais de longue date parce qu’il est entré dans ta vie un jour, t’as pas eu vraiment le choix, question de naissance, entré dans ta sphère intime comme on dit, parce que t’en as qu’une et que c’est la tienne et que tu peux pas en changer et qu’elle s’est formée comme ça, au gré des aléas de la vie et ce dès ta naissance, où tout ce qui s’y trouve d’ailleurs, dans cette sphère dite « intime » (l’est-elle tant que ça du reste ? C’est qu’il y a du monde là-dedans…) qui n’est rien d’autre que ton réceptacle mental avec lequel, dans lequel tu dois vivre, où tout ce qui s’y trouve donc n’a pas été nécessairement choisi au sens, si on veut, des « morceaux choisis » en littérature ou autre, quand on veut parler de la crème de la crème, florilège ou best of pour parler comme aujourd’hui, façon de dire que dans l’ensemble qui nous constitue ou dans l’entité complexe que nous sommes, dans cette fameuse sphère, tout n’est pas du « premier choix », tout n’est pas de la crème bien fraîche, pas mal de merdaille subie aussi, des scories de l’existence qui, comme par l’écoulement d’eaux corrompues mêlées au flux primordial, incessant et insouciant de la vie, se sont infiltrées au fur et à mesure du temps, insensiblement, involontairement, cette multitude progressive mais cancéreuse de pensées bidon, de comportements lâches ou mesquins, de fréquentations faisandées, de haines recuites, de susceptibilités empoisonnantes, d’orgueil stérile, sans compter les problèmes des autres (disons des « proches ») qui deviennent toujours un peu les nôtres, j’en passe et de bien pires, mais aussi tant que j’y suis, des flots d’avanies plus ou moins claires que nous subissons et que nous acceptons sans même plus nous en rendre compte au bout d’un moment tellement notre « morale » (cette belle fiction !) est anesthésiée par la lâcheté, par la sainte préservation de notre petit confort, par le calcul tatillon de nos petits intérêts, ce qui fait au passage que nous sommes tous impurs, parce que faits aussi de matériaux que nous n’avons pas voulus, pas choisis, des matériaux non désirés, imposés comme de permanents infra-viols du sanctuaire intérieur que nous ne savons pas préserver, ces matériaux extérieurs dont nous acceptons l’immixtion par une sorte d’insensible et inexorable abaissement, mais ils sont là, ils se sont invités pour l’éternité, rien à faire, c’est nous un point c’est tout. Ben t’as beau bien l’aimer, l’aimer tout court même, lui trouver toute sorte de qualités et d’avantages, lui reconnaître d’indiscutables et précieux mérites, mais qu’il t’envoie aussi son pernicieux poison, c’est comme ça il ne peut pas faire autrement, et que ça s’immisce inévitablement dans ta sphère, ce quelqu’un disais-je, tu ne peux pas faire qu’il ne soit pas là, et même s’il meurt il sera toujours là en toi, collé à ta sphère pour l’éternité éphémère de ton existence, comme un ténia dans l’intestin, voilà, c’est aussi con que ça…

 

Lui, il était là et bien là. Et son symptôme avec lui. Revenu plus florissant que jamais. Un patriarche, ça se dégomme pas comme ça. C’est la Providence qui s’en charge, mais elle se fait parfois attendre cette princesse silencieuse… Et imprévisible avec ça ! Pour ne pas dire lunatique, comme toutes les princesses lumineuses quand elles le décident, et plongées dans la nuit ! Un patriarche, ça se respecte. C’est comme ça. Et quand il parle, on l’écoute. C’est comme ça. Et c’était bien tout l’ennui de l’affaire…

 

Le nôtre de patriarche, il s’était tu un temps. Un temps long. Silence divin ! Ô comme l’atmosphère s’était éclaircie tout soudain ! Comme on pouvait écouter ce qu’il ne disait plus ! Il était toujours là bien sûr, il n’avait pas disparu, mais sa parole avait disparu. Drôle de phénomène à dire vrai… Un peu inquiétant au début. Tout d’un coup, il s’était tu. Pourquoi ? Avions-nous fait quelque chose de mal ? L’avions-nous offensé ? Ne l’avions-nous pas assez écouté ? Son soudain silence était-il un message de protestation ou plus grave, une déclaration d’hostilité contre nous ? Que voulait-il nous dire par l’abolition de sa parole ? Très rapidement, nous avons conclu (ou peut-être décidé arbitrairement, pour la conservation de notre confort moral) qu’il n’en était rien. Il avait l’air « normal », à ceci près qu’il se taisait, ce qui certes ne l’était pas. Il souriait, il faisait ce qu’il avait à faire, il nous regardait avec ce que nous prenions (ou voulions prendre) pour une vague bienveillance, il nous écoutait même (miracle bien supérieur !) avec ce qui passait pour une attention soutenue, il avait l’air de réfléchir, mais sans ostentation de méditation forcenée, aux paroles qui valsaient dans l’air redevenu léger comme une partie de cartes sans enjeu… Nous respirions.

 

Remarquons-nous assez que chaque fois, dans le cours tortueux de notre existence, qu’un problème épineux a été réglé par nos propres efforts ou qu’il semble s’être résorbé de lui-même dans la trame du temps, un problème qui nous avait infligé peine et obscurité pendant un temps qui de ce fait même paraît toujours trop long et même interminable, la nouvelle situation qui lui succède, éclaircie, assainie, rafraîchie, délestée de la souffrance et comme revenue à une sorte de virginité aux bienfaits incalculables, nous semble d’un seul coup normale, pour ne pas dire banale, comme si non seulement le problème douloureux était relégué dans le coffre-fort d’un passé voué à demeurer verrouillé, mais comme si la situation nouvelle, si bienfaisante tout à coup, devait demeurer telle quelle, jusqu’à la fin des temps – ou du moins, du nôtre. Erreur grave ! Chimère ! Naïveté ! Sommeil coupable sur d’illusoires lauriers ! Il faut toujours se tenir sur ses gardes et ne pas s’habituer au bonheur, fût-il inespéré, fût-il même dans notre esprit la récompense tardive de grandes misères… Une récompense tardive n’est pas nécessairement une récompense définitive.

 

Longtemps, notre patriarche avait raconté des histoires. Cela avait toujours été son dada, son credo, sa lubie, sa danseuse, sa marotte, que sais-je encore. Des tas d’histoires. Des milliers d’histoires. Plus d’histoires – comme il aimait lui-même à le proférer en un des innombrables clichés dont il avait le maudit secret – que la voûte céleste ne contient d’étoiles ! Mais… mon Dieu ce qu’il racontait mal ! Ce qu’il pouvait s’emberlificoter dans des récits improbables dont on ne savait jamais très bien s’ils étaient défectueux en eux-mêmes et tels qu’il les avait lus ou entendus, ou s’il les improvisait sans la moindre idée ni de leur fin, ni d’ailleurs de leur début, ni même du parcours incompréhensible qu’il leur faisait emprunter entre les deux ! Et comme souvent hélas dans l’humanité, parce que les illusions que nous nous créons pour survivre et pour exister sont plus fortes que tout, plus fortes que la raison (laquelle certes, cette femmelette, n’est pas très difficile à battre !), plus fortes que tout effort de lucidité, plus fortes que la pourtant très nécessaire dignité que nous devrions conserver dans le regard de nos congénères, comme souvent donc dans cette race humaine qui à bien y songer n’a jamais eu la moindre chance de progresser tant elle a toujours préféré le miroir… aux alouettes, lui, notre patriarche, se prenait pour un grand orateur, un Démosthène qui par sa parole ne pouvait qu’édifier, pour ne pas dire sanctifier ceux en qui il la faisait couler si abondamment et si généreusement… Oui, il croyait cela. Il croyait (car comme disait Marcel, ce Démosthène graphomane, « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances », ce qui est peut-être une autre façon de dire – bien meilleure cela va de soi ! – que l’homme préfère toujours le miroir… aux alouettes !) que ses histoires, que sa parole, que ses interminables autant qu’abscons récits, il croyait réellement que sa logorrhée prétendument narrative nous ravissait, nous fascinait, et peut-être cette illusion (qui n’agissait que sur lui) était-elle pour une part de notre faute, de la faute de notre veulerie, nous qui l’écoutions avec le respect (ou, disons plus sobrement, la politesse) dû à sa position, à sont statut relativement à nous. Et nous l’écoutions tout le temps qu’il jugeait bon de parler. C’est-à-dire sans aucune mesure.

 

On n’imagine pas, ou peut-être ne mesure-t-on pas à sa juste « valeur », à quel point entendre, accepter d’entendre, une piètre parole (que du moins nous percevons telle : piètre, insignifiante, vide, inutile, etc.), peut altérer en nous le bien précieux de notre faculté de penser, de parler ou de nous taire. La mauvaise parole (très différente, au passage, de la parole mauvaise, car il n’y avait aucune malveillance dans la parole de notre patriarche, le problème était autre), si nous n’y prenons garde, la mauvaise parole entendue, enregistrée, subie, requérant de nous une forme d’attention portée à elle comme nous l’accorderions à une bonne et féconde parole, peut agir comme un poison lent capable de transpercer tous les barrages que nous pensions avoir installés contre elle, c’est-à-dire contre ce qu’il y a de corrompu et de corrupteur en elle. Or, pourquoi, en règle générale parmi les hommes, lui accordons-nous cette attention ?

 

Si son symptôme avait fait sa réapparition après une longue et inexplicable période d’abstinence, et si ce symptôme tenait à ce qu’il parlait, ou plutôt à ce qu’il racontait beaucoup et mal (cela dit pour parler vite !), le nôtre tenait sans doute au vice à la fois opposé et complémentaire d’une soumission silencieuse absurde à cette parole dont nous sentions pourtant la lente corrosion qu’elle exerçait sur nos esprits désarmés ou plus exactement, pusillanimes. On appelle « respect » ce qui, du moins dans certains cas, n’est qu’une forme de lâcheté face à une autorité honnie dans le fond mais ménagée en surface. Nous l’écoutions au nom du respect. Respect ? Vraiment ? « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent », voilà la vérité universelle énoncée par Audiard et qui vaut aussi bien pour le gringalet face au malabar que pour le citoyen passif et veule face à l’occupant armé… et pour les générations plus jeunes face à leur patriarche. Notre patriarche était le type de 130 kilos, et nous ceux de 60 kilos. À ceci près que l’humiliation de 130 kilos de parole face à 60 kilos de « respect », lorsqu’elle est infligée (innocemment sans doute) par une instance, ici nommée « patriarche », censée représenter la sagesse et l’intelligence (et peut-être aussi un peu de talent), alors même que cette parole ne fait que reconduire le vide des origines, celui de la tragédie d’être un homme mortel qui au fond ne sait jamais quoi dire de bien substantiel sur sa condition, cette humiliation, donc, est peut-être plus profonde, plus pernicieuse, plus délétère que toutes les autres. Car elle rencontre au fond – comme un maléfice invisible qui viendrait s’immiscer dans l’auditeur aveuglément déférent – l’approbation, le consentement, le respect, le terreau intérieur de ceux qu’elle humilie. Ce qui n’est pas le cas quand la seule force s’impose extérieurement aux humiliés.

 

Mais le plus étonnant dans cette histoire (laquelle n’en est pas une, tout le monde l’aura compris), c’est peut-être la chronologie des « événements ». Un très long temps de parole (puisque par définition, nous connaissions et écoutions le patriarche depuis toujours), puis un long, étrange et bienfaisant temps de silence (que l’on pourrait qualifier de rémission), enfin la reprise de la parole (comme le rappel que « le canard était toujours vivant »)… Une chronologie au cours de laquelle, je dois le préciser pour la bonne compréhension de ce semblant de démonstration, je suis resté très jeune, enfant pour ainsi dire. Ce qui fait que même dans la troisième phase, lorsqu’il s’est remis à raconter après sa période de rémission, mon cerveau devait être encore impressionnable, malléable, et mon sens du respect – l’écouter par l’obligation que je m’en faisais – inconsciemment suicidaire. Le vieux m’a eu ! Par la suite, et je puis même dire jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas su raconter d’histoires (en dépit de mon grand désir de le faire !) et j’ai beaucoup de mal à suivre celles des autres, même lorsqu’elles sont des mieux conçues et racontées… 

 

Sans doute aurais-je dû, pendant le long silence du patriarche, me demander comment raconter de bonnes histoires, pour conjurer la malédiction des mauvaises que j’avais lâchement subies (au nom de ce foutu respect) depuis des lustres, plutôt que de me laisser aller à ce bienheureux confort d’un silence inespéré. Les malheurs reviennent toujours, les bonheurs aussi faut dire (du moins faut-il l’espérer), et c’est la mort au bout, la fin de toutes les histoires. Les autres, ceux qui avaient écouté avec moi, la fratrie si l’on veut, s’en sont bien sortis. Pas de traumatisme apparent, pas d’influence néfaste dans leurs vies. Moi, ça m’a un peu bousillé. Depuis, non content de ne pas savoir les raconter et de ne pas savoir les suivre, j’ai dans le fond, je crois, une sainte horreur des histoires. De toutes les histoires. J’espère simplement qu’il est possible de raconter sans faire d’histoires.

 


 

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