L’éclipse

 

 

 

Ce jour, 21 août 2017, à partir de seize heures (Greenwich Mean Time ; dix-neuf heures en France), une éclipse de soleil totale traverse les États-Unis d’Amérique, du nord-ouest au sud-est, de la côte de l’Oregon à celle de Caroline du Sud. La précédente éclipse totale à traverser le continent américain dans son étendue entière, de la côte Pacifique à la côte Atlantique, remontait au mois de juin 1918. Autant dire que pas un seul Américain en état de se lever aujourd’hui, à la fraîche, pour se placer aux premières loges, sur le passage de la formidable traînée d’ombre, ne l’a vue, la précédente. Sauf peut-être quelque Chaman amérindien réincarné (éclipsé dans la peau d’un autre, pourrait-on dire) et à ce titre, resté en pleine forme.

 

Faut être patient dans ce monde ma bonne dame, patience est mère de sûreté on dit, quant à notre père, aux cieux, il s’éclipse lui aussi de temps en temps… nous laissant bien seuls. Et les éléments, grands ou petits, glorieux ou misérables, vents et marées, mauvaises fortunes et bons cœurs, ruptures et redressements fiscaux, nous échappent toujours un peu, ne nous attendent pas, vaquent à leurs occupations, font leur révolution ou somnolent dans une ombre inaccessible, que faire ?… Que resurgisse le règne du voyage intérieur… Éclipse, éclipse, tout de même, qu’on s’y arrête un peu… A-t-on jamais rien vu de plus poignant ? S’est-on jamais, par la grâce incommensurable d’une éclipse, et comme si cette action si lointaine prenait soudain une sorte de consistance bien tangible, senti aussi viscéralement relié au cosmos, à l’univers entier, fût-ce depuis ce petit corps insignifiant posé sur un caillou qui ne l’est pas moins ? La tête rivée au ciel, le prodige se produit… La lune minuscule, dérisoire satellite – attaché à la Terre comme un clébard à son maître – menant d’ordinaire sa vie discrète et anonyme dans l’espace, se permet de piquer la vedette à l’astre dominateur, immense et rayonnant, allant jusqu’à lui couper ses moyens, éteindre sa lumière, vitrifier sa force herculéenne, rien que ça, comme un mastodonte soudain tétanisé devant une mouche… Oh certes, quelques instants seulement, mais quel panache ! Quel culot ! Quelle témérité ! Venir placer sa petite existence rocailleuse et grise devant le Grand Luminaire, au point d’en occulter la souveraine irradiation, insigne insolence en plein cosmos, interposition intempestive et folle, crime de lèse-majesté dans le maelstrom intersidéral, sidérant pour tout dire… Un freluquet se pointant, mains sur les hanches, torse bombé, menton en avant, à la face d’un colosse qui n’avait jamais même remarqué son existence, mais, d’un coup d’un seul confronté à la folie de ce minus, impuissant (seulement le temps d’un mauvais rêve vite évaporé) à le liquider, à exercer à ses dépens sa redoutable autorité… Ver de terre que tu es !, m’avait-il lancé, se prenant sans doute pour un astre au-dessus de mon infime présence, moins importante que l’invisible car trop petite pour être vue… Il était très grand et très fort, c’était un fait… Rayonnait-il pour autant ? Ça restait à voir… Alors j’avais plongé à l’intérieur, en moi-même, c’était vaste, infini me semblait-il, et je sentais que rien ne pouvait m’y atteindre, je pouvais m’y reposer, à l’abri du monde, à l’abri des hommes, sous une lumière réconfortante, émanant d’un lointain sûr et stable, y contempler les myriades de points lumineux dans l’avenir, et cependant, bien des éclipses – je le sentais bien dans le fond obscur de ma joie – pouvaient y assombrir ma providentielle retraite

 

Que resurgisse le règne du voyage intérieur… La mémoire y pose lentement ses jalons… y construit patiemment, selon une architecture plus ou moins fiable, et pour un résultat plus ou moins solide, l’édifice d’une existence que le temps entraîne irrésistiblement vers son intersection avec la mort… Mais avant ce point de rencontre, comme lorsque la trajectoire de la lune croise celle du soleil, la disparition des souvenirs est-elle l’éclipse de la vie même ?

 

Le 11 août 1999, au petit matin, j’enfourchais ma petite Peugeot 104 grise, en direction de Noyon-sur-Oise. J’avais entendu dire que cette petite commune était située en plein dans la « bande de centralité » de l’éclipse solaire totale dont les médias annonçaient depuis des mois l’avènement sur la France, incitant notamment la population à l’achat de « lunettes de protection spéciales éclipses », histoire de ne pas finir aveugle à cause de la disparition du soleil, ou plus exactement, à cause d’une éventuelle obstination du bipède moyen, sans les précautions d’usage, à ne rien vouloir manquer et même à vouloir se goinfrer de cet exceptionnel – mais éphémère – spectacle céleste, le soleil occulté par la lune conservant en réalité – sous des dehors soudain sombres – une grande (et dangereuse) force de rayonnement. Donc potentiellement fatale aux rétines nues, trop gourmandes de ce happening astral, et inconséquentes dans leur gourmandise (péché capital – faut-il le rappeler – selon Thomas d’Aquin, qui disait ne croire que ce qu’il voyait, et qui aurait donc sans doute « cru » à la mécanique astrale de l’éclipse s’il avait pu « voir » le soleil disparaître en plein jour). En effet, il s’agissait, grâce à cet instrument optique de circonstance, de pouvoir regarder le soleil en face (opération quelque peu présomptueuse en temps normal mais envisageable à l’occasion de cette fugitive baisse de régime de l’astre en question), ou de « voir l’éclipse », sorte de savoureux oxymore quand on y pense, cette expression alors en vogue désignant littéralement la vision de ce qui n’est plus. Mais tout de même, quelle joie me faisais-je d’assister à ce moment unique, à cette géométrie en mouvement, aux dimensions de l’univers, et visible tout aussi bien que toute chose terrestre offerte à notre regard…

 

La précédente éclipse solaire totale observable sur le territoire français remontait au 15 février 1961, progressant alors selon un axe allant des côtes charentaises jusqu’à la pointe sud-est du pays, ce qui me rendait dans les moins trois ans et demi, inexistence bienheureuse hélas invalidée par mon expulsion dans ce monde le 21 août 1964, vers les vingt-trois  heures trente, nuit d’été tardive mais déjà bien noire… Avais-je voulu attendre la courte nuit de cette longue journée pour voir le jour ? De surcroît, cette éclipse de 1961 passant dans le sud de la France, et eussé-je été de ce monde – en admettant l’hypothèse du même lieu de naissance et de résidence –, je ne me serais pas risqué à un tel périple depuis Paris, fût-ce pour « voir » le soleil se cacher à mes yeux. Trop loin. Trop de route à faire. Et l’éclipse court vite, elle est un peu volage, j’aurais eu trop peur de la manquer…

 

En revanche, Noyon, dans les cent-vingt kilomètres depuis Paris, en partant assez tôt, c’était encore jouable. Je voulais me trouver dans la « centralité » de l’éclipse, là où il fait le plus noir… Et dans la joie que je me promettais de ce moment unique, entrait pour une grande part l’idée d’une sorte d’intimité avec ce mouvement cosmique, seul à seul, immergé dans un silence total, je ne savais trop où, dans un champ, dans un chemin de traverse, dans un bois… Enfin, ce que je trouverais.

 

Alors voilà, les événements nous échappent, beaucoup de choses nous échappent… En arrivant à Noyon, trop tard, par rapport à l’inflexible ponctualité de l’éclipse, pour avoir le temps de choisir minutieusement mon petit coin de solitude, je gare ma bagnole un peu n’importe comment sur un bas-côté, tout avait l’air assez calme, je fais quelques pas au bord de la route et… je tombe d’un seul coup, comme le collage brutal d’une réalité de cauchemar, sur une espèce de champ boueux, blindé de monde, casquettes Ricard et chipolatas à tous les étages, fumées bien grasses me sautant aux naseaux, des gosses à Barbe à Papa et à pommes d’amour hurlant et courant dans tous les sens, des groupes de touristes menés par des chefs à drapeaux, de grands panneaux promotionnels à l’effigie de la station radiophonique RTL, et surtout, surtout… mon Dieu, merci, dans Ta grande miséricorde, de ne pas avoir infusé en moi la graine du crime, car je l’aurais bien étranglé celui-là… Surtout, dis-je, un foutu « speaker » invisible, beuglant dans un micro, sa voix relayée par des baffles énormes qui encadraient le champ comme des miradors sonores… Trop tard pour me tirer de ce pandémonium… L’éclipse totale arrivait… Rien ne nous attend dans cette vie… Et moi qui par-dessus tout avais fait le déplacement pour trouver silence et solitude, pour recueillir un instant de communion avec le cosmos… Damnation ! L’alignement des planètes n’était vraiment pas au rendez-vous pour ma pomme… Le speaker, impitoyable, d’une cruauté sans nom et sans visage, mettait le coup de grâce, à coup de décibels lancés dans la foule, tout sauf recueillie : « Eh oui mesdames messieurs, elle est là ! L’éclipse est là ! Regardez bien, il fait tout noir ! Oh que c’est beau ! Pensez à mettre vos lunettes ! Surtout les enfants ! Profitez-en messieurs dames, vous n’en reverrez pas avant des décennies, jamais peut-être ! Mais vous resterez fidèles à RTL, parce que ça, c’est tous les jours, et même la nuit ! ». J’étais fait comme un rat. Pris au piège. Je me suis mis à hurler de rage, comme un taré. Un gros costaud à côté de moi m’a toisé, son air n’avait rien d’amical. Il m’a rappelé le colosse qui m’avait traité de ver de terre dans la cour de récré. L’un des pires moments de ma vie. L’éclipse totale du 11 août 1999 restera pour moi à tout jamais, je le crains, la voix de ce connard dans ces baffles monumentales. Toutefois, comme toujours, je me suis replié à en dedans, où j’ai retrouvé mon cosmos familier.

 

Et chaque fois que j’y repense, comme aujourd’hui, je me dis que seul nous restera le voyage intérieur

 


 

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