Nombre d’Or

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie »

Bertrand Morane (Charles Denner), dans L’homme qui aimait les femmes, de François Truffaut, 1977.

 

 

 

François Truffaut expliquait en substance que le cinéma, pour atteindre le comble de son intensité expressive, n’a guère besoin de plus ou de mieux que de montrer une femme vêtue d’une robe légère, roulant à bicyclette sous le soleil d’une route de campagne. Je restitue de mémoire – sans doute défaillante quant aux termes précis – un propos du cinéaste, lu dans un livre d’entretiens dont je ne retrouve plus la trace, ou dans un journal depuis longtemps décomposé, relégué dans les oubliettes de l’histoire, comme tant de publications qui éclosent comme des bulles, s’évanouissent et ne reviennent jamais, pas même – du moins, pas toujours – dans l’esprit de ceux qui, les ayant recueillies par leur lecture, devraient en être les dépositaires « immatériels » (mais la mémoire est elle aussi, hélas, matérielle, puisqu’elle dépend de l’existence d’un organe, le cerveau, et plus généralement, de ce foutu boulet qu’on appelle le corps), bien au-delà des contingences ou dissolutions subies par les différents avatars de l’objet imprimé. Du moins cette déclaration m’est-elle restée dans l’esprit ne serait-ce qu’ « en substance », ce qui est toujours mieux que de l’avoir complètement oubliée, sans doute parce que – notre mémoire fût-elle défaillante ou approximative par nature, ce qui est malheureusement mon cas – nous retenons instinctivement, à une grande profondeur, et dans un état de permanence ou d’acquis « définitif » qui ne nous quittera qu’avec notre disparition physique (nous qui précisément, pauvres mortels, n’avons rien de définitif), les expressions de l’esprit humain qui trouvèrent en nous, au moment de les « rencontrer », une résonnance immédiate, essentielle, viscérale, telles que des textes, des films, des musiques, dont nous avons découvert l’existence, avec un sentiment d’extrême ravissement, aux différents âges de notre vie. L’observation de Truffaut avait donc trouvé en moi ce genre de résonnance, probablement parce que dans sa simplicité, elle me semblait receler quelque chose non seulement de très profond, mais de doublement profond : d’une part, une conception du cinéma fondée sur la force de la sensation pure, sur l’image brute restituant cette sensation directement, sans aucune fioriture pour la soutenir ou la justifier. En « rêvant tout haut » de cette femme à bicyclette sur une route de campagne, Truffaut traduisait, plus qu’une « esthétique », une sorte de vision instinctive du cinéma qu’il était enclin à pratiquer, loin de toute théorie ou de toute abstraction. D’autre part, cette observation exprimait (peut-être même avant tout) un lien joyeux, sensuel, épicurien et émerveillé, avec la vie elle-même, autorisant en quelque sorte à transférer celle-ci, grâce à une subjectivité souveraine et sans calcul, dans son cinéma. L’image évoquée par le cinéaste renvoyait mine de rien à des choses essentielles à ses yeux, comme une raison d’être cinéaste et d’être homme : mouvement, lumière, paysage, éternel féminin… La grâce absolue d’une vision fugitive qui nous soulève, nous inonde de joie, que l’on aimerait voir durer éternellement, se confondre avec notre existence même, déniant par là même à celle-ci le droit (qu’elle ne manque cependant jamais de s’octroyer) de nous servir à d’autres moments des choses infiniment moins gracieuse, et pour tout dire, navrantes à crever.

 

Souvent, il me souvient également de la fin de L’homme qui aimait les femmes, l’un des films de Truffaut les plus proches de ma propre sensibilité, de ces œuvres qui semblent avoir été conçues pour exprimer des sensations, des idées, des visions qui nous appartiennent en propre, des œuvres avec lesquelles nous établissons de ce fait un lien fraternel, plein de reconnaissance et d’affection. Bertrand Morane, au terme de son odyssée fantastique, passionnée et désespérée dans le monde des femmes, aperçoit, une nuit, une magnifique silhouette féminine de l’autre côté de la rue. D’instinct, sans aucune précaution ni réflexion, le regard entièrement magnétisé par ce qui lui est donné de contempler, par ce nouvel objet de sa passion effrénée pour les femmes, il se dirige vers la silhouette, oubliant que la sépare de lui cette bonne vieille réalité, en l’occurrence une rue avec des voitures qui circulent et qui se foutent bien de ses songes et de ses fantasmes. Marchant en somnambule fasciné vers son bienheureux sortilège, il se fait renverser par une bagnole et meurt, sans souffrance. Fin idéale d’un homme qui aimait les femmes. Sa dernière vision l’a emporté, et il a quitté ce monde avec elle, heureux homme…

 

Cette photo est celle d’un miraculé. Le jour où je l’ai prise, j’étais de l’autre côté de la rue moi aussi. J’ai traversé en aveugle qui ne voyait qu’elle. Un camion de La Poste a bien failli m’écrabouiller. Il aurait peut-être mieux fait, mais c’est une autre histoire… Le mec au volant avait, de toute évidence, de bons réflexes et de bons freins. Je m’en tirais à bon compte… Sans doute ai-je, quelques secondes plus tard, mieux apprécié que d’habitude le plaisir de saisir un instant, une créature que, je le savais bien, je ne reverrais jamais. Sauf à me contenter de regarder plus tard ma propre photographie, que personne, pas même elle, ne pourrait m’enlever. Mais une raison suffisante, me suis-je dit, pour supporter mon passage involontaire dans cette vallée de larmes… Ce sein droit, Nombre d’Or dans un monde éminemment imparfait, ce sein bombé, discret et provocant tout à la fois, surgissant à moitié du débardeur comme un œuf dans son coquetier et cependant altier et « entier » comme s’il vivait d’une vie autonome et indifférente au reste du monde, ce sein droit, donc, m’apparut comme un équivalent de cet idéal de vie et de sa transcription dans une image, dont la « substance » était restée ancrée dans ma mémoire : une femme vêtue d’une robe légère, roulant à bicyclette sous le soleil d’une route de campagne…

 

Mon Dieu, je sais, ô combien, que je n’aurai pas été un saint, mais j’exige – pardon pour ce langage un peu cavalier, mais on dit que Tu n’es que miséricorde, alors c’est vrai oui ou merde ? – de mourir la tête reposant sur ce sein !

 


 

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