Obélix est fatigué

Photos © Thierry Bellaiche

 

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Je n’ai jamais été un très zélé « manifestant » (voir l’Impromptu Mise en abyme du 22 juin), dans mon cher pays qui lui adore manifester pour un oui ou pour un non, pour une proie ou pour une ombre, pour dire non ou pour dire merde, « Manuuu, si tu savais, ta réfooormeu, ta réfooormeu / Manuuuu, si tu savais, ta réforme où on se la met ! aucu ! aucu ! aucune hésitation ! Non ! non ! non ! à ce gouvernement ! qui aime les policiers ! et tue les ouvriers ! », bref, ça ou autre chose, peu importe, l’imagination ne manque jamais aux cortèges de tout poil, on peut le leur reconnaître et c’est toujours ça de pris… bon, en l’occurrence il manque la vraie bande-son en décibels cinq étoiles, le bon vieux vacarme des grandes masses contestataires, ici on n’a que l’image mais les deux sifflets d’Obélix font office de son virtuel quoique un peu à bout de souffle vu l’air las du bon gros Gaulois (on lui a coupé le sifflet ?), c’était il y a quelques années, pas très difficile à situer, toujours un peu les mêmes lieux et vieilles lunes, mais c’était hier, c’est aujourd’hui et ce sera demain et encore dans mille ans, ça défile sec dans tous les sens, ça crie, ça éructe, ça casse et ça jacasse, tout le temps et par tous les temps, pas de grève pour les manifs, seule activité française sans chômage, succès toujours garanti, d’une prospérité éclatante et sans dédit, plein emploi assuré pour l’éternité…

 

Ce jour-là, entre République et Bastille (pour changer), je tombe donc sur un bel Obélix dûment customisé, on voit pas bien son menhir mais il en a un, sûr, sorte de simili sac à dos pas trop lourd visiblement, toutefois ce qui frappe dans cette image, c’est l’air de profonde lassitude du débonnaire compagnon d’Astérix (où celui-ci est-il passé d’ailleurs ?), ses sourcils noircis surplombant un regard clair mais vague, mélancolique, dolent, comme s’il voulait être ailleurs ou comme s’il regardait loin, très loin, au-delà, bien au-delà du défilé, peut-être vers quelque contrée idéale, sur les rivages de quelque Eldorado qui ressemblerait à tout ce qu’on voudra sauf au boulevard du Temple, comme si son menhir en polystyrène lui pesait moins que sa lourde tâche d’animateur désabusé d’une foule tenue à distance, à laquelle du reste il tourne le dos…

 

Ce qui me fait le plus marrer, mais me touche aussi dans cette photo, c’est un détail qui se voit pourtant comme le nez au milieu de la figure : la petite pastille ronde que le mec s’est collée sur le pif, justement… Non seulement le ci-devant manifestant a pris la peine de se déguiser de la tête aux pieds (sans oublier le dos dûment chargé, fût-ce d’un poids de stuc), mais il a placé cette formidable touche finale dénotant l’investissement « jusqu’au bout des ongles » du militant bien décidé à se manifester pour mieux manifester son mécontentement ou la détermination de sa lutte. Cette simple petite pastille, plus que le travestissement en un personnage connu et aimé de tous, plus que les moustaches et les tresses rouges, plus que les graffitis sur les joues, plus que les cornes sur le casque, plus que le « like » en tissus mollasson brandi sur le plexus, plus que les deux sifflets comme posés en sentinelles sur les lèvres, cette petite pastille, donc, dit toute l’intégrité d’une conviction, toute la fragile beauté d’un combat total, toute la souveraineté mêlée d’autodérision que l’on peut voir (ici et ailleurs) comme la manifestation d’une liberté toute relative, face à un pouvoir bien décidé à vous faire chier jusqu’au bout… Comme un pied-de-nez dérisoire mais magistral à la « loi du plus fort ». Si ce n’était ce regard fuyant, lointain, nébuleux, où l’on perçoit déjà le découragement, l’amertume, et qui semble annoncer que ce soir, la petite pastille sera décollée, le déguisement mis au placard, et qu’il faudra bien aller se coucher. Cet Obélix las, même si je ne manifestais pas, a réveillé en moi l’émotion d’une fraternité somnolente…

 

Un peu plus loin, un peu plus tard, je tombais sur une jeune femme souriante qui elle aussi animait une partie du cortège. Elle aussi portait des tresses. Obélix était déjà loin. C’est sur cette note joyeuse et pimpante que, ce jour-là, j’ai quitté la manifestation. Qu’elle en soit remerciée…

 

Manif 1

 

Manif 2

 

 


 

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