Santa Muerte

Photo © Thierry Bellaiche

 

« Réfléchir à ceux qui n’en ont plus pour longtemps, qui savent que tout est aboli pour eux, sauf le temps où se déroule la pensée de leur fin. S’adresser à ce temps-là. Ecrire pour des gladiateurs… »

E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né.

 

 

Minimalisme.

Grand vide à l’intérieur.

Ce vide n’est pas du silence, hélas. Beaucoup de bruit pour rien. C’est une préparation assourdissante

Je touche à ma fin, mais je n’en ai cure. Un jour, quand j’écrivais encore, je me suis fendu d’un texte en tête duquel je n’avais pas inscrit de titre (sans doute ne pouvais-je pas m’y résoudre), mais dont m’est resté dans l’esprit une sorte de titre virtuel ou purement mental que j’aurais pu lui donner : « Petite méditation sur la mort ». Je ne l’avais pas inscrit en tête de ce texte, parce qu’il me donnait l’impression diffuse mais assez poisseuse d’une prétention, d’une ambition que je refusais probablement d’attribuer au texte lui-même, ou par lesquelles je devais trouver un peu ridicule de chercher à le caractériser. Le terme de « méditation » – même hypocritement euphémisé par l’adjectif « petite » – me semblait un peu déplacé, un peu trop noble au regard de la réflexion subjective, autobiographique et pour tout dire très intime que je conduisais dans ce qui m’apparaissait bien davantage comme une sorte d’anamnèse expresse ou de confession expéditive qu’une méditation au sens proprement philosophique du terme. Bref, je tentais de faire le point, dans ce texte, sur l’idée que je me faisais de ma propre mort, idée largement « déclenchée » par un passage de la Lettre à Ménécée, du bon philosophe Epicure. J’y faisais la remarque – entre autres riantes considérations – que je n’avais pas peur de la mort (ou plus précisément, d’ « être mort »), mais que j’avais peur de mourir. « Dire que tant et tant ont réussi à mourir » dira plus tard frère Cioran, amuseur public s’il en fut jamais (et par certains côtés, pas si éloigné en esprit d’Epicure), infligeant au participe passé « réussi » l’italique destiné à insister sur le caractère somme toute prodigieux de ce… de cet… de cette… de quoi exactement ? De ce « geste » ? De cet « acte » ? De cette « entreprise » ? Mourir… Que l’on y songe un peu : mourir n’est pas « être mort », car mourir – en particulier lorsqu’on a le temps de se voir y passer et de passer tout court, à défaut peut-être d’avoir la « chance » d’une mort subite – est une expérience unique qui appartient encore à la vie, quand la mort avérée ne lui appartient plus. Mourir, c’est vivre l’expérience de la mort ; la mort, elle, n’est que la mort, c’est-à-dire le néant. A moins que… « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » s’interroge Marcel Proust à travers son Narrateur méditant sur la mort de Bergotte. Prudence bienvenue de ce cher Marcel dont ce crétin de François Mauriac disait que « Dieu est terriblement absent de son œuvre » (lui qui se prenait d’ailleurs pour un parangon de croyant parfait mais bien entendu dans la seule bonne et vraie religion, qui n’était pas la seule à couler dans le sang mêlé de Marcel, d’où peut-être, au pire la méfiance, au mieux l’incompréhension de Mauriac à son égard), alors que Proust lui-même ne concevait pas son œuvre et sa nature même sans un sens profond de la transcendance. Mais passons (c’est le cas de le dire), passons avant de passer, moi je passe bientôt, ouf ! je passe la main, je me passe de vous, je me passe de tout, je n’ai fait que passer, et la vie ne passe pas les plats à la mort, du moins pas à mon actuelle connaissance. Dieu fasse que ma mort, ou plutôt mon « mourir », soit impromptu.

 

Hier soir, invité par mon ami Pierre-Paul Puljiz, je me suis rendu à la résidence des Récollets, près de la gare de l’Est. C’est un ancien couvent édifié au tout début du 17ème siècle qui avait accueilli dans un premier temps « la communauté des frères mineurs des récollets, ordre franciscain qui prônait la fraternité, le devoir d’être joyeux en communauté et l’esprit universel », selon l’actuelle brochure de présentation. C’est aujourd’hui une résidence pour chercheurs et artistes étrangers. Pierre-Paul y organisait une soirée en l’honneur de la Santa Muerte, culte syncrétique né au Mexique, mêlant de complexes traditions païennes et chrétiennes et, dit-on, patronne – entre autres – des narcotrafiquants et des kidnappeurs, et plus généralement de tous ceux qui mettent leur vie (et accessoirement, celles des autres) en danger. Culte, il faut le préciser, qui n’est rien moins que morbide ou funèbre, et qui au contraire est célébré fort joyeusement tous les 30 octobre au Mexique, en particulier dans le quartier déshérité de Tepito où il est né et où il a bien prospéré. La soirée, à l’image de l’idéal des premiers frères mineurs, fut joyeuse, fraternelle et d’esprit universel. Il y avait là des gens du monde entier, résidents des Récollets comme visiteurs parisiens. Et un bel autel dédié à la Santa Muerte, où trônait une statuette de cette dernière, taillée par un artiste dans un arbre qui avait été abattu dans les jardins de la résidence. La mort était absolument étrangère à cette réunion et à cette soirée. La joie y était franche et transparente comme l’eau la plus pure.

 

Dany Laferrière, qui accompagnait Pierre-Paul dans son entreprise, habillé d’un jean, d’une chemise à carreaux et de baskets rouges (bien loin de l’Académicien qu’il est pourtant), m’a gentiment offert, avec un grand sourire plein d’un divin silence où perçait en toute simplicité sa profonde humanité, une mandarine en me disant : « Pour vous accueillir ». L’espace d’un instant, j’ai regretté très amèrement la mort tapageuse qui rôde en moi.

 


 

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