Savary, bouffon magnifique

Photos © Thierry Bellaiche

(autres crédits photos : voir au bas du texte)

 

 

C’était pas seulement pour faire les cons « gratuitement » (encore que cela leur eût suffi !) que Jérôme Savary (tel qu’en lui-même…) et son vieux complice Michel Dussaratici grimé en Jacques Offenbach – avaient complaisamment pris la pose pour cette petite mise en scène, assis côte à côte sur les marches de la façade de l’Opéra-Comique. C’était en février 2012. Je dirigeais un film sur la « vraie » vie parisienne de Jacques Offenbach, Savary et quelques grandes figures de sa fabuleuse troupe, le Grand Magic Circus, ayant accepté de se prêter au jeu de piste qui consistait à retourner dans quelques lieux parisiens auxquels le roi de l’opérette avait été associé, entre 1833, année de son arrivée à Paris depuis sa ville natale de Cologne, et l’an 1880, où il meurt des suites d’une idiote goutte, boulevard des Capucines – avant de « voir » sa gloire trôner sous la forme d’un buste de Franceschi, quelque part dans l’entrelacs des allées prestigieuses (mais sans retour) du cimetière de Montmartre. Presque cinquante ans de vie parisienne, tombeau compris donc, entrecoupés de longs séjours dans la résidence qu’il fit construire à Étretat en 1859, grâce à l’immense succès de son Orphée aux Enfers, « opéra-féerie » créé l’année précédente au théâtre des Bouffes-Parisiens et sorte d’ancêtre des blockbusters théâtraux d’aujourd’hui, avec force effets scéniques et autres splendides machineries destinés (entre autres épisodes plus potaches les uns que les autres) à donner à la fin de l’Acte I l’illusion de la descente aux Enfers, royaume en l’occurrence d’un Pluton plutôt pleutre… Mais le modeste quoique magnifique territoire d’Étretat ayant représenté la plus extrême concession d’éloignement géographique de Paris qu’Offenbach ait pu consentir dans sa vie, on peut dire en exagérant à peine que le compositeur, une fois tombé dans la marmite parisienne à l’âge de vingt-quatre ans, n’en est plus jamais vraiment ressorti… pour le plus grand bonheur d’une œuvre qui, devant beaucoup à cette ville, lui offrit en retour l’une de ses expressions les plus achevées et les plus parfaitement symboliques.

 

Jérôme Savary a « occupé le poste », joué le rôle serait peut-être plus juste le concernant, de directeur de l’Opéra-Comique entre 2000 et 2007, après quoi il fut remplacé par un autre Jérôme, Deschamps-le-Deschiens, fort talentueux lui aussi, mais qui « reprit le rôle » dans des conditions et avec un état d’esprit qui n’avaient pas l’air d’avoir entièrement plu au premier Jérôme (lequel se serait sans doute bien vu également – mais, cela va de soi, pour le seul plaisir d’une autodérision bouffonne qu’il maniait en maître pétri d’enfance – en Sieur Jérôme Ier de l’Opéra-Comique). Mon propos (en ai-je d’ailleurs un bien sérieux ?) n’est pas d’entrer ici dans les détails d’une trouble histoire de succession que j’ignore d’ailleurs pour leur plus grande part. Tout ce que j’ai pu en « savoir » a tenu essentiellement aux allusions discrètes mais amères qu’en faisait Savary, à la douloureuse nostalgie qui teintait l’évocation de ses souvenirs à la tête de cet établissement qu’il avait sorti en fanfare de sa torpeur académique, à son magnifique visage aussi lumineux que désenchanté lorsqu’il évoquait sa brutale éviction de l’Opéra-Comique et son remplacement par un homme qu’il respectait… pour son travail. C’est toujours mieux que rien.

 

Comme nous tournions ce jour-là à l’Opéra-Comique, ultime lieu offenbachien où furent représentés Les Contes d’Hoffmann à titre posthume en février 1881, quatre mois après la mort du compositeur, Savary, qui avait bien mijoté son coup, a sorti d’un air malicieux ces petits écriteaux dont il a confié un exemplaire à Dussarat, fidèle affidé fin prêt en parfait Offenbach. Posant ainsi en compagnie de son camarade avec un air de sérieux sous la surface ténue duquel on sent poindre la menace d’un irrésistible fou-rire, tenant ces bouts de carton griffonnés d’une annonce on ne peut plus explicite, tournant le dos à de lourdes portes en fonte qui s’étaient déjà abruptement refermées derrière eux quelques années auparavant, les compères entendaient ainsi « envoyer un message » au nouveau maître des lieux, un message dont ils savaient du reste qu’il ne lui serait pas envoyé (il n’était pas « fait » pour cela), détail sans aucune importance comparé à l’incomparable moment de pure poilade qui était à ce moment-là leur seule et unique intention. Savary, après la fin de sa belle aventure à l’Opéra-Comique qu’il estimait s’être finie assez bêtement en queue de poisson, était triste, amer sans doute, révolté sûrement, mais certainement pas rancunier ou aigri. Pas son genre. Trop bon, trop grand seigneur, trop fondamentalement amical, pour tomber dans cette facilité qu’il n’est pas donné à tout le monde d’éviter, dans le cours d’une existence « lambda » où la profusion des coups bas et des mesquineries en tout genre semble pourtant expliquer, sinon justifier un tel état d’esprit, si commun. Mais précisément, Savary n’avait rien de commun.

 

J’ai eu la chance, en particulier grâce à Alain Duault avec qui je travaillais pour ce film et qui l’avait convaincu d’y participer (Savary détestait paraître et jouer devant la caméra, la scène était son monde exclusif et jalousement choyé, c’est assez dire le don qu’il faisait en acceptant ce film), de rencontrer un homme merveilleux, abordant tout un chacun avec la même bonne simplicité, guettant la moindre occasion de se marrer, dans le travail ou en dehors, avec ses potes de toujours ou avec les premiers venus, avec des blagues grivoises ou en laissant s’épancher de truculents souvenirs de théâtre, bref, un homme décidé à se marrer tout le temps ou le plus possible, dans le plus pur esprit de Figaro répondant au Comte qui lui demande « Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ? » : « L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».

 

Ce jour-là à l’Opéra-Comique, il a simplement trouvé amusant que je le photographie avec son indispensable Michel Dussarat (lui-même transformé en son « double » Jacques Offenbach, et Savary se considérant lui-même comme un reflet ou un double contemporain du même Offenbach dont il a si magnifiquement servi les œuvres par ses nombreuses mises en scène), dans cette situation « théâtrale », piquante, déconnante, mais faite aussi pour rappeler qu’Offenbach avait été en quelque sorte viré en même temps que lui en 2007, puisqu’après l’avoir si bien servi et d’une certaine manière réhabilité pendant la période de sa direction, ses opérettes avaient mystérieusement disparu de la scène avec l’arrivée d’une nouvelle direction… Je crois que Savary se foutait complètement du « pouvoir », en particulier de celui qu’il avait eu en tant que directeur, et je crois pouvoir dire que le seul pouvoir qu’il respectait était celui de l’amusement et de la poésie que l’on peut donner sur une scène de théâtre, dont il voyait et entendait en Offenbach l’une des plus belles promesses. Mais il ne se moquait nullement de l’éviction de son cher Offenbach des nouvelles ambitions de l’Opéra-Comique. Cela l’attristait infiniment.

 

Jérôme Savary est mort environ un an après le tournage du film. Nous avions tourné ensemble dans bien d’autres lieux associés à Jacques Offenbach. Je me sens particulièrement ému quand je pense aujourd’hui que je lui ai fait découvrir (de son propre aveu) l’un de ces lieux qu’il ne connaissait pas : la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, près de la place de la République, où le jeune Jacob, fils de Isaac Judas Eberst, cantor de la synagogue de Cologne, alors qu’il venait de débarquer seul à Paris par la gare de l’Est en 1833, occupa lui-même la fonction difficile de cantor. Savary était lui-même très touché de découvrir et de venir dans ce sanctuaire de la jeunesse obscure de Jacob, pas encore devenu le grand et très fêté Jacques Offenbach, symbole goguenard et triomphant de l’ « immoral cancan ». Jacques et Jérôme se sont maintenant retrouvés, aux Enfers peut-être, pour une ultime et espérons-le éternelle rigolade…

 


 

Crédits photos sur Wikimedia Commons : portrait d’Offenbach par Nadar ; buste d’Offenbach par Franceschi ; Affiche d’Orphée aux Enfers en 1874, pour sa reprise au Théâtre de la Gaîté

 


 

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