Tentative d’épuisement d’une photo parisienne

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

À Georges Perec, illégitimement, immodestement, incongrûment, mais avec la reconnaissance sincère du lecteur en direction d’un esprit insondable.

 

 

Le verre aux armes de 1664, vide.

La bouteille de bière, vert bouteille.

Le paquet de clopes posé à plat sur le comptoir, près de la bouteille.

L’absence de cendrier, tout à fait normale au temps où ce cliché a été pris, où l’on pouvait fumer dans les bars mais où les cendriers étaient proscrits sur les comptoirs pour des raisons d’ « hygiène », les mégots finissant alors infailliblement sur des sols très variablement décorés, parmi lesquels on trouvait toutefois beaucoup de sols en « mosaïque casson », technique consistant à assembler des éclats de carrelage de formes et de couleurs différentes, dans le style « Art déco » des années 1920 et 1930.

La petite sphère argentée qui, grâce à un ingénieux système de glissement du bas vers le haut comparable à celui de la visière d’un casque, sait ouvrir sa grande gueule ronde pour offrir des carreaux de sucre (parfois appelés « cassons de sucre »), objet parfois appelé « sucrier boule ».

Les tireuses à bière, ou pompes à bière, ou fontaines à bière, qui tirent, pompent ou fontainent de la bière dans un fût invisible, généralement placé sous le comptoir ou en sous-sol.

La jolie porcelaine blanche ornée d’un délicat motif floral de la colonne soutenant la barre chromée où s’alignent les tireuses à bière, ou les pompes à bière, ou les fontaines à bière, elles-mêmes pourvues de robinets de tirage.

Les sous-bocks empilés en deux petits tas à peu près égaux, mais les uns carrés à angles arrondis, les autres circulaires, et posés sur la plaque d’acier dans laquelle est enchâssée la colonne de porcelaine à motif floral soutenant les tireuse à bière, ou les pompes à bière, ou les fontaines à bière.

Le torchon blanc blasonné d’une bande d’un rouge passé, reposant sur une barre de soutien sous la petite plaque d’acier sur laquelle se dresse la colonne de porcelaine à motif floral portant les tireuses à bière, ou les pompes à bière, ou les fontaines à bière.

Le pilier incongru planté en plein dans l’espace intérieur délimité par deux segments de comptoir, espace clos où évolue le barman ou le taulier, lequel s’était peut-être interrogé, au moment de prendre la décision d’acheter son commerce, sur le point de savoir si ce pilier indûment placé n’allait pas le faire chier pendant un bon bout de temps, c’est-à-dire tout le temps qu’il passerait à trimer en évitant ce foutu pilier au cours de ses innombrables déplacements derrière le comptoir pour servir les clients. Dans cette hypothèse, peut-être avait-il quand même acheté ce bar, parce que le prix demandé entrait dans son budget, mais qu’il avait maugréé contre son sort qui le condamnait à faire l’acquisition d’un lieu présentant une si pénible contrainte.

Sous le comptoir, une série de verres à pied retournés, donc le pied en l’air.

Sur la colonne murale de gauche, au fond, un cadre à liseré rouge, de forme rectangulaire et de format « portrait », contenant la représentation (collée sur un fond blanc) de l’intérieur d’un bar parisien, où l’on distingue un guéridon, un cendrier posé sur le guéridon, une banquette derrière le guéridon, puis dans le fond une baie vitrée séparée en panneaux par de fins montants métalliques, et enfin à l’extérieur, la frange d’un store-banne sur laquelle figure un nom, illisible en l’espèce.

A droite, coupé par le cadre de la photo, un arbre en pot qui peut être un « ficus à feuilles de sabre », dont les feuilles longues et recourbées dissimulent une photo ou un dessin dans un petit cadre rouge rectangulaire de format « paysage », fixé sur un mur ou une colonne murale.

Fixé en hauteur sur un autre mur ou une autre colonne murale, à droite de la porte vitrée du fond, le dessin encadré d’une Tour Eiffel à l’envers, visible dans la perspective du Champ-de-Mars resté à l’endroit.

A l’avant-plan, un segment de zinc du comptoir aux tons dorés qui malgré sa couche formée de l’accumulation de traces de doigts, renvoie de jolis reflets de formes abstraites.

Dans le fond, à travers la transparence des vitres, le nuancier de gris des façades d’une rue parisienne par un jour morne. Sur la vitre de gauche, au fond, de l’autre côté de la rue, des lettres au néon blanc alignent des mots qu’on ne peut pas lire ici.

 

Au centre de la photo, de profil, légèrement avachie, la gorge en écharpe, le regard dans le vague, la solitude de l’Homme.

 


 

Partager sur LINKEDIN et sur (d’autres icônes de partage au bas de l’article)

 

Lien : un texte intéressant sur l’ouvrage de Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, dans cette page du site L’Anagnoste 

 

Autres Impromptus...

No Comments