Un voyage (I)

Photos © Thierry Bellaiche

(Cliquez sur les flèches latérales pour le défilement des photos)

 

 

«Je contemplais, avec un sentiment inouï d’humour, la carte de l’Argentine étalée par hasard devant moi, un dictionnaire, en tombant, s’étant ouvert à cette page. Sans bouger, prodigieusement amusé, je savourais le comique exorbitant de la forme de ce pays, qui, je l’avoue, m’avait jusque-là parfaitement échappé et qui le surlendemain à nouveau m’échappait complètement.»

Henri Michaux, Misérable miracle 

 

 

L’homme est-il bien de ce monde ?

Je lâche la rampe mes amis, qu’on ne m’en veuille pas. On interprétera cette expression à loisir. Qui d’ailleurs pourrait bien m’en vouloir ? Pour m’en vouloir, il faudrait savoir que j’existe. Ceux qui savent que j’existe, il faudrait que ça les préoccupe. Ceux que ça préoccupe, il faudrait que ça les préoccupe au point de sentir que quelque chose ne va vraiment pas, qu’il faudrait agir, que ça leur donne l’impulsion, l’élan de « faire quelque chose », d’essayer au moins, de se proposer… Cela s’appelle la sollicitude (remplacée par l’ « empathie » de rigueur aujourd’hui), et peut-être la sollicitude n’est-elle pas de ce monde. Peut-être n’habite-t-elle pas dans la chair de l’homme, peut-être n’est-elle pas une réalité humaine, mais l’un de ces rêves, l’une de ces utopies comme il adore s’en fabriquer pour croire en la noblesse, en la « supériorité » de son existence. Quoi qu’il en soit, ça fait beaucoup de conditionnels pour pas grand-monde au bout de la chaîne… Le désert… Dieu ?

 

L’homme est-il bien de ce monde ?… Cette question absurde revenait en boucle dans ma tête usée, tandis que, placé de l’autre côté de la rue, je photographiais une file d’attente, de nuit. Pourquoi une file d’attente de nuit ? Je ne sais pas… C’était beau. C’était mystérieux, ou abstrait, ou irréel, difficile à dire. Les gens n’étaient plus vraiment des gens. Formes plates, géométriques, noires sur un fond éclairé, très lumineux même. Des souvenirs d’Henri Michaux me revenaient. Dessins mescaliniens vivants ? Peintures haschichines mouvantes ? Les ombres m’appelaient… Je dis « tête usée », c’était peut-être pas vraiment, ou pas entièrement ça… J’étais chargé de corticoïdes à hautes doses, à cause d’un problème de cervicales. Pas grand-chose, séquelle subite d’un accident vieux de vingt ans, sorte de Belle au corps dormant, qui se réveille d’un coup des années après un choc, pas grand-chose donc mais douloureux derechef… J’avais vu un rhumatologue à Paris, qui m’avait prescrit un traitement assez balaise, mais très calibré, « surtout vous respectez la posologie, et huit jours, pas plus, huit jours secs, et pas de sel, surtout pas de sel, et au bout de huit jours, on arrête tout ! 200 euros s’il vous plaît… ». Le con ! Il pouvait pas se douter faut croire, lui qui balance ces pharmacopées à tour de bras et d’ordonnances, lui qui fait joujou avec la mécanique des fluides comme un morveux avec sa boîte de « chimie amusante », il pouvait pas se douter du crash intérieur avec sa cortisone miraculeuse ! La substance faite pour moi ! C’est Dieu Soi-Même qui a mijoté cette médication pour me métamorphoser ! Et de quelle manière ! Cervicales mon cul ! C’est mon corps entier, à commencer par ce satané cerveau, qui s’en est trouvé transformé, lessivé, retourné comme un gant on aurait dit, un truc pas possible, quasi indescriptible, l’impression d’être investi d’un seul coup de super pouvoirs, tel un Peter Parker après la morsure de l’araignée providentielle, les sens s’élargissent démesurément, on boufferait la terre entière, on irait tenir tête bêtement à la première armoire à glace venue, plus besoin de dormir, de se « détendre » (bon pour les blaireaux !), bouffer même devient superflu, tout se met à cavaler à mille à l’heure dans la caboche, cent fois mieux que la coke, rien à voir, pas de comparaison possible, cette dernière passerait pour du sucre candi, du pipi de chat en poudre, non là c’était du sérieux, de l’imprévu dans les grandes largeurs, de l’inédit garanti sur facture, de la montée d’ascenseur supersonique vers les étoiles, et pas de terminus prévu au programme, tant que ça monte c’est du bon, on verra bien quand ça deviendra irrespirable tout là-haut, « misérable miracle » peut-être mais miracle quand même, la misère n’est toujours que de seconde main… on s’en fait une raison, pas vrai ? Mais huit jours, vraiment ? Huit jours ?? Huit putains de jours seulement ?? T’as le droit d’y croire, toubib ! Pas de sel dans la bouffe, je voulais bien (de toute façon, je bouffais presque plus…), mais arrêter ça au bout de huit jours ? No way man

 

Alors j’ai continué… bien au-delà des huit jours « à ne surtout pas dépasser »… J’ai bidouillé l’ordonnance pour pouvoir en racheter et m’en envoyer le plus longtemps possible. Entre temps, il a fallu que j’aille à New York pour le taf. J’avais emmené bien sûr mon petit trésor pharmaceutique parfaitement illicite, au moins au regard de la prescription d’origine… C’est comme ça que je me suis retrouvé sur ce trottoir de Manhattan, un soir, face à cette file de zombies. D’humains zombifiés. Leurs formes me fascinaient, ils n’en finissaient plus de dessiner des arabesques vivantes avec leurs corps désincarnés, je les voyais vraiment tels quels, comme ils atterrissaient dans mon appareil photo. Cependant, je ne pouvais m’enlever de l’esprit l’image du vieux rhumatologue dans son vieux cabinet avec ses petits yeux perçants, enkysté à Paris. Pouvait-il se douter ? Les médecins vous guérissent dans le meilleur des cas, mais ils oublient tout, ce sont les plus grands amnésiques de la planète. Ils doivent avoir leurs raisons… Toujours est-il que j’aurais dû l’écouter… écouter la Raison. Les suites de cet excès de cortisone – cerveau hérissé de toutes les plus folles prétentions – furent désastreuses.

 

L’homme est-il bien de ce monde ?

Question bizarre qui est tombée ce soir-là dans ma tête, avec ces formes « humaines » étranges. Ce sont elles qui m’ont renseigné. Enseigné. Tout comme est tombée, à ce moment, cette impression qui ne m’a jamais lâchée depuis, l’impression de « lâcher la rampe », et son sombre corollaire, le désert humain qui s’étend autour de vous… La sollicitude humaine qui n’arrive jamais vraiment. Mollement. La solitude la plus absolue au bout du voyage le plus merveilleux. Cela ne faisait que commencer…

 


 

Autres Impromptus...

No Comments