Une île

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Je peindrai ici l’image du Porc »

Paul Claudel, Le Porc, « Connaissance de l’Est »

 

 

Quand Ivo Pitanguy est mort, le 6 août 2016, il y a un an tout juste, pas mal de souvenirs me sont revenus, mais de façon assez curieuse, détournée ou contournée par rapport à la personne même de cet illustre chirurgien brésilien, puisque je ne l’avais pas connu personnellement, mais que j’avais connu son île privée, Ilha dos Porcos Grande, dans la baie de Angra dos Reis (« Baie des Rois »), une petite ville située à environ cent-cinquante kilomètres au sud de Rio de Janeiro. Une sorte de pied-à-terre pour millionnaire au milieu de la mer. Dans les quelques articles nécrologiques que j’avais pu parcourir, on parlait d’une « Île des grands cochons », traduction possible en effet du nom original, à moins qu’on ne lui préfère « Île des gros Porcs », alternative moins seyante quoique ne manquant pas d’un certain cachet. Une île sans port, est-il besoin de le préciser. Un simple ponton suffit à y accoster.

 

À vrai dire, en débarquant avec une petite équipe de tournage sur cette île (déserte en cette période), à l’hiver 2007, son nom tout à fait fascinant en raison même de son incongruité (comment peut-on avoir l’idée de baptiser Ilha dos Porcos Grande une petite île possédant tous les luxuriants et parfumés attributs d’un endroit que l’on qualifiera, selon le terme consacré, de paradisiaque ?), ce nom, donc, entrait en résonance plus étrangement encore avec celui d’une autre île, « littéraire » celle-là, L’Île du docteur Moreau, ou l’enfer sur terre imaginé par cet excellent agité du bocal, H. G. Wells (grand fomentateur foutraque, également, de La Machine à explorer le Temps, de L’Homme invisible et autre Guerre des mondes, ce qui n’est pas rien). Non pas en raison d’un quelconque rapprochement, qui eût été des plus déplacés, entre le bon docteur Pitanguy, chirurgien-plasticien des stars mais aussi, et gratuitement, et pour les « réparer », de bien des gueules cassées et autres malheureux venant des favelas de Rio, et le diabolique docteur Moreau, odieux falsificateur de l’ordre naturel des choses, mais peut-être parce que ce terme « bizarrement placé » de porcs pour nommer une île charmante sous les tropiques me ramenait irrésistiblement à la notion d’animalité sauvage, incontrôlable, abyssale, qui se trouve au cœur de la réflexion sur l’homme de H. G. Wells. Allais-je rencontrer de gigantesques « hommes-porcs » sur cette île bien jolie et bien verdoyante ? Allions-nous, mes camarades et moi-même, comme dans un cauchemar tombant réellement sur nous, alors que nous étions maintenant bien loin de tout secours ou recours possible, devoir affronter des créatures difformes, mi-hommes mi-bêtes, chez lesquelles il y aurait peu d’espoir d’éveiller la plus infime compassion quant à notre fragilité et à nos peurs ? Voilà à quelle lubie m’amenait ce nom pourtant remarquable d’Île des Grands Porcs qui depuis, telle une rêverie proustienne et charcutière sur les noms, ne cesse de me bercer de ses incompréhensibles sortilèges…

 

En réalité, je n’y vis que des perroquets multicolores et quelques biches endormies, représentants tout à fait normaux de leurs espèces respectives, animaux par ailleurs assez peu propices à l’entretien de cauchemars sombres et angoissants. Quoique… 

 

Le cerveau, entrelaçant en permanence souvenirs plus ou moins précis et présents dans notre conscience, pensées plus ou moins approfondies ou opportunes, rêveries tantôt rassurantes – par exemple, une île paradisiaque – tantôt angoissantes ou phobiques – par exemple, un fort animal sauvage, potentiellement hostile –, prend parfois de ces chemins détournés, compliqués, alambiqués, pour ne nous servir en fin de compte – du moins à un moment donné – qu’une sorte de « résidu » ne représentant qu’assez mal toute la richesse, toute la complexité, enfin la complétude de ce qui se trame dans ce cerveau, lequel de ce fait – pour employer une métaphore un peu facile et même un peu éculée – serait comme un iceberg, sorte de « montagne immergée », dont la plus grosse partie – la lourde et riche masse minérale – nous demeurerait invisible et inaccessible, quand la plus petite, émergée, petit sommet en forme de chapeau pointu, ne nous apparaîtrait que comme un appendice dérisoire.

 

Je me souviens qu’à la fin du tournage, qui nous avait demandé une après-midi entière, et au moment de reprendre le petit bateau pour quitter l’île du docteur Pitanguy – toujours le sortilège des noms, et des associations bizarres qu’ils amènent parfois, je suppose – j’ai, l’espace d’une seconde ou deux, « vu en esprit» le retour de ce beau texte de Paul Claudel, Le Porc (très puissant portrait d’un porc, donc), que l’auteur termine par cette phrase énigmatique et cependant souterrainement édifiante : « Je n’omets pas que le sang de cochon sert à fixer l’or ».

 


 

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