Vert de rire

Photo & Texte © Didier Betmalle

 

 

Comme promis, pour fêter la publication de l’Impromptu N°100 (« Sang », publié le 30 août), le site s’ouvre, à partir de maintenant, à des contributions d’auteurs invités. La première d’entre elles, l’Impromptu N°101, est signée Didier Betmalle. Didier est un auteur dont beaucoup d’entre vous connaissez bien le travail. Je me demande du reste si le mot « auteur » le qualifie suffisamment, tant le geste (on pourrait aussi bien dire, le concernant, la Geste) artistique de cet homme semble vouloir dépasser, défier même, les catégories fixes justifiant l’emploi de ce mot. Geste éminemment libre, brillant, profus, généreux, « insaisissable », établissant à tout moment des passerelles d’un genre à un autre, de l’écriture à la photographie, du dessin et de l’aquarelle au collage ou à l’ « expérience graphique » (voir sa passionnante série de « lézardes » dans son site), mais aussi, à l’intérieur même du vaste domaine de l’écriture, des différents genres (roman et nouvelle notamment) à la critique littéraire. J’aimerais d’ailleurs m’arrêter un instant sur ce point. Comme chacun sait, la critique littéraire classique ou conventionnelle s’occupe principalement des ouvrages d’auteurs déjà « reconnus » (à tort ou à raison d’ailleurs, mais c’est une autre histoire…), se contentant ainsi d’avancer en terrain connu, balisé, dans une sorte de pilotage automatique de l’exercice critique ou d’embourgeoisement de la « pensée critique », laquelle dans ces conditions n’aurait plus de « pensée » que le nom… L’immense critique Gaëtan Picon (trop tôt disparu, en 1976, à l’âge de 61 ans), dans « L’écrivain et son ombre », a opportunément théorisé le rôle véritable du critique littéraire : s’aventurer parmi les œuvres d’auteurs ne jouissant pas encore de reconnaissance « officielle » ou du moins suffisamment étendue, et tenter d’y faire un tri – car c’est nécessairement cela, l’exercice de l’esprit critique – entre les différentes valeurs, les différentes qualités qui s’y présentent dans le plus grand fouillis et la plus grande indifférenciation. Certes, un tel critique, capable de s’avancer dans une forêt d’œuvres inconnues, de les lire et de les assimiler, n’aurait pas pour autant nécessairement, à tout coup, la science infuse qui lui permettrait de décréter ce qui mérite d’être retenu, mis en lumière, et ce qui devrait demeurer, en toute justice et justesse, dans l’ombre opaque de l’anonymat. Autrement dit, même un tel « héros » pourrait, in fine, se tromper… Mais au moins peut-on, doit-on même lui reconnaître le mérite d’exercer pleinement la véritable vocation du critique littéraire : s’aventurer en terrain vierge, en toute indépendance d’esprit, loin de l’esprit d’entre-soi et de « déjà vu » (déjà-lu pourrait-on dire) qui règne massivement dans les milieux éditoriaux et ceux de la « grande presse »… Didier Betmalle est un critique littéraire – un certain nombre d’entre vous le savent pour avoir vu leurs ouvrages commentés par ses soins – dans la noble lignée de Gaëtan Picon. Il prend le temps de lire et d’écrire sur les autres, sur ses contemporains proposant leur travail, souvent avec beaucoup de solitude et de difficulté. Mais j’ajoute – et c’est pour moi très révélateur du caractère « inclassable » de son geste artistique – que son travail de critique littéraire fait aussi partie intégrante de son œuvre littéraire : le soin qu’il y apporte à l’écriture elle-même (indépendamment même du fait qu’il « donne son avis ») montre bien le constant état d’éveil stylistique qui le travaille en profondeur. Qu’il en soit ici remercié, en tout cas moi, je le salue avec affection et admiration. Et je suis heureux et honoré qu’il apparaisse aujourd’hui comme le premier auteur invité des Impromptus…

 

*

 

VERT DE RIRE, photo et texte de Didier Betmalle

 

 

Qu’est-ce que tu dis, Gertrude ? Rien ? Rien de rien ? J’aurais dû m’en douter. Pourtant, j’ai bien cru te voir frissonner de la feuille, là-haut ! Mais bon, ça fait tellement longtemps que tu gardes le silence, j’vois pas très bien ce que tu pourrais trouver à me dire tout à coup. Ça fait combien de temps ? Hein ? Combien de temps au total, que j’attends ici, toutes les fois confondues ? Et pour quel résultat, finalement ? Puisque me v’là rendu au même point crucial. Comme toujours. Je vais y passer et le jour approche. C’est toi qu’as raison, autant rester planté là et végéter tranquillement. Toi et tes congénères vous êtes des modèles de patience. C’est sûrement pour ça qu’on vous colle dans les salles d’attente. Pour donner l’exemple.

 

Le problème, c’est que c’est pas très sain comme atmosphère, avec tous ces gens qui mouchent, qui toussent, qui crachent, se radinant ici avec leurs miasmes comme si c’était un lieu d’exposition ou de concours pour toutes leurs petites misères. Et les plus dangereux, c’est les silencieux, avec leurs yeux fiévreux, qui s’écoutent bien souffrir, bien concentrés là, avec des airs de comploteurs, sûrs de détenir un trésor inestimable. Des fois, ils te choisissent, ces odieux donateurs ! Ils posent leurs regards sur toi comme s’ils avaient décidé de t’offrir l’insigne honneur de partager leur bonheur morbide. Franchement, faut avoir une santé de fer pour résister à ça sans broncher. Ça fait de toi un modèle de santé et de résistance, une vraie réclame pour le toubib !…

 

J’irai pas jusqu’à dire que t’es belle, mais bon, t’as quand même de l’allure, là, dans ton coin. T’as un petit côté soldat au garde-à-vous, mais sinon, t’as un joli teint… Moi j’ai jamais aimé les plantes. Ça te surprendra pas. D’ailleurs j’ai dû déjà te l’dire. J’ai pas de tact. Et pis si ça se trouve tu t’en fous complètement. T’es sûrement pas du style à te mettre la rate au court bouillon pour des histoires de susceptibilité. Je vais te dire, de ce point de vue, on se ressemble. Il est pas encore né celui qui me fera de la peine. C’est pas pour rien que j’ai jamais voulu de mioche, c’est trop fragile… comme les bonnes femmes ! Et moi j’suis bien trop vache.

 

Qu’est-ce que les gens peuvent perdre comme énergie et comme temps avec leurs histoires de respect mutuel ! Qu’est ce que ça peut bien changer, au bout du compte, à la vérité des vérités ? Je t’aime pas ! Un point c’est tout. Tu m’aimes pas non plus ? et bien voilà ! On est quitte ! À la revoyure ou à jamais. Moi ça a toujours été à jamais…

 

C’est fou comme elles veulent que tu les comprennes. Et surtout comme elle veulent te comprendre ! Au point qu’elles y croient, et s’en vantent même ! Quelle connerie ! Mais moi je veux pas qu’on me comprenne. C’est pas seulement que j’en ai rien à foutre, c’est que je veux pas qu’on s’immisce, ne serait-ce que d’un ongle du petit doigt, dans mon eau de self. Je veux pas être compris. C’est le service qu’est compris, moi je suis incalculable ! Et je veux surtout pas qu’on essaye de me mettre en équation. Voilà tout.

 

Tu sais ce que je suis, toi, j’te l’ai déjà dit. Un foutu peintre du dimanche. J’ai jamais su faire autre chose. Et surtout j’avais pas envie. M’enfermer dans des bureaux avec des cons qui savent même pas pourquoi ils bossent, à part pour remplir leur porte-monnaie et le vider aussitôt pour remplir leur frigo. Non, merci ! Pas pour moi… Ni même la vie au grand air à cultiver ou soigner les bêtes. Merci bien ! J’ai donné quand j’étais mioche. Mais le pinceau, ma Gertrude ! Ça c’est quelque chose, le pinceau !… Tu vois, là, je te regarde, et par la magie du pinceau, je t’aime. Mais pas je t’aime comme ça, vite fait. Je t’aime dans tout ce que tu es. Tes moindres nuances de couleur et de lumière, tes moindres ombres et courbes cachées, la forêt de tes feuilles entrecroisées, l’organisation de tes bouquets aux formes explosives, comme des petits jets d’eau ou des petits feux d’artifice, qui s’étagent sur toute ta hauteur, tes zones de fraîcheur, les bords veloutés et les pointes coriaces de tes sabres, tes épis, là-haut, qui te donnent une allure d’adolescente qui sort du lit à plus d’heure, ton côté vacillant aussi, inclinée comme si t’allais bouger et puis tu te dis « Oh ! non, c’est pas la peine, restons dans mon pot, dans mon coin, c’est petit et ringard ici, mais c’est pas si mal, on rencontre parfois des gens intéressants, des artistes ! », ahaha ! Sacrée Gertrude !

 

Le pinceau, tu vois, c’est une façon de pénétrer l’existence, sous n’importe quelle forme qu’elle se présente, avec amour, pleinement, sans aucune restriction, et faire l’amour pour l’amour, pour le plaisir qu’on s’offre. Si tu veux, je te ferai un portait. J’sais pas quand, ceci dit. Pis ce sera si j’ai le temps et la force. Je me plains pas, tu sais bien que c’est pas mon genre les jérémiades, mais je sens que j’suis au bout. J’ai le goût, mais plus l’énergie de cuisiner. C’est con quoi ! Je suis trop vieux… Ils me font marrer ceux qui s’illusionnent, qui se cherchent encore des beaux restes, des raisons de se croire encore capables d’allumer le feu et de jongler avec les épices. Ou alors ils sont vernis. Depuis toujours. Et dans ce cas-là ils feraient mieux de fermer leurs gueules de bijoux plaqués or, plutôt que de faire la roue devant le parterre nécessiteux. On peut être vache mais pas sadique et con ! Je sais plus pourquoi je te disais ça, ma pauvre Gertrude…

 

Dis donc, qu’est-ce qui fout ton toubib ? Toi qui tends la feuille à sa porte, il a bientôt fini ou quoi ? Un corps, quand même, ça contient pas d’aussi longs mystères ! Pas ici, en tous cas ! Quoi qui cherche aussi longtemps ? Qu’est-ce que tu dis ? Rien de rien ? J’aurais dû m’en douter. T’en a pas marre de la fermer ta gueule toi ? Avec tout ce que t’as pu ouïr ici, y en auraient qu’écriraient des volumes ! Justement ! C’est ça que j’aime chez toi Gertrude, tu purifies. T’éclabousses pas la merde en retour, non. Tu filtres, tu recycles. T’absorbes en silence, et avec la même discrétion tu fabriques un oxygène tout propre. Un peu de lumière et hop ! le travail est accompli. De la lumière !… C’est ton pinceau à toi. Ta manière de digérer le monde avec toutes ses saloperies. On est pareil toi et moi, ma Gertrude. Je finirai aussi dans un pot. Un pot à moi. Ahaha ! Sacrée Gertrude !

 


 

Retrouvez le site de Didier Betmalle, passionnant « laboratoire artistique », en cliquant ici : Clavier, pinceaux, casseroles et trois petits points 

 

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