Araldus, David Pascaud et la littérature

« Marginalia », enluminure du Moyen-Âge

 

 

Notes sur Araldus, de David Pascaud

 

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« Que ne suis-je jeune ! Comme je travaillerais ! Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons ! La moelle nous manque généralement ! Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là ; et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores »

Gustave Flaubert, Correspondance, à Louise Colet, 7 avril 1854

 

« Le vice le plus destructeur est le vice du renoncement »

Didier Betmalle, La violence du renoncement (Recueil de nouvelles « Sois sincère »)

 

 

 

L’un de mes plus anciens souvenirs de (sale) gosse s’émerveillant de trouver un plaisir inouï (« in-ouï » ou « non ouï », au sens étymologique : « ce qui n’a jamais été entendu ») dans la lecture d’un livre, tient à ce que j’éprouvais une sorte d’angoisse diffuse, une sourde et irrépressible mélancolie à l’approche de la fin du livre, celui-ci fût-il volumineux et à ce titre, encombrant par ses proportions pour un jeune lecteur non encore « fait » aux lectures longues, appliquées, endurantes, qui supposent en quelque sorte un rapport au temps maîtrisé, mature, adulte en un mot, loin du jeu de flipper qui fait office, dans le cerveau des enfants (y compris dans le mien à l’époque, car je ne faisais pas que lire, loin de là…), de « rapport au temps », avec ce besoin compulsif qui les possèdent de passer en un coup de levier d’une activité à une autre, d’un vague dessin fait-maison à la destruction perverse du château de cartes de la sœurette, puis de l’écran de télé à la confection branlante d’une maquette de bateau, se voyant du reste peut-être eux-mêmes comme des billes qu’il s’agit de lancer à tout moment vers une nouvelle et imprévisible destination. C’était – merveille d’une mémoire sur ce point restée intacte, précise, lumineuse, quand ce qui l’environne à la même époque n’est plus qu’opaques décombres – avec Vingt mille lieues sous les mers, dont mon acheminement, après une traversée héroïque de son océan de mots, dans les parages de ses dernières pages, et vers sa fin certaine, me plaçait dans un état fébrile et dolent dont je ne cernais pas précisément la cause et encore moins la nature, tout ce que je pouvais en percevoir n’étant comparable qu’à une envie de chialer, comme quand on doit se séparer de potes de fraîche date, sur un morne quai de gare aigrement assaisonné de tous les parents hilares, après un mois de colo passé à fraterniser avec ces inconnus magnifiques dans l’euphorie incomparable des pires coups pendables commis en commun et des confidences profondes de l’enfance, faites mutuellement. Merde ! En tournant cette foutue dernière page, j’allais quitter pour tout de bon Aronnax, Conseil, Ned Land, les forêts sous-marines, les combats épiques contre les calmars géants, les trésors de l’Atlantide, et ce mystérieux misanthrope qui me fascinait au plus haut point, le capitaine Nemo, dans son antre mobile du Nautilus, symbole inextricable d’enfermement atroce et de liberté absolue (un lieu fait pour moi, donc), j’allais donc quitter ces hommes, ces mers, ces aventures, ces lieux et ces lieues, et sans doute la tristesse qui montait en moi, comme le sombre et puissant gonflement d’une marée haute, à la perspective de cette lugubre réalité (refermer un livre qu’on a passionnément aimé) m’a-t-elle appris – il n’est pas de réel apprentissage sans souffrance – toute la joie ambigüe, amère, presque déceptive, que procure la littérature, lorsque dans l’achèvement même d’une œuvre aimée, après un merveilleux voyage dans ses profondeurs, elle semble vouloir se refermer sur son propre monde, sur ses propres beautés, sur son propre mystère… Illusion momentanée, sans doute, due à la simple frustration de voir s’arrêter le plaisir purement sensoriel de la lecture, et la divine compagnie qu’elle procure… Car Dieu merci, ces œuvres aimées, puis rangées sur une étagère, nous les gardons en nous…

 

Lorsque j’ai approché de la fin d’Araldus, de David Pascaud – livre moins volumineux que Vingt mille lieues sous les mers mais dont on sent dès les premiers mots toute la tenue et toute la densité, comme une invitation à entrer dans une forêt attrayante, enchanteresse, mais dont les abords majestueux et presque hiératiques peuvent donner quelque appréhension –, j’ai retrouvé intact ce même sentiment « innocent » de mes premières lectures : l’angoisse de devoir sortir de ce monde pourtant en lui-même assez angoissant, le cafard de devoir quitter, en refermant ce volume, un homme, des hommes, des femmes, des gosses et des vieillards, des puissants et des misérables, des paysages, des masures et des palais, des bêtes, des plantes, des beuveries, des batailles, des naissances et des morts, de fausses grandeurs et de vraies décadences, un temps, des temps, enfin une voûte étoilée de pensées, de sensations, de paroles, de sentiments, comme seule une littérature accomplie peut nous en restituer l’existence concrète et mythique tout à la fois… Toutes choses en somme (et bien d’autres encore) qui s’y trouvent si présentes, si vivantes, si « tangibles », si fortement incarnées, que tout au long de ma lecture, elles se sont imposées à moi comme des « êtres » réels auxquels on s’attache, avec lesquels se produisent naturellement des échanges « d’esprit à esprit », et dont la dissipation soudaine, avec le repli de la dernière page, peut infuser en nous une profonde mélancolie, comme c’est toujours le cas avec le surgissement dans notre vie d’œuvres fortes. Car Araldus est un livre de haute volée, de ces œuvres qui enclosent en elles le secret insaisissable des mondes imaginaires, très substantiels pourtant, et réellement bâtis par la seule puissance d’un Verbe mystérieusement incantatoire…

 

N’étant pas critique littéraire (on n’aura pas manqué de le noter aux commentaires pour le moins impressionnistes qui précèdent…), je n’aurai pas l’imprudence de me lancer dans un examen global et linéaire (et encore moins « orthodoxe ») d’Araldus, préférant plus simplement évoquer quelques aspects qui m’ont particulièrement frappés au fil de ma lecture, ressortant avec un relief saisissant en eux-mêmes, par la puissance du texte, en même temps qu’ils s’arrimaient à des souvenirs, à des pensées, à des songes qui eux m’appartiennent en propre, ce qui me semble être d’ailleurs l’un des principes du bonheur littéraire : lorsque l’œuvre (parce qu’elle nous « parle » et que nous la reconnaissons comme fraternelle) s’insinue en nous comme l’amorce d’une chaîne de causalité qui en se développant, accroche et relie peu à peu les « tableaux » de notre propre psyché…

 

I – Araldus ou la connaissance

Dans le passage de sa correspondance placé en exergue, Flaubert « théorise » au débotté, à l’intention de sa chère Louise Colet, une composante fondamentale de la « création » littéraire, qui précisément ne relève pas à proprement parler de la création, mais plutôt de son soubassement, de sa « préparation », de ses conditions futures d’existence : la connaissance acquise, assimilée, macérée dans l’esprit de l’auteur avant de se trouver naturellement infusée dans l’écriture, non pas comme un étalage (au marché) ou une démonstration (au supermarché), mais comme sa respiration ou sa circulation sanguine. Araldus est pétri d’une connaissance intime de la géographie, des personnages, des faits politiques du Haut Moyen Âge dans le Poitou, mais bien au-delà de ces catégories générales ou de cette culture classique, cette connaissance – avec ses termes appropriés, ajustés, dessinant le récit à la ligne claire – semble contaminer les moindres recoins de son récit, ses moindres détails, bâtisses, ustensiles, armes, plantes, vêtures, minéraux, animaux, tout y passe, tout y est, comme si l’auteur s’était rendu « sur place en ce temps-là », et comme s’il avait réellement et quotidiennement côtoyé, en ce temps-là, dans ces lieux-là, ces êtres, ces choses, ces faits, jusqu’à faire se correspondre et se fusionner la connaissance et la vie, le savoir et la plus frémissante évocation sensorielle…

Flaubert, qui savait ce qu’était le mot juste et la recherche obstinée du mot juste (lui qui se considérait comme un « tâcheron des lettres »), parle de moelle pour qualifier non pas l’écriture en tant que « création », mais ce qu’un écrivain est capable (ou pas…) de transfuser de réelle connaissance dans un travail d’écriture dont cette connaissance est précisément la condition même d’existence en tant que (éventuelle) création. Autrement dit, dans son esprit, il fallait à l’écriture une sorte de préalable d’une grande solidité, d’une grande richesse, requérant par ailleurs une certaine patience et une humilité certaine, à savoir le temps de la connaissance, l’écriture proprement dite n’en devenant plus tard qu’un réceptacle le plus idoine possible… comme l’os contient la moelle. D’une certaine manière, rien n’est plus facile que d’écrire sans la connaissance. Il suffit de savoir écrire. Mais apporter cette moelle de la connaissance dans l’écriture, autre histoire… Araldus est une œuvre de cette catégorie, remplie de cette moelle, et de la moelle la plus plantureuse, la plus nourrissante, la plus goûtue…

 

 

II – Araldus, loser magnifique

Tout au long de ma lecture (et ce sentiment gagnait en intensité à mesure que j’approchais de la fin du livre… et de la vie du sire Araldus), je me suis demandé qui était vraiment cet Araldus, personnage complexe, ne manquant – en dépit de ses failles, de ses limites, de ses faiblesses – ni de qualités ni d’une certaine lucidité, dans le cours d’une existence longue et chaotique, vaillante et glorieuse par moments, soumise cependant à bien des vicissitudes et bien des traverses. Certes, l’impression d’avoir affaire à un homme « empêché » par les événements et par une structure sociale pyramidale intraitable, mais empêtré aussi bien dans sa propre sphère mentale restreinte (tout comme il l’est physiquement dans son castrum) me semblait dominer l’ensemble de ce morne destin qui se traîne en longueur comme une nuit qui n’en finirait pas. Toutefois, la question de savoir si Araldus est un loser ou un type qui – entre hauts et bas de l’existence – a « bâti quelque chose » (comme il cherche à s’en faire accroire à la toute fin de sa vie) n’est pas si simple à trancher. Car au fond – et c’est d’ailleurs, je trouve, une question sous-jacente mais permanente et obsédante qui parcourt tout le livre –, que signifie « réussir » ? Réussir une vie ? Sur quoi, sur quels principes, sur quelles notions, par rapport à quels rêves ou idéaux de départ, la « réussite d’une vie » s’indexe-t-elle ? La définition que l’on donnait soi-même, jeune, à cette « réussite », peut-elle raisonnablement, sincèrement, honnêtement, changer en cours de route ? Et si – sur le tard… – changement de définition il y a, ne risque-t-il pas, ce changement, de n’être que le masque grimaçant et pathétique d’un renoncement pur et simple de la définition d’origine ? Toute la force, toute la subtilité du lent travail de narration de David Pascaud, ainsi que l’exploration abyssale qu’il mène à l’intérieur de son personnage, tiennent à l’ambiguïté, au « tremblé » qu’il parvient à maintenir jusqu’au bout dans le jeu de ces questions qui concernent, me semble-t-il, la quasi-totalité de la tourbe humaine…

Cependant (sans doute ne suis-je pas en veine de la même subtilité que celle dont l’auteur d’Araldus a su faire preuve), la résonnance dominante qui demeure pour moi après avoir « quitté » ce livre, et intériorisé selon mon propre tempérament le destin et l’ « être » d’Araldus, c’est bien celle d’un fiasco monumental. Araldus est – du moins au miroir de mon naturel d’optimiste effréné, ha ha ha ! – un roman poignant, désespéré, d’une noirceur de suie, sur l’échec. Plus exactement, sur l’enchaînement de causes et d’effets qui, tout au long d’une existence qui pourtant semble vouloir faire « au mieux », ne mène qu’à la réalité brute et impitoyable d’un pathétique ratage. Un long, lent, inexorable processus d’effilochement des prétentions, des aspirations, des décisions, des rêves et des défis, dans la trame épaisse et glaciale du temps qui passe de la jeunesse vaillante et brillante jusqu’à la vieillesse impuissante, laquelle ne trouve plus autour d’elle qu’un monde au mieux indifférent, et de façon plus insidieuse, condescendant et faussement respectueux. Sauf à se raccrocher à cette bien fragile raison de croire qu’en fin de compte, on a « réussi » quelque chose : mes enfants sont formidables, mes enfants feront mieux que moi, et mes enfants, c’est moi… Le CQFD du loser…

Araldus, c’est le héros qui ne décolle pas. Petit seigneur au 10ème siècle quelque part dans l’ouest de la France, au service de la puissance comtale lointaine et « inaccessible » sise à Poitiers, il est parfaitement conscient de la réalité comme des limites de son « pouvoir », dans un monde certes pullulant de dangers, de luttes territoriales, d’envahisseurs débridés, de brigandages en tout genre, mais assis sur une inflexible (et redoutablement efficace malgré les tentatives permanentes de le déstabiliser) volonté d’organisation et d’ordre social. Un ordre dont notre homme n’est qu’un maillon, bien à sa place, toujours la même… Et Araldus – c’est le moins que l’on puisse en dire – n’est pas entièrement satisfait de cette place. Mais c’est l’homme qui ne parvient jamais vraiment à s’affranchir, à prendre son destin en main, à « passer à la vitesse supérieure », à transcender son état d’origine, à transgresser

Quand un féal se voit en féal (et je parle ici du féal que n’importe qui, inféodé à n’importe quoi, peut être aujourd’hui), se pense en féal, se comporte en féal, dût-il en éprouver de la colère et de la révolte contre lui-même, dût-il même prendre la décision « ferme » de secouer ses chaînes, d’en finir une bonne fois pour toutes avec son odieux état de dépendance, le résultat est toujours le même : il reste féal. Vérité d’Araldus il y a mille ans, vérité de l’homme « moderne », vérité de toujours…

Dans L’Ange exterminateur, Luis Buñuel montre un groupe de personnes de la bonne société mexicaine, réunies dans un grand salon bourgeois pour un brillant dîner, après une soirée à l’Opéra. Tout se passe bien, les gens savourent les plats servis, devisent agréablement, chacun à sa place dans cet ordre social parfait. À la fin du dîner, alors qu’ils veulent prendre congé et rentrer chez eux, les convives se rendent compte qu’ils n’arrivent pas à sortir du salon. À franchir le seuil de la porte de la maison de leur hôte pour s’en aller. Il n’y a aucune barrière physique, aucun obstacle « constatable » à leur départ, tout dans ce monde bien organisé semble « normal », mais rien n’y fait : ils sont coincés dans le salon, prisonniers, mystérieusement retenus par une force invisible mais surpuissante. Leurs propres chaînes intérieures… Et ce qu’ils vont devenir après plusieurs jours et autant de nuits dans cette irrationnelle (et en même temps très personnelle) réclusion ne sera pas beau à voir…

Araldus, le maître enchaîné, c’est précisément l’homme de ces chaînes mentales, les pires, celles que l’on consent (plus ou moins consciemment) à laisser nous asservir… à quoi ? À des puissances extérieures inexorables ? Certes… c’est vrai, cela existe. Même Napoléon a fini par chuter, par le jeu des circonstances, des forces qui s’abattaient sur lui, l’épouvantable caillante de Russie, Waterloo et tout le tremblement. Mais le vrai champ de bataille, c’est à l’intérieur qu’il se situe. Et c’est contre soi même que l’on perd ou que l’on gagne…

David Pascaud a eu la grande intelligence de tracer la trajectoire d’Araldus comme s’il s’agissait d’un héros « névrosé » de notre temps. On le comprend, on le « saisit », on l’accompagne jusqu’à la fin, on se l’approprie, parce que du fin fond de ses mille ans et de son domaine « disparu » des « Quatre rivières du nord », il nous renvoie l’image d’un homme terriblement contemporain, embourbé dans des luttes trop dures pour lui et dans la déchéance des illusions perdues. Il rejoint ainsi la grande tradition (très riche dans la littérature française) des héros fracassés, ou des antihéros, ou de ce que l’on pourrait appeler des infra-héros, Emma Bovary, le Des Esseintes de Huysmans dans À Rebours, le Bardamu de Céline, le Meursault de Camus, le Roquentin de Sartre, autant d’enchaînés qui, comme Araldus, n’arrivent jamais à faire de leur vie un destin.

 

III – Un peintre de la nature

David Pascaud s’inscrit avec une indiscutable réussite dans la filiation des grands descripteurs-décrypteurs de la nature. Restituer la nature par le verbe n’est pas une mince affaire (on n’est pas loin, du reste, du problème de la connaissance évoqué plus haut : ne faut-il pas connaître intimement cette nature, et les mots de cette nature, pour pouvoir la restituer ?). Je me souviens, quand j’allais, enfant, au cours de Talmud le dimanche matin, le rabbin nous expliquait que la particularité absolument unique de l’hébreu biblique par rapport à toutes les autres langues humaines, à commencer par les lettres mêmes de son alphabet, c’est précisément que ce ne sont pas seulement des lettres, avec les mots qu’elles forment, pour enfin devenir des phrases, mais que le « code » (on dirait depuis Saussure le « signifiant ») que forme cet ensemble devient, et même est littéralement la chose qu’il désigne, car le verbe divin y est en quelque sorte incarnation pure. La lettre, le mot, la phrase ne « décrivent » pas, n’ « évoquent » pas, ne « suggèrent » pas, ils sont la création, ils sont charnellement le monde et tout ce qui le constitue. Certes, il s’agit là d’une conception mystique, kabbalistique, dont on pourrait penser qu’elle ne regarde que des illuminés, des mystiques et des kabbalistes précisément. Mais je tiens que toute authentique littérature (que l’on peut prendre certes, dans ces conditions, et même les plus grandes, comme une sorte de produit dérivé ou d’altération inspirée du Verbe créateur) a nécessairement retenu quelque chose de cette « incompréhensible leçon ». Et cela me semble particulièrement frappant chez les auteurs qui ont su restituer, jusqu’à les rendre incroyablement présentes, « plus vraies que nature » si je puis dire, les mille facettes de la nature : Robert-Louis Stevenson dans Voyage avec un âne dans les Cévennes (grand livre de jeunesse, où l’effort littéraire pour se confronter avec la « présence naturelle » est prodigieux), Mary Shelley dans Frankenstein, le Victor Hugo des Contemplations, Gérard de Nerval et ses déchirants derniers écrits, Aurélia notamment, sur sa région de l’Oise…

Dans Araldus – œuvre autant mentale, le parcours plombé d’un esprit à travers le temps, que physique et « matérielle », profondément enracinée dans la glaise – la nature nous est restituée avec une force, une présence, une sensualité tout à fait déconcertantes. Nous sommes plongés, « téléportés » dans ce monde d’il y a mille ans, où même le principe de ville ou de cité semble encore une sorte de variante plus ou moins élaborée et « déviante » de cette nature omniprésente, qui s’impose aux hommes au-dessus même de l’ordre temporel des seigneurs et des souverains, au-dessus même de l’ordre spirituel du clergé. Nous pataugeons dans la terre humide, nous respirons toutes les effluves dont l’atmosphère est saturée, nous sommes pénétrés par le froid de l’hiver, nous nous réjouissons du contact avec l’eau première et régénératrice (magnifique scène d’ablution solitaire d’Araldus…), nous maudissons l’implacable soleil qui nous cuit jusqu’aux os, nous parcourons inlassablement – les « mesurant » dans notre corps, dans notre fatigue, dans notre fragilité – forêts, valons, sentiers, rivières, nous touchons et voyons et sentons à tout moment toutes les matières possibles, minérales, végétales, animales, organiques… Par la force de l’écriture, la nature nous envahit, nous submerge, nous saute à la gueule, de la même façon qu’elle « écrit » et commande les existences lointaines et pourtant si proches qui nous sont livrées…

 

IV – Poitiers, dans le miroir du mythe

Araldus vit et domine dans son castrum, sorte d’habitat de base pour sire moyen (si je peux me permettre ce raccourci…). Dans la nature, précisément. De là, Poitiers est bien lointaine… Le castrum, c’est l’ici. Poitiers, c’est l’Ailleurs. Poitiers, symbole « inaccessible » de la vraie puissance, du vrai pouvoir, ceux que le « petit seigneur » ne s’autorise ni à contester, ni à défier, ni à conquérir… Du reste, il déteste y foutre les pieds, et ne le fait que par obéissance, servilité au sens premier du terme… Ce que l’auteur a formidablement réussi, c’est de faire de Poitiers, vue du castrum, et dans la cosmologie de son récit, une sorte de ville mythique, qui prend dans ce contexte la dimension et les atours d’une Ithaque, d’une Thèbes, d’une Argos, d’une Olympie… Poitiers est-elle d’ailleurs – dans l’esprit d’Araldus – bien une « ville » ? N’est-ce pas plutôt un cosmos, au sens astronomique du terme, « Portion de l’espace céleste pouvant être observée à un moment donné par le plus puissant télescope », le puissant télescope, en l’occurrence, n’étant que l’imaginaire frustré d’Araldus, une façon de rester à distance non pas seulement d’une ville lointaine et puissante, mais de ses propres ambitions ?

 

V – Fidèle Castrum

Tout à l’opposé de la dimension mythologique que prend le monde cosmique de Poitiers, le castrum d’Araldus prend celle, entièrement prosaïque, de tous les « ici », les deux pieds dans la glaise de toutes les déceptions, de toutes les amertumes, de tous les renoncements, ces « ici » que nous ne parvenons pas à dépasser et à transférer dans un Ailleurs salvateur. Le castrum, c’est cette fidélité au pire que nous consentons (sans omettre au passage de lui trouver de belles vertus, histoire de ne pas avoir à se flinguer trop vite), sans plus nous demander, au bout d’un temps, quels étaient nos rêves, nos aspirations, nos quêtes, aux origines, et dans le jaillissement non altéré par le doute, de notre existence. Je laisse du reste au lecteur le soin de découvrir la fin de la vie d’Araldus, dans le dernier chapitre, « Scrute le chaume », où, bel et bien revenu dans son castrum après une « retraite spirituelle » lointaine et aussi infructueuse que tout le reste de son existence, et à vrai dire, revenu de tout, le triste sire fait (ou n’a plus le temps de faire) ses adieux. Une fin, une dernière phrase (pas même une phrase d’ailleurs), absolument imparables. Fidèle Castrum, ou quand le borné haut finit avec le cul bas (pas pu m’en empêcher…).

 

VI – Shakespeare into the Poitou

Il y a de toute évidence une veine shakespearienne dans Araldus. Le mélange constant de la trivialité et du sublime, de l’organique et du métaphysique, de la mesquinerie et de la grandeur dans l’humanité, de la violence la plus aveugle et de la fragilité bouleversante des êtres… Et les mânes des Iago, des Desdemone, des Falstaff, des Prospero, qui semblent planer au-dessus de bien des personnages de ce monde qui dans son ensemble, possède l’odeur, la texture, la rugosité, l’humus d’un drame shakespearien. Et que dire des tirades puissantes du vieux Eble Manzer, comte de Poitiers, se confiant à Araldus dans le clair-obscur de son règne, comme une émanation d’un Richard III ou d’un Macbeth revenue investir l’esprit du comte poitevin sentant sa fin venir… Il y aurait, je crois, beaucoup de choses à déceler de ces rapprochements d’Araldus avec la cosmologie shakespearienne. Ce n’est pas ici le lieu de le faire, mais nul doute que c’est une littérature qui a hérité de ces bons gènes là…

 

VII – Araldus ou la littérature

Je pourrais continuer longtemps comme cela, et soulever d’autres points, car Araldus est un roman d’une très grande richesse, aux multiples dimensions, et mériterait à mon sens un examen bien plus vaste (et plus systématique) que ce que j’en propose ici, dans une relative improvisation, et immédiatement après mon unique lecture. Il faudrait parler de l’art visuel et cinématographique de Dadid Pascaud, écrivain-cinéaste, dans une écriture qui par moments (assez souvent à vrai dire) procède par « montage d’images », par succession de « plans » d’une force visuelle étonnante, par combinaisons vigoureuses de l’image et du son, comme par exemple la scène hallucinante de vérité, d’expressivité visuelle et de « suspens » du voyage à cheval, et de l’arrivée d’Araldus et de sa troupe à Poitiers, à la rencontre du vieux Eble Manzer… Il faudrait parler également de l’utilisation idoine du présent de l’indicatif (qui n’est pas sans rapport d’ailleurs avec l’esthétique « cinématographique » du roman), donnant à l’ensemble la force d’un passé restitué et vécu ici et maintenant… un passé vivant sous nos yeux en quelque sorte.

Je finirai simplement en disant ceci, qui me semble être aussi une façon de reconnaître sa qualité :

Araldus n’est pas « bien écrit ». Le « bien écrit », en littérature, du moins depuis un siècle et des brouettes, est un mythe pour gogos incultes, à l’intention énamourée ceux qui pensent encore que la littérature doit faire « joli », qu’elle doit bien se tenir, qu’elle doit être polie, prévenante, policée, qu’elle doit avoir de la conversation comme dans un salon où l’on n’a rien à dire et où cependant tout se déblatère, et quand je dis « salon », je ne pense pas seulement à celui de Madame Verdurin, mais à n’importe quel endroit où l’on cause, cause, cause…

Non, Araldus est beaucoup mieux que « bien écrit », l’écriture y est somptueuse, sauvage, rocailleuse, expressive au possible, juteuse, gouteuse, jouissive comme une bonne catin, c’est un chant capable d’émettre aussi bien de longs et bienfaisants rots au sortir de table que de profondes et mélancoliques vagues shakespeariennes dans le clair-obscur vespéral… C’est écrit avec une sorte de puissance naturelle, de force sûre d’elle-même et pourtant sans aucune arrogance ou cuistrerie, en dépit de la connaissance et de la maîtrise qui y sont déployées. C’est une langue – certes très tenue, et d’une grande exigence – d’aujourd’hui, fraîche, directe, naturelle, qui ne cherche pas à parodier ou à imiter un français « ancien » ou d’un autre temps et qui pourtant en possède mystérieusement la saveur et les échos lointains…

 

VIII – Rideau

J’ai refermé le livre, comme tant d’autres. Certains sont partis et ne reviendront pas. Celui-ci restera.

Araldus ! Gofrius ! Savari ! Jehans Grosses Mains, de grandeur bouffonne à décadence indigne ! Lecberge, divine sorcière aux secrets indicibles ! Gersinde, sublime mutique ! Eble Manzer, monstre shakespearien ! Et même toi, connard de Guilhem ! Et cher Abramus, Juif errant, incassable, mon ancêtre ! Et ce malheureux Acabassé, sorte de Christ pouilleux, subissant toute la cruauté du monde… Et tant d’autres ! Tous, vous m’appartenez désormais, grâce au feu sacré de la littérature…

 


 

Autres Impromptus...

No Comments

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    David Pascaud 16 juin 2017 (21 h 17 min)

    Mû par une volonté toute araldusienne – peut-être -, je me décide enfin à laisser une trace sur votre blog, Thierry. Le texte est magnifique et vos décryptages sont un régal pour l’esprit. Et sans jamais oublier le petit soupçon d’humour. J’ai déjà certes eu l’occasion de vous exprimer ma reconnaissance, mais cette marque-ci sera plus pérenne que toutes ces autres, même aussi sincères, trop vite noyées dans le flot des réseau sociaux.
    Longue vie à vos Impromptus !
    Mes amitiés. David.

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      thierrybellaiche 18 juin 2017 (10 h 51 min)

      Merci beaucoup David, cette marque directe ici-même me touche beaucoup… Mais c’est vous qu’il faut remercier pour cet Araldus, qui résonne aussi comme une forme de résistance de la littérature la plus exigeante (et la plus intelligemment accessible en même temps) dans un temps où ce pilier millénaire de civilisation tend à s’effriter sérieusement (en dépit de l’inflation presque ridicule des « écrivains », mais ceci explique peut-être aussi cela…). Continuez à donner des œuvres de cette tenue, car après tout, que faire d’autre ?… Ne soyons pas les « maîtres enchaînés » du délitement général… Amitiés et admiration… Thierry.

  • Ici est le terme | Thierry Bellaiche, Impromptus, Blog-Site 20 septembre 2017 (13 h 04 min)

    […] Quand j’ai lu Araldus, roman de David Pascaud (et plus tard, son texte sur le drame de Camille Audinet, facteur de Colombiers), c’est sans doute un sortilège de cette nature que j’ai subi. Un homme – l’auteur – , que je ne connais pas personnellement, s’y faisait connaître, non pas parce que je lui prêtais l’intention secrète d’avoir brossé une sorte d’autoportrait « transposé » à travers le personnage (magnifique) d’un petit seigneur du Haut Moyen-Âge (à vrai dire, je ne sais strictement rien du lien que l’auteur et le personnage entretiennent), mais parce que son écriture elle-même me semblait dire quelque chose d’essentiel, de fort et de vrai sur la forme d’un esprit : la fermeté du style, la précision des visions, le sens de la complexité des situations et des êtres humains qui s’y trouvent impliqués, l’ambition extrême (et à mon avis, parfaitement réalisée) conférée au propos ainsi qu’à la tenue littéraire, tout cela et bien d’autres choses dans ce livre m’ont inspiré non seulement de l’admiration, mais le sentiment d’une sorte de fraternité que j’avais déjà ressentie dans la lecture des écrivains de toutes les époques, les écrivains que nous élisons comme des amis ou comme des compagnons de cœur et d’esprit… C’est d’ailleurs ce réjouissant phénomène que j’avais également ressenti à la lecture de Sois sincère, le recueil de nouvelles de Didier Betmalle, et que j’avais tenté de décrire dans l’Impromptu que je lui avais consacré (lien : Betmalle des Indes). C’est un grand plaisir, et une émotion rare, que de connaître une personne à travers le meilleur d’elle-même qu’elle tente de donner. En l’occurrence, l’écriture. Et je sais que j’ai connu, dans ces œuvres que j’ai pu lire, d’authentiques écrivains. Et des esprits très proches du mien. (Retrouvez également l’Impromptu consacré à Araldus, lien : Araldus, David Pascaud et la littérature). […]