Bulle rouge et verte

Photo © Thierry Bellaiche

 

Malgré tout, quand je ferme les yeux, je suis nihiliste. Vraiment. Totalement nihiliste, nihiliste jusqu’à la moelle, sans réserve d’aucune sorte. Mais quand j’ouvre à nouveau les yeux, je me rends compte que c’est impossible…

Luis Buñuel

 

 

La petite voix se réveille en sursaut, et par voie de conséquence me réveille, comme un conjoint légèrement indélicat qui se fout bien de préserver votre sommeil, qui avait l’air de roupiller tranquillement à côté de vous et d’un seul coup surgit hors de ses rêves comme un diable à ressort, foutant un bazar pas possible dans la couche commune qui deviendra un jour une gigantesque fosse de la même eau avec l’humanité entière dedans, grande orgie aquatique dans l’au-delà avec tous les crevés de tous les temps enfin réconciliés, retournant et se retournant les uns les autres dans le jus de la matrice primordiale, patience patience mes amis, on y arrive, comme tout le monde avant nous, pas de raison, dura lex sed lex, bref la petite voix n’en fait qu’à sa tête à supposer qu’elle en ait une, et me contamine déjà, et c’est reparti pour un tour, elle m’a contaminé depuis longtemps même, c’est ça les longs mariages, les unions qui s’éternisent, on ne sait plus qui est qui, ou moi ou l’autre et vice-versa, elle est en veine de s’épancher, et plutôt deux fois qu’une, déblatère comme elle sait si bien le faire, ou pas si bien que ça certaines fois, dépend des jours et des nuits et des chiens et loups, pas toujours inspirée mais toujours foutrement bavarde, aboyante, hurlante, lasse parfois, au bout du rouleau, mais toujours intarissable, oh oui atrocement, pas moyen d’en arrêter le torrent d’élucubrations qui se déverse partout sans rien demander à personne et surtout pas à moi, son infortuné compagnon…

 

C’est une bulle rouge et verte je te dis, le paradis sur terre comme qui dirait, y’a une Ferrari 250 Testa Rossa de 1958 garée sur le bord d’une route, dans un parc avec de l’herbe et de grands arbres, le rouge c’est cette belle petite bagnole, le vert c’est cette nature calme et déserte, y’a personne je te dis, pas même le proprio du bijou-bolide, juste une dame avec un tee-shirt bleu qui s’éloigne dans le fond, sur la route large où pas la moindre voiture ne vient la gêner, une paille humaine, pas de quoi faire masse horrible comme dans cette maudite ligne 13 aux alentours de dix-neuf heures, avec les gens qui puent et qui poissent et qui peuvent même pas se payer une 250 Testa Rossa de 1958, ah les cons, ah les merdeux, ah les chiens du diable, qu’ils crèvent tous, salauds de pauvres ! La dame au tee-shirt bleu, elle se fout bien de tout ça, elle marche peinarde vers une grande maison isolée où elle va recevoir ses amies et faire un petit poker en racontant des potins, histoire de passer le temps agréablement, en attendant son petit mari qui va se pointer avec toutes ses dents bien blanches et un beau bouquet de fleurs ce soir, et la baiser comme il se doit en formule extra-large, qu’elle en sera épuisée et heureuse, hein pas vrai ?, dans la joie et la bonne humeur et la douce, si douce pensée de leur compte en banque bouffi de bons biffetons…

 

Mais je m’égare mon chéri…  – Non, c’est pas ton genre ! – Ah, les arbres finement reflétés sur le capot rouge comme une dentelle d’ombre et de lumière… Et la petite barrière vert-sombre toute bucolique qui sert à rien mais qui est si mignonne, si jolie dans le décor… Ce qu’on sera bien quand on sera sorti de la merde, ce qu’on sera heureux, ce qu’on sera gras, ce qu’on sera en bonne santé, ce qu’on sera croyants et craignant-Dieu, ce qu’on sera repentis et je dirai même contrits, dans nos petits souliers, mais des souliers flambant neufs, made in France si c’est encore possible, ce qu’on sentira bon, ce qu’on sera sage et philosophe, ce qu’on sera loin de cette couche pleine de punaises qui nous sucent le sang à longueur d’interminables nuits de mauvais sommeil, ce qu’on sera loin de la ligne 13…

 

Ah ma petite voix, t’en fais pas va, le proprio va revenir et emmener sa bagnole de rêve ailleurs, tu ne la verras plus. Rendors-toi…

 


 

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2 Comments

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    Betmalle 12 février 2017 (12 h 00 min)

    C’est vrai que cette Testa stérone est propre à éveiller tous les rêves de puissance des petites voix abrutissantes. Ces formes bombées d’organe reproducteur, ce rouge, ce gueuloir ourlé de lèvres qui s’avancent pour un baiser suçoir, c’est un condensé rutilant d’animalité. Mais la petite voix, curieusement, fait semblant de ne pas voir et ne dit rien du pied et du bas de pantalon du probable propriétaire de cet emblème de jouissance matérielle, là, bord droit image, qui s’efface, se retire, vidé de sa substance par la succube géante qui le chevauche à 7000 tr/min à chaque fois, non pas qu’il prend, mais qu’il se fait prendre à son volant. Manifestement il fuit l’objectif, discrétion, élégance d’homme raffiné sans doute, mais aussi sûrement épuisement de l’être absorbé par tant de puissance d’avoir.

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      thierrybellaiche 12 février 2017 (17 h 00 min)

      Très bien vu Didier, au sens premier du terme : tu as vu ce pied-parasite dont la « petite voix » ne parle pas… L’a-t-elle « occulté » inconsciemment, ne l’a-t-elle pas vu, ou fait-elle mine de l’ignorer ? C’est que la petite capricieuse a ses secrets et ses manières, pas toujours très recommandables… Finalement, je crois qu’elle ne voit que ce qu’elle veut bien voir, ce qui lui permet de polir son discours, de le conformer à ses intérêts et à ses croyances, ou à ses manques, comme nous tous… Elle sera « grande » si un jour elle sait vraiment tout dire de ce qui se présente à elle…