Fée Néant

Photos 1 et 2 © Thierry Bellaiche

 

 

 

« À chaque minute nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps. Et il n’y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, — pour l’oublier : le Plaisir et le Travail. Le Plaisir nous use. Le Travail nous fortifie. Choisissons.

Plus nous nous servons d’un de ces moyens, plus l’autre nous inspire de répugnance ».

Charles Baudelaire, « Journaux intimes », Hygiène.

 

 

Ce petit bonhomme roupillait peinard dans une manif de chômeurs réclamant du boulot. Ses parents lui avaient collé sur la casquette un autocollant portant mention de l’un des slogans du jour, dont on n’aperçoit ici qu’un seul mot : PRECAIRE. « I can’t be worried about that shit. Life goes on, man. » « Lavoratori ? ! » et un grand et jovial bras d’honneur à suivre… Oui, ça aurait bien fait marrer le Dude, et Moraldo, et Alberto, et Fausto, et Leopoldo, et Riccardo… Manifester pour avoir du travail ! Ils en auraient fait une soirée entière de beuverie, à se taper sur le ventre, au bowling ou au Carnaval annuel du village… Ou ils ne l’auraient pas cru… Moi, je ne leur arrive pas à la cheville, à ces messieurs… La précarité me hante, pas eux. Rien à foutre du travail. Bon pour les esclaves, et la plupart sont consentants. Grand bien leur fasse ! Mais eux, la bande éternelle des musards métaphysiques, eux ils sont les vrais seigneurs d’un monde presque entièrement façonné par une seule phrase de Genèse (3 – 19) : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré ». Tu parles d’un programme ! Promesse de mes fesses ! Quand j’ai photographié ce petit mec, j’avais l’impression de faire mon autoportrait, sauf que moi je dormais debout au milieu des manifestants surexcités, et que je n’avais pas la chance d’avoir un chauffeur pour me ramener chez moi en berline dédiée… Mais ce qui m’apparaissait profondément fraternel dans ce barnum social survolté, au milieu des cris en litanies et des banderoles convulsives, c’était son sommeil

 

Les jours inlassablement recommencés sont des aujourd’hui, jusqu’au jour sans lendemain.

 

Alors voilà, aujourd’hui, je me sens pousser un poil dans la main, qui pourrait bien me servir de canne tant sa croissance est prompte et fringante comme celle d’une branche de bouleau (dans mon flottement, il me semble y assister « à l’œil nu » comme dans un film scientifique du génial pionnier Jean Painlevé, biologiste et cinéaste, le premier, dès 1928, à avoir eu l’idée de montrer grâce à la technique du cinématographe la croissance des végétaux, dans des séquences de poésie et de fantastique purs dont Blaise Cendrars, fasciné, dira qu’ « en accéléré, la vie des fleurs est shakespearienne », quelle merveille de phrase !), opération d’ailleurs providentielle les jours où l’on (ce « on » désignant prioritairement les tire-au-flanc de tout acabit, dont j’ai la faiblesse de me croire un honnête représentant), les jours, dis-je, où l’on peine même à placer un pied devant l’autre… Du reste, à quoi bon marcher, se dit le bipède éveillé las de se mouvoir, las d’aller d’un point A à un point B, las de poursuivre sa route vers quel objectif, dans quel but, pour quel néant toujours égal à lui-même, à travers quel monde à tout instant dilacéré de mouvements, de grouillements, de déraillements, de vaines mais fougueuses ambitions finissant toutes dans les mêmes fosses communes, quand allongé, les yeux plantés dans le ciel (ou dans le plafond de sa chambre qui peut en constituer une doublure acceptable), livré aux délices faciles de l’invariance et de l’immobilité, la vie paraît si simple, si pure, si innocente…

 

Aujourd’hui, je ne me sens guère la force ou la volonté de construire un texte en bonne et due forme, si tant est que j’y parvienne les jours où me meut (petit hommage assonantique aux vaches que j’adore, j’aime à le dire au passage, il n’est pas d’animal plus doux, plus gracieux, plus philosophe, dans sa sage paresse végétative) cette force ou cette volonté.

 

Aussi me livrerai-je en toute désinvolture à une petite et très aléatoire anamnèse sur le vaste sujet du travail, que je vois volontiers comme une sorte d’austère et roide Don Quichotte, le regard inquiet scrutant un horizon toujours à conquérir, horizon rattrapé au grand galop mais en trompe-l’œil, dans une course folle et ininterrompue, horizon toutefois jamais vraiment conquis, inlassablement renouvelé devant soi, comme un mirage qui s’éloigne à mesure qu’on croit s’en approcher, personnage tragique infailliblement flanqué de son comparse poisseux et débonnaire, la flemme, sorte de Sancho Pança pansu, tapi dans son ombre fidèle et préférant, plutôt que de s’abimer les yeux à scruter l’horizon, les préserver dans la douceur du sommeil… Oui, c’est ainsi que je vois les choses, aujourd’hui seulement peut-être, demain sera un autre jour peut-être bien aussi, et peut-être même que demain je travaillerai la joie au cœur, en attendant, aujourd’hui, le travail – l’effort qu’il demande – est un ascétique Don Quichotte radicalement étranger à mes dispositions, et la flemme qui me saisit – l’effort impossible – un bon gros velléitaire Sancho Pança se prélassant peinard jusqu’aux confins de ma petite personne. Et pardon quand même à Miguel de Cervantès.

 

Anamnèse molle disais-je, alors voyons un peu… Je flotte et je laisse venir… Je n’ai jamais été une flèche en matière de travail, me dis-je. Plus exactement, un certain caractère obligatoire du travail m’a toujours quelque peu chiffonné, freinant en quelque sorte mon allant vers le travail, comme si le principe d’obligation empêchait précisément que le travail ne soit une activité sereine, fructueuse et dans le meilleur des cas, libératrice.

 

C’est la fin de l’année de CE2. Visiblement, mon passage dans la classe supérieure pose problème. Bien obligé d’en référer à ma maman, laquelle me traîne illico par le colbac voir l’instituteur. Les élèves partis, il est seul dans la salle de classe. « C’est qu’il n’a pas beaucoup travaillé cette année… Enfin, il travaille quand ça lui chante… Pas quand on lui demande », se justifie-t-il mezza voce, face au menton tendu de ma mère. Il est barbichu et plutôt sympathique, mais quelque chose dans son regard m’a toujours un peu glacé, je ne sais quelle sévérité secrète couvant sous l’apparente placidité, comme une lame de couteau gentiment cachée dans un moelleux fourreau dont les interstices permettent de voir briller l’acier, rappel menaçant de sa dure nature… D’un seul coup, petite crotte entre l’instituteur impassible et ma mère tendue comme un arc, je me mets à chialer tout ce que je peux, c’est une véritable explosion, une orgie de larmes, un geyser fantastique sur petites pattes maigrelettes, une scène d’hystérie brutale et incompréhensible, à commencer par moi-même qui ne me reconnais pas dans cette petite lavette qui fait des siennes, se tortille comme un ver devant les deux adultes effarés, renverse les chaises vides de la classe, tape sur les tables et se déchire les habits, en hurlant à la mort « Je veux passer en CM1 ! Je veux passer en CM1 ! Je travaillerai c’est promis ! Je travaillerai l’année prochaine ! ». J’essaie de regarder l’instituteur à travers un voile trouble de flotte salée. Sans rien perdre de son flegme, le bon (quoiqu’insaisissable) Monsieur Rigaudier m’assure que je passerai dans la classe supérieure, qu’il ne fallait pas me mettre dans un état pareil pour si peu de chose… Si peu de chose, il en a de bonnes… Quelque chose me dit malgré mon jeune âge et une certaine propension – il n’a pas tort sur ce point – à me la couler douce et à refuser la sommation au travail, quelque chose me dit que redoubler le CE2, ce n’est pas folichon comme départ dans la vie… Quant à ma mère, muette, interdite, ahurie, peut-être a-t-elle compris ce jour-là (et moi aussi par la même occasion) qu’elle aurait quelques soucis à se faire (et moi aussi par la même occasion) au sujet de ma relation erratique avec le principe du travail obligatoire…

 

Anamnèse indolente, donc… Ton cerveau est une surface liquide, la surface d’une eau sombre et profonde, tu laisses remonter… ce qui voudra bien y remonter… Si je ne réfléchis pas trop – ce qui m’est assez naturel, et d’un effort peu coûteux – je constate une sorte de paradoxe dans ma relation au travail. C’est que je crois avoir pour socle de ma nature profonde – lieu fixe littéralement inamovible, indéracinable, irréfragable – le sens ou l’inclination de la plus entière paresse, et cependant, je me suis toujours attaché (en tout cas sans doute dès après l’épisode « traumatique » de ma fin de CE2) à travailler le plus possible. Peut-être (hypothèse qui cette fois, dans mon indolence du jour, m’évoquerait plutôt l’image des montres molles de Dali, lequel a d’ailleurs peint et dessiné de fort beaux Don Quichotte et Sancho Pança – des Don Quichotte, en particulier, très agités, comme électrisés, ennemis de tout repos dans l’inlassable quête) ai-je toujours travaillé comme seuls les flemmards (du moins, une certaine catégorie d’entre eux) travaillent : par crainte de le rester. Ne pas travailler, c’est-à-dire me livrer à ma paresse naturelle, m’angoisse. Je déteste ce foutu socle planté au cœur de ma nature. Alors quoi, je devrais adorer le travail ! Mais une chose n’a jamais disparu pour autant, nichée au cœur de ce paradoxe, une autre angoisse « concurrente » en quelque sorte, c’est l’angoisse de s’y mettre. Se mettre au boulot. Commencer. L’horreur. Une angoisse vraiment forte et tenace. Pourquoi s’y mettre ? Au fond, j’aime passionnément ma paresse mais je la vis mal, un peu comme lorsque l’on aime et que l’on est dépendant d’une personne qui n’est pas le moins du monde faite pour nous… Ma paresse, Fée Néant tant aimée face au travail, Fée Trop-Plein tant redoutée, se livrent une guerre des sortilèges sans merci… Quelle est-elle donc, au fond, cette obligation du travail ? Sociale ? Philosophique ? Financière ? Survivre ? Mais alors tous ceux qui ne foutent rien sans en éprouver la moindre gêne ou le moindre sentiment de culpabilité devraient en crever en toute bonne logique, or ils ne le « font » pas… Ils survivent et parfois vivent très bien sans le travail, les bienheureux… Finalement, j’ai toujours préféré m’en remettre à la « sagesse poétique » de Charles Baudelaire qui dans l’un de ses journaux intimes, Hygiène, tôt lu et retenu par providence, écrivait (pour lui-même, pour moi, et pour tous ceux qui voudront) : « Il n’y a de long ouvrage que celui qu’on n’ose pas commencer. Il devient cauchemar ». Comme quoi la littérature peut servir très concrètement : c’est en recevant cette phrase en pleine poire, encore jeune homme, que j’ai cru bon de toujours me forcer, contre ma pente naturelle et contre l’angoisse de ce premier geste, à commencer. Quelle que soit l’ampleur vertigineuse de la tâche. Pour conjurer le cauchemar. Lequel ne manque jamais de s’inviter d’une autre façon, pour d’autres raisons, mais c’est une autre histoire…

 

L’anamnèse incertaine et évasive prend fin ici. Il faut que j’aille travailler, chienne de vie. Mais ma dernière pensée (à la vérité, elle est quasi permanente et m’accompagne pour ainsi dire jour et nuit, que je le veuille ou non, le jour de la manif à l’enfant dormeur tout comme aujourd’hui) sera pour l’insubmersible Dude, et pour mes frères Moraldo, Alberto, Fausto, Leopoldo et Riccardo, les héros imprescriptibles du Big Lebowski et des Vitelloni, les glandouilleurs fiers de l’être, sans honte ni scrupule d’aucune sorte, surhommes dans l’ordre de la résistance au travail, magnifiques, cosmiques, inaltérables, par la grâce du génie travailleur d’Ethan et de Joël Coen, et du maestro Federico Fellini

 

 

The Dude, The Big Lebowski

The Dude, The Big Lebowski

 

Alberto Sordi dans I Vitelloni

Alberto Sordi dans I Vitelloni

 


 

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No Comments

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    Henri perrin 18 septembre 2017 (14 h 58 min)

    Mon art de la contemplation est peut être une bonne flemme en fait.

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      thierrybellaiche 18 septembre 2017 (23 h 43 min)

      Y’a peut-être de ça en effet, mais c’est pas un mal finalement… (je te rassure, c’est pareil pour moi…).