Passés

Nature morte aux vieux livres, Jacques Bizet (vers 1650), Musée municipal de Bourg-en-Bresse

 

 

 

Ce tableau n’est pas seulement une image du passé, il est aussi et surtout, à nos yeux d’aujourd’hui, l’image d’un passé de passé, sorte de passé au carré qui nous rend cette représentation radicalement inaccessible, si ce n’est pour en retirer une exclamation un peu primaire – quoiqu’en un sens, fort compréhensible, normale et recevable – du genre « oh que c’est beau, que ces livres sont bien peints, quelle technique, quel réalisme, quelle impression de naturel et de spontanéité, c’est pas comme tous ces escrocs multimilliardaires à la FIAC qui brassent du vide, qui savent rien foutre de leurs dix doigts et qui n’arrivent pas à la cheville de ces modestes et géniaux artisans du temps jadis », bon je m’égare un peu, je reconnais, je confesse, je passe à table (très importante dans le tableau puisqu’elle supporte vaillamment un beau et joyeusement anarchique déballage de livres, enfin un généreux foutoir de bouquins, toutes tranches de gouttière dehors, exhibées, décontractées du feuillet, contrairement à une roide bibliothèque qui les contraindrait à se ranger et à s’uniformiser au cordeau en nous tournant le dos), passe, impair et manque, rien ne va plus, brisons là mes amis ou mes ennemis ou même tous ceux qui ne veulent être ni l’un ni l’autre, c’est kif, tout le monde dans le même sac à la fin, quand on ouvre bien grand les yeux avant de passer, et qu’on voit enfin les choses et les gens tels qu’ils sont (à part ma maman et mon papa qui m’aimeront toujours et ils ont bien du mérite !), bientôt la fin de la grande récré, et de fait ça passe aussi vite qu’une partie de marelle (direction le ciel, ô mes bons apôtres !) entre deux coups de sifflet du pion général, déjà trop longtemps que ça dure de toute façon, je n’ai jamais « rêvé de vieillir » (quelle horreur !), seuls les livres vieillissent bien parce qu’ils ne vieillissent jamais vraiment, en tout cas pas de l’intérieur, ils savent rester tels qu’en eux-mêmes, mais l’être organique, enfin nous tous, autre mayonnaise, et pour ce qui est de mon petit cas invisible, question carcasse et cœur et esprit attenants, va falloir penser à rejoindre sa petite concession, pas même (oh malheur, peut-être bien que je serai mal logé même après !) à Lachaise ou à Montparnasse mais quelque part dans un trou obscur à Bagneux ou à Pantin (j’y connais déjà du monde), ou dans une petite urne bien quelconque, idéalement invisible dans une alvéole paumée au fin fond d’un columbarium décrépi, où personne ne viendra jamais « visiter des cendres », ce qui en effet, reconnaissons-le, aurait quelque chose d’un comble de ridicule, sauf peut-être dans les petits cœurs saignants des « ceusses qui restent et qui nous aimaient » comme dirait mon bon Mimile… Le Wyoming restera-t-il un rêve ?

 

Revenons toutefois à notre joli tableau, pendant qu’il en est encore temps, pendant qu’on est de « ceusses qui restent » (mais bon Dieu je m’avise que c’est demain la Toussaint l’ouverture des cimetières ! Allons donc y visiter derechef nos amis, nos ennemis et ceux qui n’auront voulu être ni l’un ni l’autre, et pardonnons tout !), et à ce passé de passé qu’il m’évoque, mais qu’est-ce qu’il nous veut encore ce tatillon des méninges avec ses expressions biscornues, mais ça mène où tout ce manège ? Et où voulez-vous que mène un manège quand on est dessus, si ce n’est à son propre point de départ ? Et pas qu’une fois ! On patine, on patine, on tourne en rond, c’est la vie, on essaye des choses, c’est bien rare que ça marche mais enfin, marchons marchons comme nous y enjoint notre bel hymne, essayons d’avancer pour une fois, pas de manège ou plutôt sortons-en, éjectons-nous sur une piste glorieuse qui avec un peu de bol ira « quelque part », alors voilà, je me suis mis à penser en voyant ce tableau à ce Jacques Schiffrin, inventeur de la Bibliothèque de la Pléiade, dont j’ai déjà beaucoup parlé en d’autres temps ou peut-être même dans d’autres vies, mais pas encore ici même… Jacques (mon cher Jacques moi je l’appelle), petit Juif de Bakou, Azerbaïdjan aujourd’hui mais à l’époque de sa naissance, 1892, appartenant encore à l’Empire russe, il faudrait raconter la vie de dingue de ce francophile effréné qui se retrouve à Paris en 1922, après des détours hasardeux en Suisse et à Monte-Carlo, et surtout après avoir fui la Révolution russe qui sentait pas très bon pour lui et sa famille, mais au fait, au fait… Dès 1923, pas manchot et pas le genre à se tourner les pouces, il fonde les Éditions de la Pléiade / J. Schiffrin & Co, pour y publier principalement des classiques russes, mais ce n’est que quelques années plus tard que lui vient LA grande idée de sa vie. Il voyage beaucoup à travers la France, surtout en train, et il lit beaucoup. Toujours une flopée de livres avec lui. Mais il constate que transporter des livres, c’est un emmerdement considérable : les livres de l’époque sont volumineux, lourds, rigides, salissants, leur papier est épais et granuleux, ils contiennent peu de pages, ils « déforment les poches » se plaignait-il même, lui qui était toujours tiré à quatre épingles et prenait soin de son élégance vestimentaire autant que de sa culture littéraire… Eurêka dans sa tête qui turbinait sévère… Et si je fabriquais un livre au format poche, souple, léger, avec du papier le plus fin possible pour mettre un max de pages, ça résoudrait le problème… On pourrait le transporter facilement, ça contiendrait l’équivalent de plusieurs volumes de ces cataplasmes que je suis obligé de me trimballer… Résultat de l’eurêka : Jacques crée les premiers volumes de ce qu’il baptise la « Bibliothèque de la Pléiade » (déclinant ainsi le mot-clé de sa maison d’édition), en 1931, avec pour premier numéro : Œuvres, de Charles Baudelaire. Succès foudroyant. Le public s’arrache ces petits livres, pratiques et prestigieux tout à la fois. Et ce faisant, Jacques reléguait dans le passé les « gros livres encombrants », les cataplasmes éditoriaux, inspirant même les futures collections de poche moins luxueuses que les volumes de la Pléiade, mais tout aussi pratiques par le format et la légèreté des ouvrages…

 

Or donc, j’imagine Jacques Schiffrin devant le tableau de Jacques Bizet : ces bons gros livres auxquels il a fait un sort par son invention éditoriale révolutionnaire. Il aurait déjà, au seuil des années 1930, vu le passé, la fin d’un monde, dans ce tableau, lui-même inventant l’avenir avec la création de ces petits volumes gracieux de sa Bibliothèque de la Pléiade. Et nous maintenant ? Imaginons un tableau tel que celui-ci, représentant une rangée de volumes de la Pléiade ou même de livres quelconques au format de poche. Et si, de même que Jacques Schiffrin aurait vu le passé dans les gros livres de Jacques Bizet, nous contemplions le passé en voyant une belle rangée de petits volumes de la Bibliothèque de la Pléiade ? Ah mais ma bonne dame, toutes les époques ont leur passé. Jusqu’au jour où le passé d’une époque ne nous renvoie que l’image de notre propre mort…Nous qui comme Jacques ne savons plus quoi foutre de nos « gros livres », et à peine plus des tout petits, plus la place, prennent la poussière, et puis plus le temps, et puis l’avenir nous emmène ailleurs, et puis si t’es pas content une liseuse peut contenir dix-mille livres que tu liras jamais, et puis invendables les « vieux livres », sauf de temps en temps à des illuminés (y’en a). Passé de passé. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Ce tableau est sublime, idéal à contempler en cette froidure de Toussaint.

 


 

Reproduction du tableau « Nature morte aux vieux livres », de Jacques Bizet : source Wikimedia Commons (photo de Pethrus, licence libre)

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No Comments

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    Marie-Cécile Éditions du Carnet à Spirale 1 novembre 2017 (19 h 17 min)

    ahhhaaaaa la pléïade !! petite, je n’osais pas les toucher… plus tard je pensais qu’ils étaient aussi fragiles que (excuse-moi la comparaison !) le papier gratte-cul de feu ma grand-mère… aujourd’hui (je suis aussi vieille qu’un bonvieuxlivre) je les touche avec délicatesse, je les respire, je les respecte. et je râle contre le numérique. mais là n’est pas le sujet !

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      thierrybellaiche 5 novembre 2017 (12 h 50 min)

      Merci Marie-Cécile, et prends donc soin de tes petits volumes de la Pléiade, ils sont aussi fragiles et aussi précieux qu’une civilisation qui risque l’engloutissement après des siècles de rayonnement…