Voyage en Pascaldie

Bruno Catalano, sculpture de la série « Voyageurs »

 

Quelques considérations sur, dans et autour des Valises, recueil de nouvelles de David Pascaud, aux Editions du Carnet à Spirale.

 

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Le recueil est disponible, en ce mois de janvier 2018, dans toutes les bonnes librairies…

 

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« Il est facile d’imaginer cent coups de théâtre, péripéties et rebondissements des plus farces dans le cours d’une féerie de ce genre… »

Louis-Ferdinand Céline, À l’agité du bocal (Lettre-pamphlet à Jean-Paul Sartre, 1948)

 

« Les voyages forment la jeunesse et déforment les valises »

Adage potache de mon enfance

 

 

Il se dégage de la lecture (parfois confirmée et « aggravée », parce que certaines d’entre elles induisent cette démarche, par la relecture) de ces nouvelles un sentiment de profond malaise. J’avais déjà « vécu » une telle expérience (j’entends, ressenti le même type d’impression), il m’en souvient, à la lecture d’œuvres telles que Septentrion, de Louis Calaferte, La métamorphose de Franz Kafka, ou Baise-moi de Virginie Despentes, textes – magnifiques et salutaires – provoquant un sentiment assez poisseux d’angoisse par leur capacité à (nous) plonger dans le fin fond du merdier humain, grâce à une sorte de langage idoine, congru, sans excès ni emphase, maîtrisé en un mot, pour mieux accéder aux insondables profondeurs de la misère humaine.

Grande vertu de certaines œuvres à mes yeux (dont celle-ci, Valises, donc), tant il me paraît salutaire, en ces temps où l’on nous explique que la littérature doit être faite pour « réparer le monde » (l’une des plus vastes conneries que j’ai pu entendre ou lire récemment, comme si la littérature était un garagiste à mégot coincé entre les lèvres et le monde – nous compris – une vieille bagnole à sauver impérativement de la casse), de continuer à lire, et bien entendu, à écrire, une littérature qui, loin d’essayer de nous rassurer à bon compte, à grands jets d’eau de rose, à grands coups de bonnes intentions et de tautologies sentimentalistes (au hasard : l’amour c’est mieux que la haine, il vaut mieux le « vivre ensemble » que des communautés se regardant en chiens de faïence, c’est pas bien d’être « raciste », balance-ton-porc et vu que les hommes sont tous des porcs tu n’as que l’embarras du choix ma cocotte… j’arrête sinon je vais gerber avant d’aller plus loin), nous plonge plutôt le pif dans la merde, cette bonne vieille merde non exclusivement physiologique que l’homme fabrique à foison depuis sa venue discutable sur cette planète (Dans De l’inconvénient d’être né, le très misanthrope mais véritable conscience Emil Cioran situe la tragédie humaine non pas dans les « aléas » de l’Histoire mais dans l’anomalie constituée par la bifurcation catastrophique du vivant vers la création malheureuse et « fatale » de la race humaine, selon lui mauvaise en son principe même), enfin une littérature qui nous « montre » et nous fait « sentir » cette peu engageante matière non pour se féliciter de son abondante fabrication par l’homme et nous inciter à nous en « délecter », non par complaisance morbide, mais au contraire (et là est la vraie vertu de cette morale littéraire, car c’en est vraiment une, et de la plus haute tenue) pour nous en écœurer, pour nous en éloigner, pour nous la rendre insupportable dans la vie réelle, c’est-à-dire, finalement, sait-on jamais, pour nous inciter à nous « amender », ou au minimum, à ne point trop soi-même contribuer à l’inflation de ladite matière (toujours entendue en un sens « non physiologique » mais plutôt moral, spirituel, etc.)… D’où je conclus du reste, en parfaite contradiction avec ce que je disais au début de cette introduction, que la vraie littérature est peut-être bel et bien faite, finalement, et au moins « idéalement », sinon pour « réparer le monde », du moins pour essayer – si besoin – de se réparer soi-même, non pas avec des travestissements sirupeux de la réalité (« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » disait ce crétin de Gide, lucide pour une fois…), mais grâce à l’image-repoussoir la plus odieuse de celle-ci, à laquelle nous ne voudrions pas nous-mêmes ressembler ou nous affilier… La fameuse « catharsis », remontant au bon père Aristote (ce qui ne nous rajeunit guère) ou l’ « effet cathartique », censé provoquer en nous (lecteurs ou spectateurs) « l’épuration des passions » et le cas échéant – dans un langage plus contemporain –, des névroses, des déviances, des déséquilibres, des difformités morales, et autres doux compagnons quotidiens…

Pourtant, les choses ne sont pas (et n’ont jamais été) aussi simples… Qui aurait envie de « ressembler » – c’est un exemple parmi mille autres possibles – à Iago – si ce n’est, sans doute, les Iago conscients ou les « Iago de vocation » ? Or le monde est rempli de Iago qui s’ignorent, qui se défendraient d’en être si on les en accusait, qui se sentent parfaitement « innocents », exempts de toute fourberie, même de tout « défaut », d’où il faut bien conclure – pour paraphraser Céline parlant de Rabelais – que Shakespeare, « il a raté son coup », et que même en créant le personnage incarnant le plus profondément qui soit la banalité du mal dans l’humanité, même en donnant l’image la plus haïssable de l’homme dans sa crapulerie « ordinaire », les hommes n’en ont pas été alertés et changés pour autant (sans doute parce que pas assez « effrayés » ou pas assez « concernés »), et que personne (du moins pas grand-monde, peut-on supposer), depuis cinq siècles que nous connaissons Othello, ne s’est amendé « au contact » pourtant rebutant de l’ignoble Iago…

 

Un rêve, donc, cette histoire de nous « réparer par la littérature », car si la littérature (même, et surtout, la meilleure, c’est-à-dire – entre autres mérites – la plus lucide) avait dû amener les hommes à s’ « amender », à « faire leur catharsis », il y a belle lurette que ce serait chose faite, vu que les chefs-d’œuvre lucides et si riches d’enseignements (et d’avertissements !), et donnant le « spectacle » de ce à quoi nous n’aurions surtout pas envie de ressembler, s’empilent (un peu partout, et dans toutes les civilisations) depuis des siècles, certes pour le bonheur de quelques lecteurs, mais bien inutilement, à l’échelle de l’humanité entière… Bref, rien n’a jamais vraiment changé, rien ne s’est réellement amélioré dans cette vieille bête humaine sous l’ « impulsion » des œuvres d’art, et ce n’est pourtant pas faute (je pense à tous les bataillons de volontaires, à savoir les artistes) d’avoir essayé…

 

Or donc, l’on ressort assez éprouvé de la lecture de ces nouvelles qui vont fouiller, avec une maestria certaine et un scalpel à soulever et à découper tous les plus obscurs replis du cœur, dans le plus noir, dans le plus opaque, ou dans le plus « trouble », de l’humanité. Du moins est-ce ainsi que (dans l’ensemble) je les ai ressenties. Il y règne – malgré la grande diversité des « histoires » – comme un oppressant et permanent climat d’humanité « raréfiée », moribonde (ou tout bonnement « déjà morte »), « au bout du rouleau », comme si récits et personnages voulaient exprimer une sorte de « non vie », ou une vie humaine se traînant à l’agonie, épuisée, lessivée (et non pas libérééée, délivrééée ! Pas le genre de la maison…), et réduite à une sèche mécanique des faits, des gestes et des pensées – pour ne rien dire des « sentiments » qui semblent, dans ces nouvelles, bien verrouillés non pas dans des valises mais dans des cœurs le plus souvent secs, ou asséchés, ou usés par les épreuves… Or faire cette expérience à la lecture d’un livre, par la vertu d’une écriture implacable, presque suffocante de précision, qui sait instiller en nous les impressions les plus pénibles, me semble être la preuve (tout au moins l’indice) d’une grande réussite, dans la mesure même où en refermant le livre, nous avons envie de tout, sauf de faire partie de « ce monde-là », ou de ressembler à cette « humanité-là », ou de respirer (difficilement) dans cette atmosphère-là, et pour ce qui me concerne, y’a du boulot (d’où mon malaise en refermant le livre), parce qu’il se trouve que j’ai cru me reconnaître dans bien des turpitudes si puissamment décrites et évoquées dans cet impressionnant recueil…

 

N’étant pas critique littéraire « professionnel », et après ces considérations liminaires et générales, je ne dirai que quelques mots (plutôt des notes retranscrites, à vrai dire) de chacune des douze nouvelles, ne faisant qu’assez peu référence aux « histoires » (je préfère laisser au lecteur, à qui je recommande vivement la lecture de ces textes d’une haute exigence stylistique, le soin de les découvrir), pour privilégier des « impressions de voyage avec valises », les résonnances qu’elles ont eues en moi, et parfois la retranscription de notes prises à chaud, en cours de lecture. Mais je préviens : cet Impromptu va être encore plus impromptu que d’habitude (si « habitude » il y a…), tant la promenade dans le monde vertigineux de ces Valises pourrait être plus longue, pourrait s’arrêter à d’autres étapes que celles que j’ai retenues, enfin pourrait être autre… Car ce court recueil dissémine bien des pistes de réflexion, bien des idées, bien des interrogations, dont je n’ai retenu, assez arbitrairement, que quelques-unes, sans doute parce qu’elles m’ont laissé une impression particulièrement forte (et pour tout dire, cuisante).

 

J’ai placé en exergue une phrase tirée de la lettre ouverte de Céline à Jean-Paul Sartre, À l’agité du bocal, dont j’avais abondamment parlé dans un Impromptu précédent, le N°100, « Sang » (que bien sûr vous n’hésiterez pas à lire ou même à relire, pour la rigolade…). Céline y raille (entre autres diatribes contre Sartre) la facilité consistant pour un écrivain à « inventer des histoires », à appâter le chaland avec toute sorte d’artifices narratifs, de « ficelles », pour mieux dissimuler l’indigence du style, occultée en quelque sorte par la « magie » – ou la « poudre de perlimpinpin », comme dirait notre boy-scout de président – de la fiction. Or dans ce recueil, c’est tout l’inverse qui est à l’œuvre : histoires minimalistes, primauté de l’écriture. On pourrait même soutenir qu’en un sens, le vrai sujet, ou le sujet transversal du recueil, c’est l’écriture elle-même. L’écriture de diverses maladies morales, en particulier. Il y a en effet assez peu de « péripéties » et de « rebondissements » (et encore moins « des plus farces ») dans les nouvelles de Valises, car se sont en quelque sorte (du moins dans l’ensemble, toutes n’ayant pas exactement les mêmes caractéristiques) des nouvelles de l’intériorité, de la conscience « en train de se dire » ou du cœur humain « en action », quelque chose d’assez ténu en apparence (c’est-à-dire du point de vue de l’action extérieure pure), alors même qu’il s’y déroule le flot tempétueux de la conscience (plus ou moins saine et « lucide ») des personnages, lesquels sont souvent les narrateurs de leur propre Geste… Nous y trouvons donc beaucoup de monologues intérieurs qui le plus souvent, prennent un caractère démesuré, cauchemardesque, nettement pathologique, inflationniste pour ainsi dire, comme si cette logorrhée voulait se substituer à l’ « action », à moins qu’elle ne soit tout bonnement l’action elle-même… Et ce flot, c’est donc aussi celui du verbe, c’est-à-dire de la matière première même de toute littérature. Et David Pascaud a compris (et fort bien illustré dans ce recueil) que l’une des qualités essentielles d’une œuvre (y compris narrative, et c’est là justement toute la subtilité de la chose), ce n’est pas, ou du moins pas avant tout l’invention de l’histoire mais l’invention de l’écriture de l’histoire.

 

Cependant, ces récits sont loin d’être « inertes », il y a un peu de tout dans ces Valises diverses et variées : il y a du psychologique, du politique, de l’idéologique, du philosophique, du fantastique, du tragi-comique… Tout ça dans ou « à côté de » ces valises qui paradoxalement (en tant qu’ « objets récurrents » signalés par le titre générique), se font assez discrètes, pour ne pas dire assez rares et comme « incidentes » dans ces récits qui les intègrent davantage comme le fait le papier tue-mouches destiné à attirer fatalement (et perfidement) les petites bestioles volantes que comme des « évidences » du récit qui – comme le suggère le titre un peu en trompe-l’œil – ressembleraient d’emblée à des portiques pompeux et obligatoires par où il nous faudrait passer pour pouvoir commencer notre route… En fin de compte, ces valises sont un peu comme des « signaux faibles » de phénomènes forts, violences, névroses, frustrations, haines, mélancolies délétères, traumatismes, j’en passe et de moins engageantes, signaux embringués « par la bande » dans cette marée de maladies humaines…

 

Aussi ne parlerai-je pas beaucoup ici de la présence des « valises » dans ces nouvelles, parce que bien qu’incidentes la plupart du temps, elles n’en n’ont pas moins toutes des fonctions très différentes d’une nouvelle à l’autre, et que leur « apparition », plus ou moins rapide dans le récit (donc parfois très tardive), constitue en quelque sorte le véritable élément de suspens de ces récits, en raison même du titre du recueil, qui a ou qui endosse la fonction de nous les faire attendre… Comment la valise va-t-elle s’insinuer dans le récit ? Quand ? Quelle va être sa fonction ? Autant de questions qui donnent finalement à l’objet-valise le rôle de l’ « inconnu » dans ces histoires, ou de l’ « inconnue », comme on le dit pour une équation…

 

Il faut donc lire, porter ces Valises et se laisser porter par elles, essaimées dans ces nouvelles marquantes (genre si difficile en raison de son apparente et illusoire facilité), souvent empreintes d’une angoisse sourde et pénétrante, et qui si elles donnent une image peu flatteuse de l’humanité (à nous toutefois d’y reconnaître ce qui pourrait aussi nous « appartenir »), ne manquent pas non plus par moments d’une forme de tendresse, d’autant plus précieuse et bienvenue qu’elle est arrachée à la « vérité vraie » de la vie, c’est-à-dire au chaos, à la mort et au néant…

 

Je termine donc par quelques notes prises en cours (ou en toute fin) de lecture, dont on voudra bien pardonner le caractère quelque peu brouillon et parcellaire, leur seule excuse me paraissant fournie par la « sincérité du moment » où elles furent consignées…

 

La valise

« Ses doigts trapus caressaient délicatement la valise qui renfermait l’éternité »

 

Mourir de froid (et d’illusions perdues) avec Volodia.

David Pascaud possède l’art, dès la première nouvelle, de créer un récit ample en peu de pages (11 exactement), d’une ampleur toute romanesque qui lui permet de mêler – par touches soigneusement choisies – le récit collectif d’un pays, d’un peuple, d’une histoire nationale, et le récit individuel d’un homme qui, tout en demeurant une sorte d’émanation du récit collectif, nous apparaît unique en sa profondeur (celle de sa souffrance en particulier, et de souffrance, il sera d’ailleurs obsessionnellement question tout au long du recueil), comme les individus que nous sommes tous – lecteurs de Valises ou pas. Autrement dit, Volodia semble exister en dehors même du récit qui le « crée », en dehors même de la lecture que nous en faisons, comme une incarnation absolue de la souffrance humaine, autonome en quelque sorte, traînant (avec sa valise) l’image de l’abandon du dernier des hommes (que nous serons un jour prochain mes bons amis, cela va de soi), condamné à mourir seul, dans la nuit, dans le froid, dans la solitude la plus complète – sauf à considérer que la pensée des jours heureux serait un accompagnement ultime et « réconfortant » avant l’ultime basculement dans le néant.

 

Récit d’une agonie. Celle d’un homme, celle d’un pays, mais pas celle d’un cœur ou celle d’une mémoire.

Volodia se meurt, littéralement avec Svetlana, alors même que celle-ci est déjà morte physiquement, mais tout se passe comme si son aimée l’accompagnait jusqu’à la fin, jusqu’à sa propre fin.

 

Sans papier

Dès la deuxième nouvelle, encore un personnage non seulement seul mais isolé au dernier degré où un homme peut l’être, récit d’une souffrance également, d’une condition absurde, broyée, sans issue, celle d’un Africain sans papiers environné d’un monde hostile, impossible à pénétrer, indéchiffrable, mais où, comme pour Volodia, une conscience survit, s’accroche, et défie héroïquement tous les vents contraires…

Le recueil semble annoncer dès ce second récit sa coloration majeure : solitude, souffrance, combat intérieur

 

A 130

L’art d’exprimer le dégoût de vivre, à travers un personnage, M. Danjoux, lui-même assez dégoûtant.

Mais comme toujours dans ce recueil (et, me semble-t-il, d’une façon plus générale dans le mode de pensée de David Pascaud), ce n’est pas aussi simple. Car si M. Danjoux, caricature du businessman cynique, méprisant et inculte, inspire d’évidence l’antipathie (et comment pourrait-il en être autrement, puisqu’aucune chance d’être autre chose qu’un gros con ne lui est laissée ?), les autres personnages (y compris le narrateur qui fait tout – intellectuellement – pour s’en démarquer) ne relèvent qu’à peine le niveau, si l’on ose dire.

A un moment donné, le narrateur, occupant le siège passager, se dit « Je pense à Dostoïevski et Tolstoï, Vissotski et Pouchkine, Tchaïkovski et Prokofiev. » Certes, mais pour en faire quoi ? Pour se rassurer par l’image de sa supériorité sur ce tocard de patron ? L’intelligence du récit tient peut-être à ce que la « caricature » (outrancière par définition) concentrée dans le personnage du patron n’empêche pas de ressentir avec amertume la médiocrité de celui qui le juge (et qui, lui, paraît plutôt « normal »), mais accepte benoîtement l’état des choses

 

La fenêtre

Une nouvelle toute en infra-événements, sorte de narration de la non-narration, tout dans l’observation clinique, dans l’ « ambiance » qui peu à peu gagne en étrangeté et communique une inquiétude sourde, le minimalisme atteint ici – si je peux me permettre cette formulation paradoxale – son paroxysme. L’observation du monde y est une sorte d’implacable géométrie, comme si l’observateur lui-même était devenu une machine enregistreuse ou une « intelligence artificielle » capable de décrypter son environnement avec une maniaquerie toute désincarnée. Un peu dans la lignée, me semble-t-il, des Butor, Robbe-Grillet, Sarraute, écrivains admirables de la « vision froide »…

 

La Bougrière

L’auteur d’Araldus renoue ici avec des éléments qui lui sont familiers, l’Histoire (cette fois, le 17ème siècle), le Poitou, la violence des hommes, leur insondable obscurité, leurs croyances aussi sincères que délétères… Dans une écriture magistrale, où se retrouve tout le talent de peintre ou de cinéaste de l’auteur, et où, comme dans Araldus, le passé est évoqué avec un sens confondant de la vérité des choses, des êtres, des mœurs, comme si nous assistions à l’histoire « aux premières loges » plutôt que de la déchiffrer à travers des mots…

 

Rupture

Avec son art de la description clinique des tourments humains, David Pascaud nous plonge, avec cette nouvelle, dans un monde très sombre, très angoissant, celui de la perte, de l’absence, du deuil, où la souffrance, pour se « dire », passe par tous les subterfuges à la portée (comme la « planche de salut » pour le naufragé) de l’homme au comble du désespoir. Subterfuges à la fois dérisoires et nécessaires, les objets qui restent de la femme aimée et « doublement disparue », les images douces et suppliciantes du bonheur perdu, les soins inutiles que l’on apporte à son corps lorsque la guérison du cœur est impossible…

Comme toujours, l’attention maniaque portée aux détails, la précision presque glaçante apportée aux descriptions en des circonstances de désarroi « indicible », nous permet d’entrer justement dans une sorte d’émotion « non verbale », que tout un chacun peut hélas connaître, lorsque la réalité, l’intensité, la « méchanceté » de la souffrance bannissent toute possibilité d’expression juste et mesurée des choses. Or le tour de force de cette nouvelle (un peu comme dans la première, « La valise ») tient précisément au franchissement du verbe vers l’expression d’un sentiment qui habituellement, dans la « vie réelle », ne parvient pas à s’exprimer…

 

Le Tchekhov n°14

« Des remarques qui ont d’ailleurs guidé mes quelques rares lectures et m’ont permis de saisir ce qu’est un style d’écriture et comment celui-ci reflète une pensée profonde. »

« Peut-être, finalement, faut-il accepter qu’il y ait des césures dans le déroulement conscient de la vie, des portions de néant pas même cernables par l’imagination… »

Deux phrases tirées de la nouvelle, qui me semblent donner la mesure du talent « classique » de David Pascaud, mais d’un classicisme « élargi », qui irait des moralistes du 17ème siècle à l’enterrement de première classe offert par Marcel Proust à la littérature française…

Impressionnante nouvelle par sa tension dramatique, qui n’est pas sans faire penser aux cauchemars, aux abîmes mentaux retracés par Maupassant.

David Pascaud sait toucher une corde terriblement sensible qu’il est sans doute arrivé à beaucoup de gens de sentir vibrer dans certaines circonstances de leur existence, des circonstances dans lesquelles une sorte d’inversion (ou de déni) de l’ordre naturel et habituel des choses se produit, des circonstances, par là même, qui infusent en nous l’angoisse insupportable de perdre tout repère logique, reconnaissable, connu, comme si nous entrions par effraction au-delà d’une porte interdite, pour sombrer dans un monde d’épouvantables frayeurs.

 

La demoiselle de Noizé

Une fois de plus, l’auteur d’Araldus ressurgit dans cette magnifique nouvelle… En la lisant, je croyais voir se déplier comme le « mode d’emploi » d’une démarche d’écriture ou s’ouvrir l’atelier mental du travail de David Pascaud pour ce grand roman du Haut Moyen-Âge, écrit des années avant Valises mais dont les principes de création et les questionnements qui durent être les siens (comment incarner le passé lointain dans une littérature vivante, aujourd’hui ? Quels liens personnels établir avec des personnages fictifs ou réels mais figés dans une historiographie convenue ?) semblent encore le hanter.

David Pascaud y définit à merveille, ou plus exactement il « met en scène » son lien charnel, viscéral passionné, au passé, celui de sa région en particulier, et aux humains qui ont habité aussi bien ce passé que cette région…

 

Mon meilleur ami

« moustaches frétillantes diffusant une infime senteur de charcuterie »

Il y a quelque chose de maniaque dans l’écriture de David Pascaud, et Dieu sait si à mes yeux il s’agit là d’une qualité pour un écrivain, si peu répandue d’ailleurs qu’à l’inverse de celle-ci, le déversoir gigantesque d’écriture molle, vague, fadasse, faussement « poétique » (que d’ « âââme », d’ « infini », d’ « étoiles », de « cœur », de « pureté des sentiments » et autres « serments éternels » ne reçoit-on pas en pleine gueule quand on se farcit, peut-être par acquit de conscience, bien des textes jetés en pâture sur les réseaux sociaux mais aussi dans les ouvrages de l’édition traditionnelle, tous ayant en commun d’être dûment revêtus – comme des troufions plus ou moins bien alignés – de l’uniforme obligatoire de la « vocation littéraire »), approximative, complaisante, convenue et paresseuse, risque un jour de noyer l’idée même d’une littérature fondée, comme elle l’a été pendant des siècles, sur des choix précis, justes, congrus et conformes à une perception originale et unique de la réalité, de la part des écrivains. Or maniaque, en l’espèce, qu’est-ce à dire ? C’est un homme qui parle, qui se parle plus exactement, dans un contexte de sociabilité obligatoire où il est également contraint – dans la souffrance – de parler aux autres (ce qui donne beaucoup de tension à la construction du récit), et comme cet homme est écrivain (et pas mauvais, selon toute apparence), il sait choisir ses mots, nous livrant avec minutie et obstination le contenu délétère de sa conscience…

L’expression d’un antisémitisme viscéral y est ici restituée avec une précision glaciale, sans d’ailleurs que le mot « juif » n’y soit jamais utilisé, ce qui correspond bien à la « logique » de ce monologue intérieur obsessionnel, qui tend à vouloir déposséder son « ennemi » de son humanité non seulement en le privant de la qualification « normale » de son groupe (ou de celui auquel Maurice, le narrateur, le « soupçonne » d’appartenir, car après tout, le récit est conçu de telle sorte qu’on ne peut même pas en être sûr), mais de son nom individuel qu’il n’arrive pas à comprendre, à entendre, à moins que – c’est plus probable – la raison en soit qu’il le conçoive comme un tel cauchemar pour lui, ou pour le sentiment de sa pureté (et accessoirement, de celle de sa nièce), que ce nom « marqué du sceau de l’infamie » ne saurait entrer tel quel dans son esprit…

 

L’auto-stoppeur

David Pascaud semble obsédé (du moins cela apparaît-il à la lecture de ce seul recueil aux récits pourtant très différents les uns des autres) par les personnages rigides, solitaires, vétilleux, asociaux, et le Vincent qui nous est présenté dans cette nouvelle n’est sans doute pas le moins bien servi dans cet ordre de choses…

Le récit est en lui-même une sorte de merveille horlogère, où la trajectoire du « héros », trajectoire du reste aussi bien psychologique que géographique (puisque le cœur du récit est occupé par un hallucinant trajet en voiture, décrit comme un cauchemar « concret » dont on se souviendrait des moindres et pénibles détails), mène inéluctablement au dérèglement (aussi bien physique en l’occurrence) du « métronome » que s’est attaché à être Vincent, son cerveau, son appartement, et sa petite vie infailliblement organisée…

 

Fils de saturne

No future… David Pascaud serait-il un punk « grande époque » échoué sous nos climats d’ « optimisme obligatoire » qui forme – et c’est un comble, à bien y songer – le véritable crypto-fascisme de notre époque ?

Nouvelle parmi les plus « minimalistes » du recueil, toujours du point de vue de l’ « action » (puisque pour le coup, il ne se passe presque rien extérieurement, et c’est précisément aussi le sujet ou plutôt la préoccupation de la nouvelle), le texte est en revanche un véritable torrent d’ « action verbale », en l’espèce, encore un monologue intérieur des plus sombres, aux terribles remugles d’ennui et de désespérance…

 

Départs

Encore un monologue intérieur, cette fois sur l’ « identité » (vaste sujet, dira-t-on…), traitée ici de telle sorte qu’on ne comprend qu’à la fin, à la toute dernière phrase (qui se trouve être une « réplique » que bien entendu je ne dévoilerai pas), quelle est sa nature véritable, ou le « terrain » équivoque sur lequel les propos du narrateur lui-même progressent pendant tout le récit.

Et il faut la lire une seconde fois (avec, cette fois, la connaissance de la « chute » qui change complètement la perception du récit) pour se rendre compte de l’ingéniosité avec laquelle ce monologue est pensé, et quelles sont ses troublantes ambiguïtés…

 


 

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