Communs et dépendances

  • Edvard Munch (1863-1944), Séparation, 1896

Edvard Munch (1863-1944), Séparation, 1896 

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« Ce qui dépend de toi, c’est d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi »

Marc-Aurèle ou Épictète (ça dépend). 

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« Une dépendance est une installation dépendant d’une terre ou du corps principal d’une grande maison, d’un château, d’une ferme ou d’un hôtel. Le mot s’emploie généralement au pluriel. Les dépendances sont des locaux annexes au bâtiment principal, ou du moins une partie secondaire d’un ensemble architectural. Parmi les dépendances il y a les communs, un ensemble de bâtiments abritant les logements des domestiques ou des ouvriers ainsi que, plus généralement, les différentes parties du service (cuisines, écuries, garages, etc) ».

Madame ou Monsieur ou Mademoiselle ou Transgenre Wikipédia (on sait pas trop). 

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« Je ne dépends de rien ni de personne. Je suis libre ». 

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Voilà une bien belle déclaration dont le souvenir remonte assez loin dans ma petite vie qui semble hélas vouloir se prolonger sans me consulter (car la vie se continue toujours d’ « elle-même » assez aveuglément, ce qui n’est pas sans poser quelques petits problèmes à notre pouvoir sur nous-mêmes, sur notre volonté et sur notre vie) au sujet de l’opportunité ou du bien-fondé d’une telle prolongation, peut-être pour pouvoir me faire sentir avec un certain sadisme que notre enfance (ou, plus largement, notre jeunesse), à mesure que le temps passe, ou plutôt à mesure que nous passons à travers lui, se met à ressembler de plus en plus à une sorte de conte antédiluvien dont la trame narrative n’appartient plus vraiment à la réalité concrète de notre vie désormais engagée dans la dégringolade sénile vers le trou terminal, mais plutôt à un monde imaginaire habité de mythes et de légendes, et dans lequel nous aurions été le héros ou le antihéros d’une histoire désormais close sur elle-même, passée, finie (à quel moment l’enfance a-t-elle pris fin ?), et qui ne nous appartient plus vraiment, du moins plus d’une façon vivante et pratique, étant donné que nous sommes déjà en train de terminer une autre histoire encore en cours, bien présente (donc d’une façon douloureusement vivante et pratique ici et maintenant), une histoire commencée on ne sait trop quand après la fin de la première, et qui se conclut maintenant, « en temps réel », par notre dernière ligne droite vers la mort.

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Bref, cette déclaration, émise avec un fracas sonore correspondant musicalement, si je puis dire, au degré d’énervement et de colère perceptible dans la voix altérée, étranglée, titanesque, de son émettrice, est restée curieusement dans ma mémoire (moi qui en ai si peu), non tant en raison de son placement déraisonnablement haut sur l’échelle des décibels, qu’en raison de ce qu’elle prétendait signifier fût-ce « involontairement », mais dont la question sous-jacente qu’elle posait a en quelque sorte cheminé avec moi, par la suite, tout au long de ma vie. Pour la petite histoire, et je m’en tiendrai à ce simple détail dans le seul but de « planter le décor » (avant de me planter moi-même dans l’ultime décor qu’il me sera loisible de contempler avant de fermer la lumière), Nadia m’avait balancé comme un missile assourdissant cette déclaration dont le lecteur a pu prendre connaissance dans l’incipit de cet Impromptu, parce que j’avais dû l’emmerder une fois de plus, une fois de trop, avec ma jalousie qui me poussait à lui demander où elle avait été, ce qu’elle avait fait, avec qui elle était en mon absence, enfin cette macédoine classique et rance des questions lancinantes, presantes et convenues du type qui voudrait que sa douce amie ne voie que lui, ne veuille que lui, n’aime que lui, et ne dépende que de lui. Le vrai con, quoi, que je n’ai jamais cessé d’être, au moins sur ce point-là. Sans préjudice d’autres possibles, cela va de soi.

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Car mine de rien, Nadia, fût-elle dans l’expression instinctive d’une colère débordante et irrationnelle (ou pour tout dire, un ras-le-bol explosif de ma permanente suspicion, ainsi que de la pression à la longue devenue insupportable, exercée par mes itératifs interrogatoires), se faisait ainsi philosophe, et posait la question, qui a fait son chemin par la suite dans mes méditations plus ou moins promptes à se manifester, de la liberté, de la quête que nous prétendons en mener, de sa nécessité et de ses limites, et pourquoi pas, des liens plus ou moins clairs et perceptibles que nous entretenons avec « le reste du monde et des choses », non seulement à l’extérieur de nous, mais aussi bien en nous-mêmes. Car…

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Nous sommes tous dépendants de quelque chose, d’un tas de choses en réalité, n’est-il pas ? Chère Nadia, scellée désormais dans le monde des mythes et des légendes de ma jeunesse perdue à jamais, ta colère et la déclaration qui en a découlé étaient si vibrantes de questions et de considérations diverses… Merci, chère amie enclose dans mes souvenirs et dans les résonances de mes pensées…

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Est-il possible de ne dépendre de rien ? Ni de personne ?

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Nous dépendons tout d’abord de l’air que nous respirons. Pas d’air : pas de respiration : pas de vie. Cette forte assertion pourra paraître légèrement tautologique je l’admets, mais fallait bien commencer par quelque chose. Et attendez la suite, y’aura peut-être encore de la tautologie à tous les étages, allez savoir. Mais pas seulement…

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Nous dépendons de la loi universelle de la gravitation (je me suis toujours senti, avec un sentiment d’angoisse lié peut-être au fatalisme induit dans l’esprit humain par cette loi à laquelle aucun être vivant non volant ne peut échapper, je me suis toujours senti cloué au sol par cette foutue loi, collé à la terre comme par l’effet d’une sorte de maléfice, et il n’est pas d’êtres vivants que j’envie davantage que ceux qui ont la propriété de pouvoir voler, et qui par conséquent ne dépendent pas de la même façon que les animaux non volants – y compris nous bien sûr – de la loi universelle de la gravitation. Mais même l’oiseau dépend de beaucoup de choses : de l’air sans lequel sa portance et donc son vol serait impossible, d’un chasseur à la con qui peut le zigouiller d’une balle en plein vol, de tous les systèmes de piégeage ou de capture possibles et imaginables sortis de la malfaisance de l’ « intelligence humaine », de certains environnements dégradés qui peuvent compromettre sa survie dans l’air comme au sol ou dans les arbres, etc.).

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Nous dépendons de nos gènes.

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Nous dépendons de nos gênes.

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Nous dépendons de ceux qui nous ont élevés, bien ou mal, d’abord quand ils sont là, et bien après, quand ils ne sont plus là. Car ils restent et demeurent dans notre tête comme des grâces ou des ténias, c’est selon. Certaines dépendances restent parfois à jamais au fin fond de notre cerveau, intouchables et souveraines, et c’est peut-être les pires.

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L’humain en bonne santé dépend de la pérennité (toujours incertaine) de sa bonne santé.

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Par exemple, au hasard, nous dépendons de la bonne circulation du sang dans notre cœur : oreillette gauche, ventricule gauche, valve mitrale, aorte, valve aortique, oreillette droite, ventricule droit, veine cave, valvule tricuspide, j’en passe et de plus compliquées, enfin il faut que tout ce bazar soit bien connecté et déroule recta ses bons offices, sans quoi au revoir et merci.

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L’humain malade dépend de sa maladie, puis, dans un cas, du traitement et de la guérison qui pourraient l’en libérer et lui faire recouvrer la santé, dans l’autre, si aucune guérison n’est possible, de sa maladie inguérissable (accessoirement, un malade dépend aussi de la compétence de son médecin).

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Nous dépendons de l’eau (ou des divers liquides) que nous buvons et pissons ; de la nourriture que nous ingérons et digérons et évacuons. Nous dépendons du bon fonctionnement de nos orifices corporels (il n’est pas inintéressant me semble-t-il de savoir que dans le rituel juif orthodoxe, au moment des « Bénédictions du matin », dites chaque matin donc, le fidèle, entre autres bénédictions qu’il adresse au Créateur, doit dire celle-ci, mélange de sainteté et de trivialité tout a fait significatif de la grandeur à la fois mystique et « terre-à-terre » de cette inépuisable spiritualité : « Source de bénédiction, Tu Es Éternel notre D.ieu, Roi de l’univers, qui a formé l’homme avec sagesse et a créé en lui de nombreux orifices et de nombreuses cavités. Il est dévoilé et connu devant le trône de Ta gloire que si l’un se bouche ou si l’un d’eux s’ouvre il est impossible de survivre ne serait ce qu’un instant. Source de bénédiction Tu Es Éternel qui guérit toute chair et fais des prodiges »).

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Nous dépendons de nos revenus, de nos biens matériels, de nos économies. Nous dépendons de l’argent que nous avons et de celui que nous n’avons pas, de l’argent que nous gagnons ou que nous ne gagnons pas. Le riche dépend de l’argent qu’il possède, le pauvre dépend de l’argent qui lui manque. Je ne développe pas plus avant le sujet, ce n’est ici après tout qu’un Impromptu (c’est-à-dire une sorte de futilité vite fait bien fait – du moins j’espère – , emballé c’est pesé), et j’entends qu’il le reste, mais je dois dire cependant que cette dépendance au fric est l’une de celles qui m’angoissent et m’oppressent le plus. Basta.

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Nous dépendons du toit que nous avons sur la tête, et si nous n’en avons pas, nous dépendons de l’espoir d’en trouver un, et si nous n’en avons pas et que nous n’en trouvons pas, nous dépendons d’une existence d’errance dans un monde sans toit sur la tête, difficile à concevoir pour quiconque ne l’a pas vécue.

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L’homme qui souffre dépend de sa souffrance. Il lui est inféodé. Il peut s’en défaire par une quelconque opération de sa propre volonté ou grâce à un sort favorable, mais il dépendra alors de sa crainte de retrouver un jour sa souffrance qui, comme la drogue ou l’alcool trop longtemps consommés, quand elle s’est une fois insinuée en nous comme un poison de dépendance, même lorsqu’elle paraît éteinte ou reléguée dans le passé, laisse une trace indélébile, conserve une place immuable, toujours prête à ressurgir. La souffrance un jour ressentie profondément, même plus tard disparue en apparence, reste à jamais un feu couvant. Nous dépendons de ce feu couvant, inexpulsable, qui à tout moment peut redevenir brasier.

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Pour compléter le point qui vient d’être évoqué, c’est avec un plaisir mêlé d’une pénétrante mélancolie que j’aimerais dire un mot du tableau d’Edvard Munch, Séparation, peint en 1896 et placé en illustration de ce texte. Une œuvre d’art nous touche particulièrement et pénètre en nous comme un sortilège (ou, pour prendre une autre image, plus familière, comme une fraternité), non seulement pour des raisons esthétiques (nous la trouvons « belle », pour parler vite), mais surtout, me semble-t-il, parce qu’elle s’adresse directement et profondément à ce qui est en nous de plus vrai, de plus vivant, de plus ressenti. C’est le cas, pour ce qui me concerne, à la vision de ce tableau qui exprime, avec une force de suggestion sur laquelle je ne saurais placer aucun mot (ce qui relève d’un intense plaisir esthétique et spirituel même si l’image exprime une insondable souffrance du personnage masculin), la souffrance d’une séparation éprouvée par un homme, qu’une femme flamboyante et libre (ou libérée) quitte pour suivre un autre chemin, le laissant enraciné dans un chagrin qui apparaît comme une dépendance définitive dont il semble qu’il ne pourra jamais se défaire. Dépendance à un deuil impossible peut-être, c’est ainsi que m’apparaît cette image, tant il est vrai que je n’ai de ma vie connu pire dépendance que celle qui me reliait au chagrin d’une séparation dont je n’avais pas pris la décision et que je ne faisais que subir…

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Le smombie dépend de son smartphone (c’est en apprenant très récemment l’existence paraît-il déjà assez ancienne – 2015, une éternité ! – de ce formidable mot-valise, c’est-à-dire un mot – sorte de néologisme dont la création répond à des règles spécifiques – formé par la fusion d’une partie de deux mots existant dans la langue, que m’est venue, outre le souvenir intempestif de la colère fracassante de Nadia, l’idée d’écrire ce texte. L’humain zombifié par sa dépendance à son téléphone portable. L’humain marchant dans la rue, mangeant, faisant usage de ses orifices, conduisant, se lavant, menant un semblant de discussion avec quelqu’un… le regard vissé à l’écran de son téléphone portable et interagissant avec celui-ci. Smombies de tous les pays, donc, créatures hybrides, zombifiées par votre smartphone, vous qui ne me lirez pas, le zombie que je suis – mais pour d’autres raisons – vous remercie chaleureusement).

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Le croyant dépend de son Dieu (d’aucuns diraient, de sa foi).

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L’athée dépend de l’absence de Dieu (d’aucuns diraient, de sa certitude que Dieu n’existe pas).

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L’agnostique dépend de son doute.

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Le lecteur passionné dépend des livres, des mots qu’il lit et qui s’impriment inlassablement comme une drogue dans son cerveau.

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Le junkie dépend de ses doses de came.

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L’alcoolique dépend de sa boisson.

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La nymphomane dépend des hommes qu’elle consomme compulsivement, l’obsédé sexuel des femmes qu’il aimerait consommer compulsivement.

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L’homme et la femme, quand ils s’aiment et sont « faits l’un pour l’autre », dépendent délicieusement l’un de l’autre, quoique parfois avec une certaine inquiétude (laquelle insinue une forme de dépendance malheureuse au sein d’une dépendance heureuse), celle de perdre l’autre un jour, ou de voir leur union péricliter, ce qui mettrait fin à une dépendance mutuelle qu’ils aiment autant qu’ils s’aiment mutuellement.

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L’homme et la femme, quand ils sont ensemble (unis par un mariage par exemple) mais qu’ils ne s’aiment pas (ou plus), dépendent encore de cette absence d’amour ou de ce désamour, enchaînés l’un à l’autre par leur vie commune ou leurs relations persistantes, et lorsqu’ils se seront enfin libérés de leurs chaînes mutuelles, ils iront s’enchaîner ailleurs, avec quelqu’un d’autre.

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L’homme adultère dépend de ses mensonges s’il veut garder à la fois sa femme et sa maîtresse. La femme adultère, même topo, si elle tient à garder son mari et son amant.

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Le criminel psychopathe ou le meurtrier psychotique dépend de son besoin de faire souffrir et de tuer des gens.

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L’altruiste pur dépend de son besoin de se dévouer au bien des gens.

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Le menteur compulsif dépend non seulement de son besoin de mentir, mais de ses mensonges eux-mêmes qui lui écrivent un scénario de vie dont il finit par dépendre complètement, pieds et poings liés. Jean-Claude Romand a zigouillé toute sa famille en 1993, à savoir son épouse, leurs deux enfants, ses parents et même leur chien, parce qu’il s’était rendu excessivement dépendant de ses mensonges (et qu’il se sentait incapable de les dévoiler après dix-huit ans d’exercice de cette tromperie) et du scénario de vie fictive que ceux-ci lui avaient écrit en lieu et place de sa « vraie vie ».

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L’artiste de vocation dépend de son besoin de créer des œuvres d’art.

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Toute œuvre proposée par n’importe quel artiste au public dépend de l’importance en nombre dudit public, d’où il découle que le sort d’un artiste (de son prosaïque niveau de vie à sa place distinguée dans l’Histoire), quel qu’il soit, dépend de l’importance ou du « volume » de son public.

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Toute œuvre littéraire peut être vue comme les communs et dépendances non seulement d’autres œuvres créées avant elle (ce qui n’empêche nullement la grandeur ni même l’originalité de ladite œuvre ; J. L. Borges pensait que toute œuvre, même la plus originale et inspirée, et même la plus « novatrice », est le reflet d’une autre, que toute œuvre est le rêve d’une autre), mais, et surtout, de la langue dans laquelle elle a été écrite, tant il me semble vrai que même l’œuvre de génie (et, à plus ou moins forte raison, l’œuvre quelconque, passe-partout ou de « simple talent ») n’est que le fruit certes providentiel mais dépendant, du génie spontané et anonyme, ou à tout le moins collectif et arbitraire, de la création originelle, historique et archaïque d’une langue donnée.

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L’idéologue dépend de son idéologie qu’il pense être la seule valable et même la seule possible.

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L’antisémite dépend de sa haine des Juifs (le véritable antisémite « de vocation », ai-je cru remarquer tout au long de ma vie, l’antisémite viscéral ou génétique ou pathologique si l’on préfère, n’a réellement rien d’autre dans sa vie et dans son cerveau que son propre sentiment antisémite. Réellement rien d’autre. C’est assez spectaculaire à observer).

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Le suprématiste blanc dépend de sa conviction de la supériorité sur toute autre catégorie humaine de la race humaine dite blanche.

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L’intégriste islamiste dépend de sa conviction religieuse et politique islamiste et de sa volonté d’éradiquer toute la partie de l’humanité qui n’appartient pas et n’adhère pas aux croyances et aux pratiques de l’Islam.

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L’ambitieux dépend de son ambition qu’il cherchera à réaliser par tous les moyens licites ou illicites.

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Le paresseux pathologique dépend d’une paresse qui l’empêche de sortir de la paresse. Tout cercle vicieux dans lequel nous sommes embringués et dont ne parvenons pas à nous défaire, constitue un système pervers de dépendance. Le cercle vicieux de la paresse me semble être le « Prince des cercles vicieux », certains prétendent même que ce serait le plus capital des péchés capitaux. Un écrivain du nom de Marie Laberge, que je ne connaissais pas et dont j’ai découvert l’existence en écrivant ce texte, a déclaré, et je n’aurais pas dit mieux : « Pour moi, c’est un très très grave péché. Parce qu’autant, la gourmandise, l’envie, l’orgueil sont une espèce de désir, une pulsion. Autant, la paresse est l’inverse. C’est ne pas ressentir de désir, ne pas avoir envie d’agir. C’est le plus grand des péchés dans le sens où c’est le refus de la vie ». Merci de m’avoir si bien percé à jour, chère et inconnue Marie.

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L’humain en quête de liberté dépend des limites qui s’opposent nécessairement à toute liberté qui se voudrait totale et absolue (Nadia n’avait peut-être pas approfondi ce point lorsqu’elle s’est déchaînée – se libérant ainsi des chaînes de dépendance dont je cherchais à l’affubler –, mais à sa décharge, elle était fort en colère contre moi, donc elle devait manquer sur le moment du sang-froid nécessaire à toute réflexion un tant soit peu nuancée, et par ailleurs sa déclaration dûment éructée posait de façon souterraine et instinctive les bonnes questions).

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L’homme qui aime la solitude plus que tout autre état, dépend de son besoin d’être seul, ce qui a toujours son prix.

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L’homme qui déteste et ne supporte pas la solitude dépend de son besoin de vivre avec d’autres humains, ce qui a toujours son prix.

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Nous dépendons des lois qui régissent la société dans laquelle nous vivons et à laquelle, que cela nous plaise ou non, nous appartenons. Nous pouvons les transgresser, mais dans ce cas, si nous sommes découverts dans ces transgressions par ladite société, nous dépendons des sanctions que celle-ci nous infligera.

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Le prisonnier dépend de sa cellule et de la surveillance qui l’entoure. S’il parvient à s’évader, il dépend alors de l’efficacité de sa cavale s’il ne veut pas à nouveau être arrêté et dépendre derechef de sa cellule et de la surveillance renforcée qui l’entourera.

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Nous dépendons de notre temps de vie, que nous ne pouvons pas connaître, sauf si nous en décidons nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, nous dépendons de notre condition mortelle, et même en cas d’arrêt volontaire de notre temps de vie, nous finirons au même terminus que ceux qui attendent que la mort vienne les cueillir un jour ou l’autre. Nous dépendons donc, volontaristes ou passifs à l’égard du moment où nous partirons, de ce fameux et même terminus pour tous.

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Le lâche dépend de sa lâcheté, qui peut avoir des conséquences incalculables sur la vie des autres (du moins de certains autres), lesquels en dépendent donc pour leur plus grand malheur, mais aussi pour celui de l’humanité toute entière, souillée et stagnant dans les ténèbres à cause de son effarante proportion de lâches. Le sort de toutes les sociétés humaines dépend en grande partie, me semble-t-il, de la lâcheté majoritaire de ceux qui les peuplent. Sort souvent malheureux et même tragique, donc.

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Le courageux (le Résistant par exemple) dépend de ses décisions et de ses actions courageuses, mais aussi bien de leurs résultats, qui peuvent se jouer au pile ou face du destin, dont finalement nous dépendons tous, bon gré mal gré.

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Nous dépendons du jugement des autres sur nous, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou non, que nous le reconnaissions ou non. Tout jugement sur nous constitue une sorte de pouvoir sur nous. Nous dépendons donc également de ce pouvoir.

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Nous dépendons de nos dépendances.

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Le jaloux dépend de sa jalousie, laquelle est dans la plupart des cas une pathologie radicalement incurable (pardon à vous toutes, Mesdames et Mesdemoiselles).

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Le con dépend de sa connerie. (vaste sujet que je ne développe pas davantage que celui de l’argent, voir plus haut).

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Cette liste de dépendances, si elle est lue, dépendra certainement de l’intelligence et de l’imagination du lecteur à qui il sera loisible de la compléter avec des modalités de dépendance auxquelles je n’ai pas pensé et qui par conséquent n’y figurent pas, car je suis moi-même dépendant de mes limites intellectuelles et d’imagination. Mais, si je puis me permettre cet aveu, je ne déteste pas l’idée que le lecteur, s’il le souhaite et si l’idée lui en vient, complète cette liste de dépendances, mentalement, et pour son propre compte.

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Je dépends de l’obligation de clore cette liste fort incomplète si je veux publier ce texte dont le sort dépendra à la fois de ceux qui le liront et de ceux qui ne le liront pas, les premiers parce qu’ils en conserveront peut-être le souvenir (lequel dépendra de la qualité de leur mémoire et de l’intérêt qu’ils y auront porté), les seconds parce que bien au-delà de ce seul et malingre texte déjà perdu comme une bouteille dans l’océan des écrits existants et à venir, toute littérature, aussi belle, grande et profonde soit-elle, dépend avant tout non pas de ceux qui la lisent et qu’elle transforme (dans le sens d’une « amélioration de soi », cela va sans dire), mais de ceux qui ne la lisent pas et que par conséquent elle ne peut pas transformer, ni pour le bien ni pour le mal. Ce qui explique peut-être que le sort du monde et de l’humanité n’a jamais dépendu de la littérature.

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En fin de compte, l’humanité entière, son sort, son passé et son devenir, dépendent de tout ce qu’elle n’a pas et de tout ce qu’elle n’est pas.

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1 Comment

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    Anonyme 9 avril 2025 (10 h 40 min)

    « Par dessus tout, j’aime ce qui se trouve ou ne se trouve pas, au bout indevinable d’un chemin. » Commune dépendance…
    Stéphane