Continence
Le Philosophe en méditation, Rembrandt van Rijn, 1632
CONTINENCE, subst. fém.
A.− [Concerne la vie sexuelle]
1. État d’abstention (volontaire ou non, partiel ou total) des plaisirs charnels. La continence de Scipion ; garder la continence. Quasi-synon. Abstinence.
(…)
B.− P. métaph. ou au fig. [Gén. avec un adj. ou un compl. introd. par de indiquant le domaine où la continence se manifeste] Fait de s’abstenir (d’une activité). Continence sentimentale, verbale ; continence du langage, du style, de la parole chez un écrivain. Quasi-synon. retenue, sobriété ; anton. Incontinence. Je vous préviens qu’Henri éternuera (…). Je ne demande à son nez que cinq minutes de continence, montre en main (É. Augier, L’Habit vert,1849, p. 289). Talent sobre, d’une continence quasi anglaise (Huysmans, L’Art moderne,1883, p. 167).
− En partic. État ou période d’inactivité, abstention dans le domaine de la création. Un de ces tempéraments poétiques qui s’imposent à volonté une continence de quinze ans, comme le fit (…) Racine (Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. 1, 1844-64, p. 44).
La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre.
Milan Kundera, Le Monde – Interview par Amber Bousoglou, 19 Janvier 1979.
Les Français sont le peuple européen de la culture par excellence.
Hermann von Keyserling (1880 – 1946), philosophe germano-balte.
Glup glup glup faut que je m’y remette, grand temps de sauver ma peau ou ce qu’il en reste, y’a de quoi crever à ne pas écrire comme ça trop longtemps, ce qui est passé est passé et les années perdues ne reviendront plus tralalalala, mais je litote et redonde à mort, car en vérité je vous le dis, je suis mort il y a déjà un bon paquet de temps, zombifié par la continence aussi bien subie que prolongée de toute activité d’écriture par nécessité endogène, existentielle, autant dire la seule qui travaille de l’intérieur tout écrivain de vocation et la seule acceptable à mes yeux, ainsi que de tout projet qui en eût été la rigoureuse application achevée dans une œuvre, laquelle par là même, arrivée à son terme grâce à un effort patient et fidèle (et une petite goutte d’inspiration tant qu’à faire), eût constitué la seule valable raison d’être et d’avoir été, dans notre commune vallée de larmes et de non-sens, cette bonne vieille terre où s’est échouée il y a quelque temps déjà ma « venue au monde », parfaitement involontaire et je dirai plus précisément, non désirée. De l’inconvénient d’être né… (Cioran m’a éclairé et consolé a posteriori, bien après le non-événement de ma naissance ou plus exactement, après l’avènement accidentel de mon éjection ici-bas, puis j’ai grandi et il a bien fallu que j’apprenne à lire, son œuvre réjouissante et même plaisamment imprécatrice arrivant donc par définition trop tard pour moi. L’inconvénient en question m’était échu. J’étais né et j’avais grandi. Le mal était fait).
Mais voilà que j’hésite sur l’image à invoquer. Zombifié disais-je… Certes, ça définirait assez précisément l’impression de mon état intérieur depuis quelques années. Le personnage du zombie – dont l’imaginaire morbide et fertile qui l’a fait naître dans quelque cerveau divinement dérangé m’a toujours fasciné dois-je dire – correspond assez bien à ce que je puis ressentir ou imaginer de mon « intérieur le plus vrai » (comme dit Jean-Jacques dans Les Confessions), de mon « être profond », depuis le début de cette période de continence d’écriture, devenue longue comme un jour sans pain, interminable pour tout dire, et sombre et quasi parodique comme la vie falsifiée et contrefaite du zombie, mais peut-être (image alternative si l’on veut) ai-je plutôt été crucifié en pleine ascension d’optimisme « créateur » – même si j’ai les plus grands doutes sur la pertinence de cet adjectif appliqué à moi-même comme aux artistes et aux domaines artistiques en général. L’homme peut-il être vraiment un « créateur », lui qui, dit-on dans un excellent et fort ancien livre écrit dans une langue ésotérique mais bien vivante, aurait lui-même été créé ex nihilo par un simple souffle ? Le souffle d’une parole, elle, authentiquement créatrice… C’est bien le ex nihilo qui compte dans ce fameux et immémorial livre, que certains prendront pour une fable destinée à d’indigents et crédules esprits, d’autres pour une vérité première et indiscutable, autrement appelée dogme. Il n’y avait rien, et tout fut. Création touffue, s’il en fut jamais, mais création véritable parce que née de rien, en vertu d’une puissance non humaine. Ça, c’est ce qu’on peut appeler de la Création. Toujours est-il que l’homme doté d’intelligence, mais lui-même sorti du même néant que tout le reste de la Création, a inventé et fabriqué des tas de trucs à partir de ce qui était, de ce qui lui était donné sur cette terre, mais rien, que dalle ex nihilo, car « créer ex nihilo », cela eût été une autre histoire que celle engendrée par l’homme sur ce caillou (oh oui, une toute autre musique !), et qui n’est qu’une histoire pratique et évolutive avec les moyens du bord… L’homme est peut-être un bricoleur de génie, un adaptateur inspiré, un recycleur malin, un artisan à faire un peu de tout, un frénétique Géo Trouvetou agité du bocal sans rémission possible, mais créateur, mon Dieu, quel bien grand mot ! Faudrait voir… Toute l’arrogance humaine est peut-être concentrée dans ce seul mot de création appliqué à toute sorte de productions humaines très honorables dans le meilleur des cas, mais en quelque sorte, de seconde main. Bref, cela fera peut-être l’objet ici même d’une glose future, si futur il y a…
En revanche l’optimisme, pourquoi ne pas en dire un petit mot… Ah l’optimisme, mes petits veinards qui l’êtes peut-être, et c’est tout le mal que je vous souhaite ! Ça doit bien aider j’imagine à avaler la pilule d’être né ! C’est hélas une notion relativement rare chez moi, peu conforme à ma nature et moins encore à mon expérience de la vie, mais j’y reviens plus loin, pour les plus courageux qui me suivront et souffriront avec moi, toutefois sans déplaisir j’espère, jusqu’au bout de cette énième supplique plus ou moins impromptue. Crucifié disais-je, depuis que j’ai soudainement compris (c’était en 2013 me semble-t-il, révélation assez abrupte en plein automne mélancolique, « Mon Automne éternelle ô ma saison mentale » – l’automne, écho d’éternité toute personnelle du chant d’Apollinaire, résonnant entre les murailles de ma pauvre existence) que nous avions déjà quitté notre vieille civilisation ainsi que ses antiques habitants, et que la littérature, dont on feignait encore de croire dans les « milieux autorisés » en l’importance capitale ou mieux encore, « vitale » (comme si la vie des peigne-cul médiatiques, des Tartuffes de plateaux et autres critiques stipendiés qui se prévalaient de cette forte vérité en dépendait), n’était en réalité plus qu’une relique aussi vaine, aussi sèche, aussi morte que moi d’un passé épais de plusieurs millénaires, une longue histoire dans laquelle la littérature avait eu cependant une place bien vivante, vitale dans le vrai sens du mot, elle qui avait en quelque sorte apporté de riches et indispensables nutriments à l’ensemble de la civilisation occidentale pendant des siècles – disons, depuis Homère, pour parler vite.
Morte de la plus soudaine et désespérante des morts dans les glauques parages de l’avènement du troisième millénaire en Occident. Mais non pas la littérature en tant que telle, ou en tant que forme d’expression choisie avec une passion intime et vibrante par des individus (écrivains et lecteurs), qu’on me comprenne bien, non pas la littérature aimée de tout cœur et de l’esprit entier par tous ceux qui voyaient et voient encore en elle une sorte de source de jouvence à usage strictement personnel, mais bel et bien morte en tant que cadre nourricier de l’ensemble de notre civilisation, qui agissait comme une sorte de globe substantiel supra-individuel, comme la colonne de nuée du Livre de l’Exode qui devançait, enveloppait et nourrissait le peuple entier, fonction capitale et surnaturelle morte désormais, parce que d’une façon assez brutale, correspondant grosso modo au début du troisième millénaire, elle a cessé précisément d’être ce cadre analeptique, ce globe vital de notre civilisation en Occident. Et n’étant plus indispensable à l’identité profonde, à la vie même de cette civilisation, elle s’est mise à dépérir de ne plus jouer son rôle nourricier, comme une mamelle qui se dessécherait de ne plus être tétée.
Mort foudroyante ! Alors même que, pendant presque trois millénaires et jusqu’au 20ème siècle, elle avait irrigué de sa source primordiale, en tant qu’elle avait nourri de ses bienfaits palingénésiques, de ses nutriments vitaux, l’ensemble de la civilisation occidentale, y compris d’ailleurs pour d’importantes parties de ses générations successives qui se souciaient peu de toute littérature quelle qu’elle fût, mais qui, sans le savoir, sans la « pratiquer » d’une façon ou d’une autre, bénéficiaient de ses émanations lointaines et invisibles de beauté et de puissance spirituelle. Conviction intime, quand tu nous tiens… Eh bien oui, je vois les choses comme ça. L’homme du peuple qui ne lisait pas et le scientifique borné qui ne vivait que de chiffres et de calculs, le notaire étriqué dans le fin fond de sa province et l’homme d’affaires à cigare enfoncé dans la fange de ses seules préoccupations financières, n’en étaient pas moins, tous autant qu’ils étaient, assis sur ce pilier qui, certes ajouté à d’autres (christianisme comme religion dominante – même s’il ne faut pas négliger les dissensions mortelles à l’intérieur du christianisme –, relative homogénéité ethnique et culturelle des populations nationales européennes, etc.), soutenait le monde dans lequel ils vivaient, et, selon les cas et les destins, prospéraient ou crevaient de misère. Qu’ils en eussent conscience ou non, mais sans doute le ressentaient-ils au fond de leurs entrailles, la littérature avait contribué à bâtir et continuait à nourrir le monde dans lequel ils éprouvaient heurs et malheurs et menaient leurs existences diverses et variées, peut-être très éloignées de toute littérature, mais bénéficiant de sa vitalité souterraine et universelle, tout comme les produits de la terre nourrissent tout le monde, des plus immondes connards rivés à tous les caniveaux jusqu’aux âmes les plus délicates et les plus élevées. La terre nourricière abreuvait tout le monde, la littérature aussi – même ceux qui croyaient ne pas s’en abreuver. Étrange paradoxe dira-t-on, mais c’est ainsi je crois que s’est aussi sédimentée notre vieille et désormais moribonde civilisation dans la sphère occidentale du monde. Tout le monde participait à cette cohésion qui certes n’a pas exclu de multiples et tragiques démêlés dans l’histoire de l’Occident, mais pas sur un fait fondateur aussi puissant, aussi vital que le domaine de la littérature. Mais c’est que, étrangement, la littérature n’avait alors pas besoin d’être fréquentée ou connue par tout le monde pour jouer un rôle nourricier à la base de la civilisation et de toute l’humanité qui la peuplait en Occident, c’est-à-dire qu’elle avait dû acquérir précisément un rôle secret, ou une sorte de rôle occulte, pour tout le monde. La civilisation littéraire rayonnait bien au-delà de ceux qui produisaient les œuvres littéraires et de ceux qui s’en délectaient, celles-ci n’appartenaient qu’illusoirement à une « élite », et j’aime à penser que même ceux qui vivaient entièrement hors d’elles, hors de ces œuvres du génie occidental, hors des bienfaits que la lecture peut prodiguer, en éprouvaient cependant une sorte de respect instinctif, de la même manière qu’un athée pas trop con et pas trop borné peut respecter lointainement et « de bonne foi », si je puis dire, le bon Dieu des croyants ainsi que les croyants eux-mêmes.
Il devait y avoir même chez les plus incultes ou les plus indifférents une sorte de reconnaissance implicite ou inconsciente de l’importance vitale de la littérature pour la civilisation dont ils étaient héritiers et partie prenante pour le temps de leurs vies, alors même qu’ils n’entretenaient pas de relation « concrète », engagée ou explicite avec les œuvres littéraires. Notre civilisation littéraire n’a pas été bâtie et nourrie seulement par ceux qui écrivaient et par ceux qui lisaient les œuvres avec passion ou un fort sentiment de nécessité, ces deux entités accordant par définition une importance existentielle à la littérature, mais aussi, et je me doute bien que cette théorie suscitera chez certains quelque facile ironie dont je les pardonne par avance (l’antienne du « c’était mieux avant » resservie par le vieux con de retour à l’antenne), par tous les autres, ceux qui n’écrivaient pas et ceux qui ne lisaient pas mais qui, éloignés de toute fréquentation avec des œuvres littéraires, de tout besoin ou de toute capacité d’en écrire ou d’en lire, ne devaient pas moins éprouver pour celles-ci le même type de lointaine mais certaine révérence qu’un analphabète pouvait avoir pour la figure de l’instituteur ou qu’un sceptique éclairé pour celle du curé de sa paroisse (ce dernier étant peut-être après tout aussi « humaniste » que le sceptique, tout comme le sont à leur façon les « ennemis jurés », Don Camillo le catholique et le communiste Peppone).
Mine de rien, ce respect lointain et inconscient des « non littéraires » (comme on dit « non croyants ») pour le « domaine de la littérature » a dû jouer un rôle fondamental dans la pérennité et dans la vitalité multiséculaire de notre civilisation de l’écrit, et en particulier de l’écrit « créateur » (je reviens presque malgré moi à cette notion discutable, mais passons), de l’écrit qui explorait et réinventait sans cesse toutes les ressources de la langue française, parce que ce respect du peuple dans son ensemble, un respect en forme de « foi du charbonnier », ce respect irrationnel d’une pureté toute enfantine, a pu constituer un indispensable ferment de cohésion pour cette civilisation, un peu comme dans un pays en guerre les « gens de l’arrière » ne sont pas que des tas de veaux passifs ou de lâches embusqués qui ne chercheraient qu’à échapper aux périls du front, mais des masses certes empêchées de combattre pour toute sorte de raisons, et cependant solidaires de leurs troupes combattantes et qui même si elles-mêmes ne combattent pas et ont l’air de ne rien faire pour la victoire, n’en éprouvent pas moins une profonde déférence à l’endroit de ceux qui, pour le bien commun, risquent leur peau à l’avant. On pourrait parler ironiquement d’un simple et bienséant « soutien moral » qui certes ne mange pas de pain et toujours facile à porter en bandoulière quand on a les fesses bien au chaud et que ce sont « les autres », leurs bons compatriotes au large dos, qui s’exposent au feu ennemi, mais l’histoire a montré, notamment au cours de La Grande Guerre, que ceux du front, ceux qui encourent tous les dangers, sont souvent loin de rester insensibles à la puissance invisible de ce soutien moral qui sourd et jaillit comme une onde bienfaitrice des entrailles de leur peuple resté à la maison, pour se propager jusqu’à eux… De manière un peu analogue, les gens qui respectaient la littérature et les livres sans les connaître et sans s’y frotter, mais qui les respectaient de tout cœur, instinctivement, et non selon une sorte d’injonction conventionnelle et un peu snob à s’y conformer, donnaient en quelque sorte (en tant qu’ils se sentaient faire partie, par le cœur et l’esprit, de toute une communauté nationale) un blanc-seing à cet inconnu et mystérieux domaine littéraire pour qu’il acquiert et conserve la légitimité pleine et entière d’un incontestable fait de civilisation. « Nous on n’a pas trop affaire aux livres, c’est pas notre partie, mais on tient en estime ceux des nôtres qui les font, et ceux qui les lisent », aimé-je à entendre lointainement chez mes compatriotes d’outre-tombe, comme un écho venu des brumes de notre histoire et de son peuple, comme l’expression de ce qui se tramait dans les esprits pendant des siècles… Et sans doute, c’est du moins ce que j’aime à croire, ce blanc-seing accordé par les entrailles du peuple « non littéraire » à un domaine littéraire qui leur échappait a-t-il contribué à rien moins que l’hégémonie de la littérature comme un puissant fait de notre civilisation occidentale, un fait reconnu ou du moins admis par tous, pendant des millénaires… Il y fallait sans doute ce commun accord, cet assentiment général et « transcendant » pour que la littérature reste au sommet de notre édifice civilisationnel.
On me dira, et peut-être à raison, que je fantasme à loisir cette belle cohésion civilisationnelle dont la littérature aurait été l’objet unanimement révéré pendant des siècles, et à laquelle auraient également contribué à leurs corps défendant tous ceux qui, pour toute sorte de raisons, se foutaient pas mal de la littérature. Peut-être bien en effet que j’entonne un peu trop les trémolos pleurnichards du « c’était mieux avant » et que cette (pseudo ?) théorie de la révérence instinctive des foules bovines et analphabètes, ou tout simplement indifférentes, nos aïeux collectifs si l’on veut, à l’endroit de ce qu’elles ne connaissaient pas et ne fréquentaient pas, ne tient pas la route et ne correspond qu’à un indécrottable besoin réactionnaire d’idéaliser le passé de notre civilisation pour mieux s’acharner sur ce qu’elle s’est mise à devenir à l’orée du 21ème siècle, c’est-à-dire tout sauf ce qu’elle avait mis des millénaires à construire. Très bien, acceptons l’augure que je ne sois qu’un vieux con (l’hypothèse, même si elle devait être avérée avec la plus grande exactitude, me chaut peu) et que je ne comprenne rien aux monts et merveilles de la nouvelle ère des « Petites Poucettes » à laquelle le grand Michel Serres, dans son fort enviable optimisme, prêtait des vertus quasi miraculeuses de « nouvelle intelligence », l’intelligence de la « mutation anthropologique majeure du numérique ». L’intelligence inédite d’un âge nouveau que lui-même très humblement ne se reconnaissait pas, pour la bonne raison qu’il se savait appartenir – et visiblement sans nostalgie ou sentiment dolent du « c’était mieux avant » – à ce qui était déjà à ses yeux « l’ancien monde », un monde déjà perdu et englouti comme celui des dinosaures, ou n’apparaissant déjà plus que comme une sorte de Jurassic Park des livres ensorcelants, de la littérature enchanteresse, de l’écrit merveilleux et tutti quanti… Toutes choses existant certes toujours, mais comme enfermées désormais dans une réserve naturelle un peu folklorique, que ne visiteraient encore que des anciens eux-mêmes destinés à disparaître sous peu…
Reconnaissant dans son ouvrage de 2012 (Petite Poucette, ed. Pommier. Titre en référence à l’organe digital opposable des biens nommés en bon français, digital natives, ces pouces juvéniles qui s’acharnent à longueur de journées sur les écrans des téléphones portables en particulier) la mutation civilisationnelle provoquée par l’envahissement soudain autant que planétaire des « objets numériques et connectés », il ne voit pourtant pas dans cette mutation de quoi se lamenter sur la perte induite de la civilisation de l’écrit ou civilisation littéraire, mais plutôt de quoi se réjouir de l’émergence d’une sorte de « nouvelle humanité dans une nouvelle civilisation » (ce sont mes propres termes et non une citation de l’ouvrage en question), destinée à développer des qualités originales voire révolutionnaires qui, bien différentes de celles qui avaient permis le développement de la civilisation antécédente, les vaudront bien cependant et permettront même de faire advenir, allez savoir, ce fameux « meilleur des mondes » dont nos ancêtres occidentaux n’avaient pu que rêver sans réussir, il faut bien le reconnaître, à le faire advenir.
Heureux homme ! Heureux homme d’avoir cru, sa propre fin approchant (il avait 82 ans lorsqu’il a publié son essai et, je vais le dire avec une certaine cuistrerie mais non sans émotion, j’ai eu la chance de le rencontrer deux fois, la première dans son pavillon de Vincennes et la seconde dans une salle de l’Académie Française. Un homme absolument délicieux, l’honnête homme du 17ème siècle dans toute sa splendeur), que la « nouvelle civilisation » flanquée de ses nouvelles générations nées au 21ème siècle aurait massivement des qualités créatrices au moins égales sinon supérieures à celles que l’humanité avait développées, en particulier dans le domaine littéraire, depuis L’Iliade et L’Odyssée… Du reste il critiquait (mais toujours avec une tendresse innée dont il ne pouvait se départir) tous les ronchons dans mon genre qui n’ont jamais de mots assez durs pour éructer contre cette nouvelle ère surpeuplée des « Petites Poucettes » décérébrées qui en sont les pullulants protagonistes, et pour la considérer bien pire que toutes celles pourtant gratinées qui s’étaient empilées jusqu’au 20ème siècle, critique qu’il fondait en disant en gros que si on la trouvait pire que les précédentes, il n’y avait qu’à constater qu’au moins nous n’avions plus ni Hitler, ni Staline, ni Pol Pot, ou je ne sais quels autres joyeux lurons, et que par conséquent les époques passées (de l’Europe en particulier) que préféraient ces vieux ronchons ne pouvaient être par essence que bien plus tragiques ou à tout le moins mauvaises et funestes, que cette fameuse nouvelle ère dans laquelle (n’en déplaise aux ronchons) nous connaissions a minima une paix durable en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, état de fait à ses yeux de loin le plus important et le plus probant en faveur de notre époque, fût-elle celle, discutable même pour lui à certains égards, des petites poucettes… Heureusement pour son optimisme invétéré que le pauvre homme n’a pas vécu plus longtemps ! Et qu’il n’a pas vu l’Ukraine assassinée à nos portes closes à cause des lubies d’un bon vieux dictateur à l’ancienne !
J’ai toujours pensé pour ma part que cet argument destiné à faire taire dans notre époque, ici et maintenant, la rengaine si décriée du « c’était mieux avant », consistant à dire que avant, précisément, l’Europe a connu les atrocités commises par Hitler et Staline dont en revanche notre époque, même avec tous les problèmes qu’elle pose et même « critiquable », serait complètement débarrassée, cet argument donc n’est qu’une façon un peu perverse d’empêcher ou de ridiculiser toute critique sérieuse de notre temps, et de culpabiliser ceux qui tentent de la faire en croyant juste et raisonnable de prendre toute la mesure de la gravité apocalyptique d’une mutation civilisationnelle que nous subissons sans l’avoir choisie, une mutation qui n’est en réalité qu’un effondrement de ce qui était (où certes se mêlaient le génie et les ténèbres de l’Occident), remplacé par… du vide. Car dire que Hitler et Staline étaient bien pires que tout ce que nous pouvons voir émerger aujourd’hui et que par conséquent nous devrions nous estimer heureux de vivre dans l’époque présente, oh mon Dieu, je ne dis pas qu’il n’y a pas du vrai là-dedans, cela résonne même comme une vérité d’évidence, difficile en effet de faire pire que ces deux gugusses hubristiques qui affichent des dizaines de millions de macchabées européens au compteur, mais c’est aussi le meilleur moyen de s’aveugler sur d’autres types de catastrophes qui lentement mais sûrement, sont en train de nous tomber ou plutôt de nous dégouliner sur le coin de la gueule… Et pas de quoi « s’estimer heureux » à mon goût (même si, je dois le reconnaître, je n’aurais pas aimé traîner dans les parages de France entre 1940 et 1945 et avoir affaire à certains de mes chers compatriotes français qui eussent peu goûté ma présence et mon existence même). Quant à cet optimisme forcené à l’égard des générations nées avec l’ère numérique et qui développeraient autant d’intelligence sinon davantage que les précédentes, je ne puis que l’envier sans pouvoir hélas y souscrire…
Car pour ma part, cher Michel Serres (et en espérant que le monde où vous vous trouvez désormais, si toutefois il revêt quelque réalité physique, est au moins aussi beau et vous enchante autant que les paysages de Lot-et-Garonne que vous aimiez tant), je n’en crois rien. Je ne crois pas que la tristement fameuse Génération Z (et à plus forte raison – si c’est possible – la génération dite Alpha qui lui succède), ces hordes vides et avides expectorées au seuil du troisième millénaire, vouées à la plus irrémissible inculture, biberonnées aux « objets connectés », cocaïnisées aux réseaux prétendument sociaux, même si dit-on c’est très mal de « généraliser » quand on veut paraître tolérant et humaniste (ce qui là encore me chaut fort peu), aient développé des qualités supérieures de « nouvelle intelligence » pour fonder une « nouvelle civilisation » dont le problème qu’elle pose n’est d’ailleurs pas tant qu’elle soit « nouvelle » mais qu’elle soit réellement encore une civilisation… Je ne me lancerai pas ici dans une glose fumeuse sur la fort à la mode « décivilisation », mais le cœur y est, à défaut du temps et de l’allant pour m’y coller. Je dirai simplement que ce que d’aucuns prendront, et peut-être à juste titre, pour de sinistres et scandaleuses élucubrations réactionnaires telles que je viens d’en énoncer, ne me sont dictées, entre autres « sources » possibles, que par l’idée somme toute cocasse que les émeutiers de juin et juillet 2023 (même si ces doux agneaux – je le dis à toutes fins utiles pour préciser que je n’en suis pas encore à ce degré de croyance caricaturale, mais j’y travaille semble-t-il assidûment –, cette affable population ne permet pas de définir à elle seule la totalité de la Génération Z ou Alpha en France) n’auraient sans doute pas brûlé des bibliothèques s’ils avaient eu la moindre intention d’y emprunter des livres afin de se réjouir en les lisant de l’infinie beauté, de la puissance spirituelle active des textes que certains d’entre ceux-ci contiennent (à condition bien sûr de se les approprier ou mieux, d’entrer en fraternité avec eux).
Il faut dire à la décharge de ces générations nées avec les objets connectés, objets surgis comme d’un seul coup dans la pataugeoire mondialisée du numérique, que ce que j’appelais plus haut en un langage fleuri et cependant affectueux « les foules bovines et analphabètes du passé » ont bénéficié de meilleurs auspices que celles d’aujourd’hui, non pas parce que ces masses philistines d’un passé que j’idéaliserais indûment auraient été « moins incultes » que celles que nous avons vu émerger en gros depuis l’an 2000 (encore que… La comparaison entre d’éventuels différents « degrés d’inculture » à travers les âges français mériterait enquête), mais parce qu’elles l’étaient dans un monde plus homogène sur les plans religieux et ethnique, un monde reposant sur des systèmes hiérarchiques plus fiables et plus fermes qu’aujourd’hui, un monde plus lisible et plus prévisible en quelque sorte, et qu’accessoirement, comme je le disais plus haut, aussi ignorantes ou « non littéraires » qu’elles fussent, elles respectaient de cœur et d’instinct le « sommet » d’une civilisation auquel elles acceptaient de ne pas accéder sans pour autant le mépriser ou en mépriser les élites, du moins les élites « culturelles », comme on dit maintenant… La base analphabète avait considération pour le sommet qui savait lire et écrire, si on veut causer un peu vite. Ce n’était sans doute pas le « meilleur des mondes », il y avait beaucoup d’injustice là-dedans, il y fallait une bonne dose de soumission en bas, mais ça a tenu la route comme ça pendant un bon paquet de siècles, c’était du solide et du fiable, et c’était pas plus mal. On me dira peut-être que la Révolution Française (pour ne prendre qu’un exemple français mais on pourrait en trouver d’autres en Europe) est venue mettre un premier grand coup de balai dans cette belle organisation, mais c’est une autre histoire, ne nous égarons pas (enfin, pas trop…).
Or que voyons-nous aujourd’hui ? Pour le dire brut de décoffrage, et pour ne pas dire âprement impromptu, je crois que l’ère numérique qui a débarqué massivement et mondialement au seuil du 21ème siècle, nouvelle ère qui a de facto condamné à mort en très peu d’années une civilisation littéraire occidentale qui avait prospéré pendant des millénaires, a trouvé une complicité idéale, un acoquinement d’une perfection inespérée, une collaboration ad hoc, dans la fragmentation totale des sociétés occidentales et tout spécialement en France, due en particulier et au tout premier chef au changement radical dans la composition de leurs populations. Je vais essayer de m’expliquer sans risquer une convocation au tribunal…
Les nouvelles populations venues s’installer massivement en France depuis une soixantaine d’années, en particulier celles du continent africain (Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, de pays qui sont pour une grande part d’anciennes colonies françaises – erreur fatale de la France, s’il en fut jamais, et dont nous, nés après la Seconde Guerre Mondiale, qui n’avons colonisé personne, n’avons pas fini de subir l’effet boomerang en pleine face), n’avaient de toute évidence pas vocation à épouser d’un amour effréné le versant littéraire de la civilisation occidentale avec le même « naturel » que celui avec lequel elles se sont emparées d’autres bénéfices bien plus concrets que ladite civilisation pouvait leur offrir, et qui devaient leur être plus facilement profitables. Trouver un pays en paix, relativement prospère, des logements sains et décents (pas la peine de me rappeler qu’il y a eu aussi brièvement des bidonvilles pour immigrés, je le sais, merci), des boulots certes pas toujours faciles mais qui permettaient de faire bouillir la profuse marmite familiale, j’en passe et de plus socialement sécurisantes, c’était tout bénef pour ces fameux « damnés de la terre » qui trouvaient là en réalité une terre de la plus belle eau si l’on peut dire, fort accueillante, et beaucoup moins de « damnation » que dans leurs pays d’origine (à supposer même que « damnés », comme le prétendait l’obsédé victimaire Frantz Fanon, ils le furent jamais). Mais non contentes de ne pas tomber en pâmoison pour la littérature française dès leur débarquement sur nos rives providentielles (ce qui à la rigueur peut se comprendre au regard des besoins immédiats qui les talonnaient), ces populations, je suis au regret de le dire à l’appui d’une expérience hélas mille fois répétée au contact de beaucoup de leurs ressortissants, n’ont eu, du moins dans leur grande majorité, elles et leurs descendants (descendance prolifique qui du reste pose l’essentiel du problème), qu’un abyssal mépris pour ce versant de notre civilisation. Au mieux, une indifférence persistante, un peu hautaine, et tout à fait inamovible. Elles sont restées, au sens le plus fort de ce terme, radicalement étrangères à une composante, la littérature, qui a été pendant des siècles un pilier de ce qui nous a constitué collectivement en tant que civilisation. Et c’est précisément je crois toute la différence (une différence qui, par le jeu des plaques tectoniques formées par les accroissements démographiques, a fini par jouer un rôle majeur dans notre délitement civilisationnel) avec nos populations autochtones et pourtant tout aussi non littéraires du passé, lesquelles soit dit en passant vivaient là depuis des lustres, avaient donc fait souche sur tout le territoire, ce qui sans doute n’a pas peu joué dans leur amour instinctif de tout ce qui faisait la France, y compris en des dimensions de celle-ci vouées à leur rester inconnues. C’est que ces populations du passé, d’une relative homogénéité (en dépit d’évidentes mais vénielles différences de cultures régionales), même éloignées de toute littérature, même totalement béotiennes en la matière, non seulement ne la méprisaient pas, mais la respectaient d’instinct, d’un instinct peut-être empreint d’une forme de fierté nationale irrationnelle, sans avoir besoin de la connaître. Pour le dire en un raccourci qui ravira mes compatriotes idéologiques de notre bonne vieille gauche française, on aimait la littérature française, qu’on la connût ou non, parce qu’on aimait la France. Parce que les Français, quels qu’ils fussent, faisaient corps avec la France entière, dans toutes ses dimensions, sans nécessairement en avoir conscience et sans nécessairement contribuer concrètement à toutes ces dimensions. Car c’est cela, faire nation. Pour un individu, c’est n’en être qu’une partie, une modeste unité, mais en prendre ou en endosser la totalité, de cœur et de confiance. Tout en conservant – c’est du moins l’idée que je me fais de mon propre sentiment patriotique – un raisonnable esprit critique à l’égard de la nation française et de son histoire. Mais raisonnable seulement, et non pas systématique ou pavlovien (comme chez certains Français que j’ai connus qui détestaient tout de leur propre pays, et comme par hasard, ils se réclamaient tous de la gauche dite extrême… Cherchez l’erreur), c’est-à-dire un esprit critique mesuré n’empêchant ni l’amour de la France ni une certaine forme de pardon ou du moins d’oubli volontaire pour les aspects les plus sombres de son histoire.
Ce n’est donc pas (et l’on me pardonnera – ou pas – de parler ainsi un peu vite) « l’inculture littéraire » d’une grande partie des longues générations françaises au fil de l’histoire qui pouvait empêcher la France de devenir et de demeurer pendant des siècles une grande civilisation littéraire, un phare occidental en ce domaine, dans la mesure où toutes ces populations, dans toutes leurs composantes sociales, des plus cultivées aux plus ignorantes, pouvaient constituer un socle commun, une cohésion nationale sur la base d’une reconnaissance unanime (informée ou non, consciente ou non, « cultivée » ou non, peu importait) de la littérature comme fait de leur propre civilisation, et un fait prestigieux, capital, puissant, à l’égard duquel tout le monde pouvait légitimement ressentir quelque fierté ou du moins quelque considération. Or n’en déplaise à l’écrasante bien-pensance qui règne despotiquement dans notre pays et contribue elle aussi pour une grande part à en parachever l’assassinat civilisationnel, les nouvelles populations en considérable accroissement dont je parlais plus haut, et censément devenues françaises, donc faisant partie de facto d’une sorte de nouvelle France, d’une France profondément remaniée sur le plan de sa composition humaine et culturelle, n’ont pas (n’ont pas voulu ? N’ont pas pu ?) participé à ce socle commun millénaire, du moins dans leur immense majorité (et qu’on me foute la paix avec les exceptions à cette règle, du genre « mais il y a aussi parmi eux des écrivains de langue française, des lecteurs assidus, des profs d’université, des gens très cultivés et même un peu patriotes sur les bords, etc. », je sais qu’il en existe, je préciserai simplement à toutes fins utiles que les exceptions ne font pas la règle, mais ne font que la confirmer, encore merci). Et non seulement elles n’y ont pas participé, mais elles ont contribué, par leur dédain persistant à l’égard de l’histoire littéraire française (pour ne rien dire de la France dans sa totalité), à en saper, par effet de masse démographique en inexorable extension, une solidité séculaire à laquelle en revanche avaient contribué toutes les populations françaises antécédentes, y compris les plus séparées de toute littérature, c’est-à-dire les populations présentes depuis toujours sur le sol français avant cette nouvelle forme et cette nouvelle provenance extra-européenne d’immigration.
Voilà voilà, maintenant qu’après avoir dit cela je me suis fait quelques nouveaux amis dans les rangs de l’ultra-gauche ou de la gauche bien élevée et bien-pensante qui lui ressemble de plus en plus, et que je me plais à rebaptiser en bloc les va-nupes, j’en viens à l’acoquinement exemplaire, à la rencontre idéale, à la congruente collaboration dont je parlais plus haut, si s’en souviennent les intrépides lecteurs qui sont arrivés jusqu’ici.
Arrive donc sur ces entrefaites, c’est-à-dire quasiment en même temps que cette nouvelle immigration se multipliait et s’épanouissait grassement en France, la fameuse ère numérique précédemment étrillée.
Il faut dire avant d’aller plus loin, mais l’on va voir que tout se relie parfaitement dans cette histoire délirante (mon propre délire ? Ou le délire objectif de l’histoire en marche ?), que l’un des aspects fondamentaux du génie des grands inventeurs et des grands promoteurs de l’ère numérique a été de concevoir des objets, le smartphone en particulier, que tout le monde, absolument tout le monde, c’est-à-dire même les plus demeurés, les plus méprisants à l’égard de tout, les plus odieuses bourriques au cerveau le plus irrémissiblement stérile, les plus incompétents en toute autre matière quelle qu’elle soit, pouvaient utiliser avec la plus grande facilité. Et il en fallait du génie pour inventer des objets d’une telle sophistication technologique, à la portée de l’ensemble, et sans exception, de tous les êtres humains sur cette terre. Nul besoin d’avoir la moindre formation en quoi que ce soit, nul besoin de savoir lire et encore moins écrire, nul besoin de posséder la moindre intelligence conceptuelle, créatrice ou même pratique, nul besoin faut-il le préciser d’avoir la moindre culture, bref nul besoin d’avoir inventé le bidon de deux litres ou d’être pénétré des mânes de Pic de la Mirandole, pour maîtriser à la perfection l’utilisation ces nouveaux objets qui sont justement faits, entre autres vertus d’illusionniste, pour donner à ceux qui les utilisent, et particulièrement les plus cons qui sont légion, l’impression d’être des ingénieurs diplômés, alors même que le vrai génie de l’affaire en revient à ses inventeurs aussi féconds que d’un cynisme sans bornes. Chapeau bas, les petits génies de la Silicon Valley, bâtisseurs des GAFA et consorts, d’avoir mis à la portée de tout le cheptel humanoïde planétaire, et en aussi peu de temps, des objets d’une telle intelligence, utilisables avec la plus extrême compétence par la plus abyssale bêtise humaine… Exploit gigantesque, dernier clou mais violemment enfoncé d’un coup d’un seul, dans le cercueil d’une intelligence collective qui avait été fondée pendant des siècles à la fois sur la sophistication de l’écrit et sur une relative homogénéité culturelle des populations en Occident. Dernier clou dis-je parce que le déclin de l’Occident (analysé et prophétisé dans bien des ouvrages depuis le début du 20ème siècle) avait été amorcé bien avant le tsunami mondial de l’internet et de ses milliards de jouets pour naufragés heureux, mais « le coup du smartphone », ce deus ex machina du demeuré de base démultiplié à l’infini, alors là je dis bravissimo, l’arme de destruction massive a rempli son office au-delà des espérances les plus folles et les plus meurtrières de ses propres inventeurs…
Or je soutiens dans ma frénésie réactionnaire que l’arrivée concomitante dans notre paysage, au seuil du troisième millénaire, d’un côté de ces nouvelles populations extra-européennes en fatidique accroissement, et de l’autre de ces nouveaux objets à la portée de tous et devenus aussi permanents dans les usages que la respiration même, cette concomitance dis-je a formé comme une sorte d’étau se resserrant autour d’une civilisation millénaire, installant finalement un climat d’étouffoir pour tout le monde, pour toute la société, et surtout pour ce qui avait fondé en grande partie notre culture pendant des siècles, c’est-à-dire l’écrit créateur, autrement dit la littérature comme fait fondamental de notre civilisation : étouffoir pour les écrivains qui la produisaient, étouffoir pour ceux qui en vivaient (au sens le plus existentiel du terme), j’ai nommé les lecteurs. Et même punition, même climat d’étouffoir pour ceux qui n’écrivaient ni ne lisaient, mais qui appartenaient fondamentalement au même monde ou du moins en respectaient instinctivement le versant littéraire.
Cela étant dûment, et certains diront plutôt indûment et scandaleusement posé, j’ai bien conscience que ce que j’appelle ces nouvelles populations ne sont pas les seules à utiliser, au point d’en arriver à une sorte d’état d’hybridation techno-humaine, ces objets numériques qu’en effet tout le monde utilise, les anciens comme les nouveaux (et pseudo) Français. Alors qu’on ne vienne pas me faire le reproche indigné de la recherche abominable du bouc émissaire, en l’occurrence celui « tout trouvé » des extra-européens venus s’installer en Europe et dont la nature parfaitement inculte du point de vue occidental expliquerait à elle seule, idéalement acoquinée aux objets numériques, l’étouffoir spirituel dans lequel s’est retrouvé enserré notre monde et le délitement de notre civilisation de l’écrit créateur, jadis vital pour notre identité. Je sais bien que l’invasion des objets numériques est une lame de fond qui nous a tous noyés, nous qui les utilisons aussi bien que les autres, ô mes bons et patients et rares lecteurs… Mais ce que tient à exprimer ici mon angoisse profonde et pour tout dire mon absolue désespérance au regard de ce que nous sommes collectivement devenus en France et plus généralement dans tout le monde occidental, c’est l’image funeste de cette jointure idéale, de cet emboîtement parfait d’un ensemble de populations européennes (les anciennes comme les nouvelles mais les nouvelles par vocation naturelle si l’on peut dire) qui se foutent éperdument de la séculaire civilisation de l’écrit créateur, de l’écrit existentiel, avec des objets numériques non seulement utilisables avec la plus grande facilité, non seulement proliférants comme une espèce invasive, mais qui dans le même temps ont été précisément conçus pour éradiquer et pour remplacer cette civilisation dont l’un des piliers avait été fondamentalement littéraire, et pour le bien commun, pendant des siècles. Il y a là, due aux aléas de l’histoire, comme une collaboration impeccable et implacable entre l’entité usagère, si je puis dire, et l’entité de l’objet utilisé, lesquelles en se rejoignant, en synchronisant parfaitement leur rencontre dans la chronologie du 21ème siècle, passent allègrement au-dessus de ce que la France et l’Europe ont mis des siècles à bâtir et à faire fructifier, comme le feraient les deux moitiés reliées entre elles d’un aqueduc enjambant un somptueux paysage. Ce paysage désormais recouvert, surmonté, étouffé, occulté, que fut et ne sera jamais plus, notre civilisation en Occident. Sur l’aqueduc désormais soudé, complet et achevé, se pavane, désinvolte, incurieuse, ignare, méprisante et satisfaite, les yeux rivés aux écrans, le cerveau saturé d’images et d’idées remplaçables, la foule connectée. Les humains qui la composent ne verront jamais le paysage millénaire qu’ils surplombent.
J’enfonce le clou et je redonde derechef puisque c’est mon dada : le mépris préexistant de ces populations non européennes pour cette forme fondamentale de l’identité européenne, la littérature, était fait, idéalement taillé, pour rencontrer, pour épouser l’objet numérique, devenu central dans nos vies, d’une puissance de feu tout à fait sidérante, et d’une facilité d’emploi à la portée de tous, et précisément conçu en lui-même pour mépriser et in fine éradiquer la littérature en tant que terre nourricière naguère vitale de notre identité civilisationnelle. Cette littérature, ainsi que toute la civilisation qu’elle contribuait à soutenir, désormais reléguée, invisibilisée sous l’aqueduc formé par l’entrelacement consommé, l’embrassade de haut vol, d’une humanité ostrogothesque et d’un objet technologique absolument génial, répandu comme un virus inexorable, mais envoyé par ses inventeurs en mission table rase et terre brûlée de nos millénaires de culture. Bref, les épousailles heureuses, prédestinées, d’une population nouvelle en Europe, censée être devenue française, mais restée (à la 4ème ou 5ème génération, autant dire que son assimilation n’aura jamais lieu) on ne peut plus étrangère à une culture sédimentée depuis des siècles, avec des objets numériques idéalement conçus pour la nier également, le tout dans une époque oublieuse, invertébrée, apprêtée pour accueillir leur union idyllique, comme un douillet lit nuptial…
Très nombreux depuis pas mal de temps maintenant, jeu des descendances surabondantes oblige, incontinence démographique en plein !, donc de moins en moins « nouveaux venus » mais toujours aussi foncièrement étrangers par orgueilleuse et dans bien des cas haineuse transmission familiale de soi-disant « damnés de la terre », haine de la France, une France pleine de repentance suicidaire qui cependant les a généreusement accueillis, et campés (comme s’ils venaient de débarquer alors même qu’ils sont nés ici) sur cette position de réfutation obstinée de tout ce qui nous a constitué en tant que corps national depuis des lustres… Et c’est bien le grand problème qui change la donne, le nombre… Le nombre hostile… Nés en France et en Europe pour la plupart de ceux que nous voyons désormais, leurs immigrés d’aïeux étant un peu décatis ou n’étant plus là du tout, donc théoriquement français et européens de naissance, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils investissent ne fût-ce qu’un peu de la séculaire identité française, qu’ils se sentent un tant soit peu européens… Rien. Que dalle. Nib. Nèfles en pagaille en lieu et place d’une quelconque appartenance nationale à la France – et à sa littérature. Ils ne jurent tous que par leurs « pays d’origine », fierté gonflée à bloc et susceptibilité en mode « couteau entre les dents » de ce côté-là, comme si la France, théoriquement leur pays d’adoption et de cœur, n’était que le marche-pied de leur inépuisable haine revancharde. Quant aux pauvres hères (lesquels n’arrangeront en rien – en France comme dans toute l’Europe – le problème numérique, et c’est le cas de le dire) qui traversent encore et toujours la Méditerranée à flux tendu, entassés comme du bétail sur des rafiots d’infortune, quand ils ont le bol d’arriver à « bon port » européen, leur supposée terre promise, m’est avis qu’il y a peu de chance, ô mes bons apôtres, qu’ils se précipitent immédiatement à la bibliothèque du coin, à Lesbos ou à Lampedusa, pour y lire dans un recueillement tout monacal L’Odyssée, La Divine Comédie ou À la recherche du temps perdu, eux qui viennent de vivre une odyssée bien peu divine, ne recherchent que le temps de l’avenir et n’ont plus de temps à perdre ni à retrouver, et qui quoi qu’il en soit se foutent pas mal de ce que l’Europe a pu produire de plus grandiose, sauf peut-être son agriculture, destinée à remplir désormais leurs estomacs faméliques, seule préoccupation qui vaille pour eux…
J’en viens maintenant à mon optimisme brutalement fauché à l’automne apollinarien de 2013 dont je parlais en commençant cette douce évocation de notre harmonie nationale et de la santé parfaite de notre vieille civilisation, et je me permets de vous rassurer, votre supplice, vous qui avez eu la témérité de me suivre jusqu’ici, ne sera plus très long, je vais essayer d’en terminer avec cette salade plus ou moins comestible mais l’on va voir que là encore, impromptu ou non (car je mets dans ce texte autant de réel impromptu que de longue et amère méditation), tout dans ce délire ou dans cette « vision logique » (le lecteur jugera selon son tempérament) finira par se relier, fût-ce pour conclure au relâchement de tout lien possible avec ce monde tel qu’il naufrage…
D’un coup d’un seul, à l’automne 2013 donc, alors que je me perdais et peut-être me retrouvais avec délectation et au risque de la plus stricte misère, dans les méandres d’un « grand projet littéraire » dont j’avais enfin décidé la titanesque rédaction, alors que j’en avais déjà élaboré le plan et rédigé des dizaines de pages depuis quelques mois, avec un allant que je ne me connaissais plus depuis longtemps (ce qui me faisait enfin goûter à ce mets si rare pour moi, l’optimisme), voilà que je me dis brutalement, donnant ainsi hélas un coup d’arrêt bien involontaire à mon gigantesque, douloureux, mais salutaire effort d’écriture (et ce n’est pas peu dire pour un flemmard pathologique dans mon genre) : halte-là mon con ! Regarde bien où tu te trouves, analyse bien la situation, observe bien le monde tel qu’il est déjà devenu, et tout particulièrement cette bonne vieille France que tu aimes tant et qui a si généreusement accueilli ta famille bien avant toi : quelques années seulement se sont écoulées depuis le début du 21ème siècle, quelques malheureuses années depuis (en gros) la fin du siècle précédent et paf ! En un abracadabrantesque abracadabra prononcé d’on ne sait où, par je ne sais qui, telle la femme du magicien disparaissant de sa grosse boîte, le monde que j’avais connu n’était plus là ! Des milliers d’années d’une civilisation (certes, la nôtre seulement, en Occident, mais merde, j’y tenais beaucoup malgré toutes ses conneries et autres barbaries !), de cette civilisation dans la longue tradition de laquelle tu prétends vouloir œuvrer… disparue dans un grand trou noir ! On ne savait plus, enfin je ne savais plus où elle était passée, je la constatais brutalement aux abonnés absents après des millénaires de bons et plus ou moins loyaux services, d’un seul coup, comme un fil téléphonique qu’on aurait arraché d’un mur, disparue corps et biens pour le temps non déterminé qu’il restait au maudit genre humain à tirer sur cette terre menacée de surcroît d’apocalypse écologique terminale – et ça me rassurait presque que ce temps fût très court désormais, pour moi-même comme pour l’humanité entière…
Et je dis de surcroît parce que la première et la plus fatale des raisons de mon soudain désespoir, du coup d’arrêt mis à mon entreprise en cet automne 2013, de ce coup de poignard aquaboniste, en plein élan d’optimisme « créateur », ce n’était pas même cette apocalypse écologique planétaire prophétisée par tous les collapsologues et autres nabis eschatologiques de France, de Navarre et de tous les confins de la planète (vaticinations qui du reste m’angoissaient aussi terriblement mais secondairement, si je puis dire), mais bel et bien ce dont je me lamentais plus haut : la France que j’avais connue dans ma jeunesse, qui m’avait formé et fait rêver, cette France dont dans cette même jeunesse j’avais pensé qu’elle resterait « telle quelle », comme je la voyais alors, pour les mille ans à venir, ce pays qui avait fondé ma culture, mon identité, mon statut d’individu plus ou moins civilisé, toutes choses qui précisément me poussaient à entreprendre une œuvre destinée à tenter de s’inscrire dans cette longue histoire française, eh bien cette France n’existait plus. Ou plutôt elle avait tourné au grisouille maladif typique des attaques cérébrales, quand le teint de l’infortunée victime tourne au bizarre sous le coup de la tétanie de toutes les fonctions vitales… Prise en tenaille d’un côté par de nouvelles populations d’importation devenues envahissantes et jamais devenues françaises de cœur, de culture et d’esprit, qui se foutent éperdument de cette longue histoire française et de sa littérature en particulier, et de l’autre par la « mutation anthropologique majeure du numérique » destinée elle aussi, de par la nature même de l’internet mondialisé cavalant dans les appareils connectés utilisés par tout le monde et à tout moment, à éradiquer notre civilisation littéraire. Ces deux belles mâchoires de la tenaille parfaitement ouvragées pour se rencontrer, et qui précisément en se rencontrant, étouffaient jusqu’à la mort cérébrale notre civilisation, notre population et notre culture millénaires… J’étais né et j’avais passé ma jeunesse dans la France d’avant la délétère lune de miel entre l’immigration massive venue d’un autre continent, foncièrement hostile à la séculaire histoire française, et le déferlement de cette ère numérique « du quotidien » parfaitement conçue pour la négation même du cadre nourricier qu’avait construit la littérature, et conçue plus généralement pour la vaste et inépuisable connerie planétaire, à commencer par celle de nos « nouveaux compatriotes », et je me retrouvais ainsi, à peine passée la cinquantaine, dans ce cauchemar bien réel de la défiguration de la France au vitriol de cette histoire en marche… et je m’emmerdais à écrire un énorme truc que personne ne lirait jamais ! Plus aucune chance mon vieux ! Un engin complexe que la « nouvelle France » serait absolument incapable de lire et qu’elle ne serait pas même tentée d’approcher…
Pour qui, pour quoi écrivais-je donc ? Pour qui, pour quel pays, pour quelle histoire à venir et à continuer, pour quelle population, plutôt pour quel peuple, pour quelle civilisation, avais-je entrepris cette œuvre de longue haleine, dont la lecture, comme hélas peut-être à peu près tout ce que j’écris, ne sera vraisemblablement pas à la portée du premier crétin barbaro-numérique venu ? Or ce crétin-là, me disais-je, est devenu, et à plus forte raison deviendra, forcément, mécaniquement, diablement majoritaire… Parfois en voyageant dans le métro parisien, en cet automne 2013, tout pétri de la saison mentale d’Apollinaire, je voyais toutes ces tronches patibulaires de tous les âges, tous ces corps enveloppés de survêtements douteux ou de costards élimés, quand il ne s’agissait pas de longues robes aux clinquantes broderies déclinées pour des hommes comme pour des femmes, tous ces regards fouinards embrasés de la rage d’en découdre avec le premier venu, les uns beuglant dans leurs téléphones en une langue que j’ignorais, les autres possédés par le flux d’images de leurs écrans, et je me disais « Qui ? » Qui, dans ce merveilleux échantillon de la nouvelle France, a déjà lu ou lira jamais un livre entier en français ? À plus forte raison, qui, ici, dans cette rame surpeuplée du métro au 21ème siècle, a la moindre chance de lire un jour mes malheureuses et tortueuses élucubrations d’un style bien trop élucubrant ? Mais surtout qui, dans cette masse répandue par millions bien au-delà de cette pauvre rame, a la moindre idée et la moindre considération de ce qui nous a constitué pendant des siècles, tandis que désormais, leurs téléphones sont devenus l’alpha et l’oméga de leurs importunes existences ? Qui, dans ce microcosme, reflet du futur macrocosme « français », a la moindre intention de respecter et de continuer l’histoire telle qu’elle s’est construite en France depuis aussi longtemps, certes avec beaucoup de tourments et de heurts, mais finalement avec une constance qui désormais nous fait si cruellement défaut ? »…
Bon, finissons-en, pas que ça à foutre, j’ai une vie terrestre à finir le plus vite possible, qui se traîne un peu à dire vrai (comme la fameuse démarche irréelle et saccadée du zombie), une existence devenue bien vaine, et si Dieu est amour comme on nous le dit toujours la bouche en cœur, Il m’y aidera, j’espère, et je L’en prie, dans d’assez brefs délais et de la façon la plus indolore que Sa compassion voudra bien m’accorder. Oh que j’aimerais bien que ce cirque funèbre prenne fin sans même que je ne m’en aperçoive, une piquouse bien sentie et pffuiit, comme une anesthésie générale qui vous balance un écran noir illico dans le cerveau mais sans le cauchemar bien réel de la salle de réveil, faudrait que je sois envoyé dans l’au-delà comme une lettre à la poste, laquelle du reste ne distribue plus guère de lettres vu que plus personne n’en écrit. Bref, tout se perd ma bonne dame ! À l’automne 2013 je me prends donc ce gros coup de poing dans la gueule, « auto coup de poing » si je puis dire, autrement et plus aimablement appelé prise de conscience, alors même qu’après de longues années de maturation, commencées sans doute au fin fond de mon cerveau en formation dans l’ « ancien monde », celui de ma jeunesse anténumérique dans les années 70, je venais enfin de découvrir la forme à donner à ce qui me semblait devoir être une œuvre totale, et commencé à m’y atteler dans un esprit d’optimisme assez improbable au regard de ma nature native, mais indissociable en l’occurrence de cette forme englobante que j’avais imaginée et qui avait agi sur mon esprit comme une sorte de révélation, mais aussi comme une sérieuse raison de sortir de ma léthargie congénitale et de mettre enfin au travail, mais indissociable aussi bien de ma conviction intime que cette fois, j’irais jusqu’au bout de cette longue nuit de combat pour l’émergence d’une œuvre digne de ce nom, lequel me semblait par ailleurs si prostitué à toutes les sauces dans le discours quotidien et rebattu sur la « création »… Fleur au fusil ou plutôt au clavier que je martyrisais en lui tapant dessus comme un beau diable ! Tac tac tac tac tac tac tac l’écriture filait dru quoique tortueuse comme d’hab, je ne pouvais pas faire autrement, on ne se refait pas dit-on parfois, était-ce bon ou mauvais je n’en savais foutrement rien, mais au moins ça carburait sec, ô mes aïeux, miracle ! J’écrivais…
Et là d’un seul coup, bam ! Je m’avise d’un seul coup – sensation d’un cauchemar dont je ne doutais pas que j’allais sortir en me réveillant, heureux de retrouver mon monde « normal », du moins tentais-je de me rassurer ainsi, mais la réalité la plus tranchante d’un autre monde me pétait impitoyablement à la gueule – que j’écrivais pour une civilisation disparue quasiment sous mes yeux, pour des lecteurs en stage perpétuel dans les cimetières vu que les vivants numérisés ne me liraient jamais, enfin je ne vous ressers pas toute la litanie dégoisée plus haut, bam et rebam, K. O. technique ! En plein effort et espoir retrouvés ! J’arrivais trop tard, tout ça ne servait plus à rien, cet effort, cette angoisse d’y arriver ou pas, tout ce beau merdier qui m’avait toutefois semblé valoir le coup d’une grande peine à la tâche, au panier !
Mais voilà que revient le bon vieux crin-crin, pour ne rien arranger, dans mon cerveau aussi déclinant (et au même moment !) que 3000 ans d’une civilisation arrivée à son terme dans l’aire occidentale du monde et de l’histoire… Je parlais, au début de cette tartine excessivement chagrine (bientôt finie ! Bientôt finie ! Encore quelques mots et c’en sera fait !), je parlais de tous ces beaux esprits publics qui en 2013 déjà et plutôt mille fois qu’une, nous bassinaient avec le rôle « vital » de la littérature pour « le maintien en bonne forme de notre civilisation » (le discours tenait quasiment de l’aérobic moral et philosophique). Tartufferie gigantesque dès cette année-là, automne si tragique pour mon sentiment de vocation, et pour l’effort que j’avais enfin décidé de consentir, mais alors que dire d’aujourd’hui, « dix ans plus tard » comme on dit dans les inestimables et bien regrettés romans de gare, où nous croulons encore sous les livres, des tonnes de livres « essentiels » servis d’un air d’importance satisfaite et de sérieux papal par toute sorte de gens intéressés de près ou de loin à leur promotion (quel que soit le sens plus ou moins noble qu’on voudra bien donner à ce terme), avec le même discours convenu, soit cynique, soit parfaitement hypocrite, soit totalement aveugle, sur « le rôle vital de la littérature dans notre civilisation »… « Lisez ceci, lisez cela, c’est une œuvre essentielle, c’est un petit bijou, dans la lignée des plus grands, notre monde a besoin de cet oxygène, vos vies s’en verront éblouies, et surtout, surtout, c’est le salut de notre vielle civilisation des livres », oui, j’ai entendu ça ! Mais quel abject foutage de gueule ! Comment ne pas voir que ce discours certes très estimable en apparence, peut-être prononcé par certains, finalement, avec beaucoup de sincérité, ne correspond plus en rien au monde occidental tel qu’il a vrillé au seuil de l’an 2000, ne reflète plus en rien ce que notre pays est devenu, ce que nous sommes nous-mêmes devenus dans ce monde et dans ce pays, les uns des fantômes qui hantent pitoyablement un passé qu’ils regretteront en chouinant comme des gosses jusqu’à leur dissolution dans l’oubli le plus absolu, les autres, les Z et les Alpha proliférants, plus ou moins occidentaux, Français « de cœur et d’engagement » comme moi je suis archevêque, citoyens du monde à la con, mais maîtres despotiques de ce nouveau monde, de cette « nouvelle France », et résolument négationnistes de l’ancien monde et de l’ancienne France ou plutôt d’une France éternelle dont l’éternité a pris son congé… Et ne parlons même pas de l’intérêt à lire quoi que ce soit dans ce même monde dont on nous annonce matin et soir la disparition pure et simple sous l’effet des grandes catastrophes climatiques à venir ! Tu me diras, mon petit vieux, que ça aurait le mérite de régler assez radicalement notre petit problème civilisationnel… Tu vires l’humanité entière de la planète, ou plutôt elle se vire elle-même par connerie démultipliée, ça redevient le paradis sur terre, plus de civilisations quelles qu’elles soient, plus d’écrivains, plus de lecteurs ou de non lecteurs, plus de livres, plus d’internet, connexion coupée sine die, le Vivant non humain reprend ses droits et c’est plié, vipères et tarentules, blattes en tout genre, arbres de toutes les forêts et reptiles de tous les marais, croissez et multipliez et remplissez la terre, par pitié !
Au bout de cette longue nuit, c’est un mort qui vous écrit, mais un mort peut-être plus vivant malgré tout que tout ce qui prétend désormais vivre numériquement sans rien savoir de ce qui a précédé le téléphone portable et les « réseaux » (une paille de quelques milliers d’années !), oui un foutu mort aux yeux de ce monde nouveau, un vivant de l’ancien monde en réalité, resté vivant « par erreur » si je puis dire, transféré involontairement, par la mécanique implacable du temps qui passe, entre ma naissance et mon âge mûr, dans un monde inconnu et non désiré – tout comme ma propre naissance. Comme si tout ce que j’étais dans l’ancien monde, corps et âme, avait été transplanté, mais sans que ne prenne la greffe, dans un monde sordide, hostile, méconnaissable, me condamnant ainsi à n’être plus, ici et maintenant, qu’un ectoplasme, lointain reflet d’un temps passé et dépassé, planant au-dessus des eaux sombres d’une mutation indéchiffrable pour moi et pour laquelle je n’éprouve pas la moindre inclination, mais gonflé encore de la sève inaltérable de la langue que j’ai apprise et aimée dans de beaux livres, dès mes jeunes années…
Bon, bon, bon… Peut-être après tout n’est-ce qu’une fable que je viens d’inventer et d’expectorer, tout comme celle – certains du moins la qualifient ainsi, et pour ma part, agnostique si l’on veut, je ne sais pas – de la Création du monde et de l’humanité en un temps record par de fortes paroles miraculeuses selon ce fameux livre ancien, fable réelle ou imaginaire apparaissant bien avenante et enchanteresse pour l’éternité, et pour l’insatiable besoin de croire ancré au cœur de l’homme, mais peut-être à mon échelle minuscule ne me suis-je fendu à l’inverse que d’une fable horrifique qui ne fera pas long feu, d’aucuns – les « indignés » de tout poil – diront obscène et tapageuse, oh c’est bien possible après tout, et peut-être bien que la littérature dans la vieille histoire du monde occidental n’a jamais eu l’importance « vitale » que je me suis plu à lui accorder ou à lui « rêver », et qu’elle n’a jamais été même dans la plus minuscule mesure un « cadre nourricier » des lettrés comme des incultes, et qu’elle n’a été qu’un agrément passager et adventice de quelques millénaires, et qu’elle n’a eu de nécessité véritable que dans le cœur et l’esprit d’une poignée d’illuminés reconduits de génération en génération, des marginaux sans importance pour la civilisation, certainement pas la même en tout cas que celle du train à vapeur ou de l’électricité domestique (ou du téléphone portable « intelligent » !), et peut-être bien aussi que le bon Michel Serres avait raison avec sa défense et illustration des petites poucettes pas si débiles que je me suis plu à les décrire, et même d’un génie insoupçonné allez savoir, et peut-être bien après tout que les nouveaux maîtres du monde, les Z et les Alphas de tout poil, d’ici ou d’ailleurs, Maures et Sarrasins venus d’un autre monde ou Blanc-becs du cru, tous cerveaux confondus dans ce nouveau maelstrom mondialisé, sont-ils l’avenir radieux d’une nouvelle et souhaitable civilisation, et d’une humanité réinventée, destinée à nous pondre enfin ce fameux meilleur des mondes dont nous rêvons depuis tant et tant de lustres… Si c’est le cas, si je me suis trompé sur nos millénaires oubliés, si je les ai un peu trop enjolivés, et si le joli conte des petites poucettes géniales et visionnaires qui s’apprêtent à accoucher en moins de deux du meilleur des mondes, si cette fable donc advient dans la réalité, alors mea maxima culpa !
Alors en attendant le résultat des courses Mesdames Messieurs, oyez braves gens et même capons en tout genre, je ferme le ban et pas qu’un peu ! Je clos en douteuse beauté le baloche aux lampions fanés de la Civilisation occidentale ! Oh que j’aime la pompe si vaine et si creuse de cette expression pleine de morgue suprématiste ! Vous pouvez m’appeler Zombie Ier si ça vous chante, ou Sa Majesté des Illuminati à la mords-moi-le-nœud qui se prendrait pour le Philosophe en méditation en splendeur solitaire dans le clair-obscur de maître Rembrandt van Rijn, enfoui dans sa pensée hélicoïdale à rendre dingo, ou l’Acrobate ultime et bénévole de nos Temps tout à la fois nouveaux et derniers, crucifié sans croix et je ne m’en plaindrai pas, je suis un peu douillet et la méthode pilatienne était un peu barbare mais qu’on se rassure, je patauge bel et bien moi aussi dans un bon gros maelstrom de péchés à racheter, à commencer par les miens qui me coûtent déjà très cher, pour ne rien dire de ceux de l’humanité entière devenus bien trop pléthoriques – tout comme ladite humanité d’ailleurs qui grouille par milliards et pas de la meilleure eau, sur notre gros caillou appauvri, essoré, cuit et recuit jusqu’à la moelle –, péchés pour lesquels je n’ai toutefois guère l’âme rédemptrice idoine. Autant dire pas les moyens du rachat, un peu ric-rac sur mon compte courant « amour de mon prochain » et carrément à sec question compassion universelle, et même à supposer que de simples mots puissent remplir cette honorable fonction, « Le rachat de leur âme est à trop haut prix, il faut y renoncer à jamais » (Psaume 49, verset 9), David plus fort que l’Acrobate, Goliath c’était de la gnognotte, et j’arrive trop tard de toute façon… Dernier des Mohicans à la rigueur, exterminé comme l’ultime représentant de mon espèce multimillénaire et d’une bien longue lignée, fauché dans mon coin, invisible, dans le silence éternel de ces espaces infinis, et sans que ça fasse beaucoup de vagues ! Et si vous ajoutez les virtuels aux bien réels de péchés, envahissant le monde et les âmes à tout moment du jour et de la nuit, y’a plus de fin au cercle vicelard, le canal électronique comme autoroute du vice mondialement démultiplié, recta sur les réseaux en souveraineté de connerie insatiable, ça vous donne une idée de la facture astronomique si un seul gus devait cracher au bassinet pour en acquitter nous tous pauvres pécheurs !
Et pourtant ça aurait eu de la gueule ! Belle couronne d’épines sur le crâne tout osseux avec un max d’hémoglobine ruisselant sur sa face rayonnante très peu pour moi, moi je sais ce que je dis et même ce que je chante tralalalalala, à défaut du grand Salut apothéotique à moi tout seul, v’là le sapeur qui va baisser le rideau vu qu’il n’y a plus personne dans la salle, « Le monde entier est un théâtre » disait le grand William, phare occidental s’il en fut jamais, comme il vous plaira de le croire ou non, sauf que là tous les spectateurs petites poucettes se sont fait la malle et d’ailleurs la plupart n’ont même pas attendu la fin des vanités scéniques, trop de mots trop sibyllins pour eux, trop de tirades tortueuses à rallonge, trop de phrases trop longues devenues aussi incompréhensibles pour ces primitifs que les hiéroglyphes pour le « civilisé occidental » avant le mode d’emploi de Champollion, à les écœurer et à les rebuter de leur propre et inexpiable incurie, « words, words, words » ces tartinades de mots ce n’est plus leur monde, ils se sont tirés avant la fin de la représentation qui aura tout de même duré quelques milliers d’années – excusez du peu ! Comme des rats avant un naufrage qui ne trouveraient plus rien à bouffer sur le pont et dans les cales d’assez dégueulasse ou qui estimeraient la tambouille un peu trop raffinée, et qui penseraient peut-être que l’herbe serait plus moribonde ailleurs ou la barbaque plus saignante et plus faisandée, plus personne in fine à part moi, nouveau et dernier Acrobate bien pâlichon, un peu cacochyme je le reconnais, et bien peu fréquenté ! Pas populaire pour un sou et encore moins pour des millions ! Ah parce que lui l’original, Yeshua Bar Yehosef le bien nommé, Jésus fils de Joseph, Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum, quelques-uns certes le vouaient aux gémonies de son fugitif vivant terrestre, mais d’autres, la majorité encore silencieuse en son temps, le gros des troupes et les bataillons du futur, l’adoraient rien qu’à contempler sa face prometteuse des plus glorieuses éternités, et à la fin des fins, il avait un paquet de monde en béatitude au pied du Golgotha à l’admirer agoniser puis renaître puis s’exhausser aux cieux rejoindre son papa dit-on, la foule en extase lui assurant ainsi, ô mes sacrés bons apôtres fantomatiques, l’amorce indispensable, le gigantesque spermatozoïde populeux destiné à engendrer une postérité comme toute l’histoire humaine n’en n’a pas vu des masses et n’en verra plus jamais vu que le temps est compté ou décompté désormais, une postérité mahousse à mettre à genoux des millénaires de jolis moutons, alors que moi, personne, que dalle, le désert absolu, plus une âme qui vive pour assister à mes virevoltes agoniques, plus un zombifié de la génération Z qui sache lire, le sapeur martyr baisse le rideau, seul, comme un fieffé connard cocufié par l’Histoire…
Josiane Papazian 13 novembre 2023 (1 h 26 min)
Bonsoir Thierry,
J’ai lu avec grand intérêt votre longue réflexion.
En grande partie, j’adhère à votre analyse sauf…
La littérature ne mourra pas. Même si la civilisation occidentale européenne continue sur la pente de l’illettrisme, resteront des fous de littérature. D’ailleurs, ils furent toujours peu nombreux ces grands écrivains et leurs lecteurs. Ce qui a surtout changé, oui, c’est le mépris croissant envers la littérature. Mais ça va de pair avec l’illettrisme. La littérature fait peur quand on ne sait pas déchiffrer, alors qu’on est allé à l’école. L’illettrisme est pire que tout. L’analphabete a une excuse, en quelque sorte. Il n’a pas pu aller à l’école.
Et les petites poucettes de Serres savent lire.
Je pense qu’il y aura toujours des îles de lecteurs, les gardiens du temple de la littérature. Tout vit par cycles. Le goût des grands textes reviendra. Dans 10 000 ans ? Peut-être. Mais ça sera…s’il reste des résistants…
Et l’Histoire de l’humanité montre que la résistance n’est pas une abstraction.
À l’échelle d’une vie, sans doute. À l’échelle cosmique, espérance.
Sinon, l’Art est mort. Et nous serons tous devenus des automates.
J’espère que vous allez le mieux possible, Thierry.
Amicalement
Josiane
thierrybellaiche 23 novembre 2023 (16 h 02 min)
Chère Josiane,
merci tout d’abord d’avoir lu cette longue supplique jusqu’au bout, et pour le commentaire lucide que vous faites de ses aspects les moins avenants, en dépit de votre nature optimiste (que je vous envie grandement) qui aime à voir dans les grands cycles de l’Histoire le retour possible sinon probable, dans un avenir que toutefois vous voyez un peu lointain (10 000 ans !), du « goût des grands textes » et de lecteurs capables de les lire et de s’en imprégner… A vrai dire la question me semble davantage de savoir s’il y aura encore une humanité sur ce gros caillou dans 10 000 ans, et si ce n’est pas le cas, la question de l’existence de « lecteurs résistants » sera radicalement résolue par cette disparition générale… J’aimerais cependant préciser un point qui me paraît fondamental et que vous abordez vous-même dans votre commentaire : je ne dis pas dans ce texte que la littérature et ses lecteurs passionnés sont morts et enterrés pour l’éternité. Je dis même que la littérature faite ou à faire existera toujours pour ceux qui voient en elle une source de jouvence primordiale. Je dis simplement que c’est l’importance civilisationnelle de la littérature qui a disparu ou est en train de disparaître dans l’évolution de l’Occident telle qu’elle va… C’est la littérature en tant que pilier collectif de notre civilisation qui à mon sens est en train de s’effondrer, et non pas la littérature comme un domaine vital pour un certain nombre d’individus qui en entretiendront toujours la flamme. En ce sens je rejoins votre belle formule : « Il y aura toujours des îles de lecteurs »…
Anonyme 13 novembre 2023 (14 h 32 min)
Le coupable numérique n’est pas un obstacle à l’avènement de la littérature… la preuve !!
Josiane Papazian 25 novembre 2023 (16 h 47 min)
Merci pour votre réponse, cher Thierry.
Vos précisions définissent aussi ma pensée. Et si dans 10 000 ans les habitants de notre beau caillou existent encore, peut-être ne seront-ils plus humains…En écrivant ce mot » caillou », surgit le nom du quartier d’une partie de mon enfance : Les Cailloux ! J’étais une enfant des Cailloux !
C’est tellement ça…
Quant à l’optimisme…pas vraiment, mais une profonde énergie vitale, une étincelle toujours vivante, envers et contre tout, qui vient des confins du cosmos, qui ne meurt pas grace à la littérature, elle est là. Innée ? Je remercie mes poussières d’étoiles. Je n’ai pas été gâtée à la naissance, mais j’ai en moi ces quelques poussières qui sauvent …
Gratitude… est-ce cela l’optimisme ?
thierrybellaiche 26 novembre 2023 (14 h 46 min)
Merci encore chère Josiane pour vos précisions, dont une que j’aime beaucoup : vous avez raison, et raison d’une façon profonde et essentielle : la gratitude vaut bien mieux que l’ « optimisme ». L’optimisme comme le pessimisme ne sont au fond que des postures, toutes deux aussi hypothétiques quant à l’avenir, tandis que la gratitude (envers qui ou quoi que ce soit) est un élan noble, un élan qui nous élève et élève le monde, un élan bien ancré dans le présent, sans préjudice de l’avenir…