Dernière extrémité
Jean-Léon Gérôme, Diogène, 1860.
L’instinct de conservation est mis en nous pour que nous ne puissions pas vouloir ne plus être. Nous pouvons seulement le désirer.
Simone Weil, Cahiers II.
Alexandre le Grand : Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai.
Diogène de Sinope : Ôte-toi de mon soleil.
Échange entre le roi macédonien et le philosophe cynique, le premier étant venu voir le second sur le seuil de la jarre qu’il avait pour maison, pour lui demander s’il pouvait l’aider en quoi que ce soit. Rapporté par Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres.
*
Tachypsychie, merde !
Et notre Civilisation bien vénérable qui se casse la gueule, d’un seul coup avec ça ! Bouquet final ! Les puissantes gerbes de feu de l’Occident sont montées haut, ont longuement, séculairement éclairé et parfois défiguré notre ciel occimental (proposition de mot-valise certes dispensable, le ou la portera qui voudra lui trouver un sens parmi mes hypothétiques lecteurs au mental non encore occis), le feu d’artifice fut longtemps à la hauteur astrale des ambitions du malheureux Nicolas Fouquet qui, brillant quoiqu’un peu naïf, commit l’erreur fatale de vouloir briller plus que le Soleil lui-même…
Mais la fête est finie amigos, les dernières flammèches retombent piteusement en molles guirlandes décolorées, et ici-bas, pour nous tous, puisque nous sommes irrémédiablement rivés à la croûte de cette planète comme les rivets dans le corps monstrueux de la Tour Eiffel (ce qui fait de nous des rivets dérivants, des êtres rivés capables de se mouvoir, pas banal !), c’est une autre sorte de gerbe qui nous prend aux tripes, de celles qui naissent à l’intérieur et remontent à la gorge, et ce qui en jaillira, ô mes amers congénères, n’a que peu de chance de s’exhausser vers les cieux (« Plus près de Toi, mon… », etc.) et encore moins d’illuminer quoi ou qui que ce soit. Capilotade magistrale en à peine vingt-trente ans, cinquante à tout casser (cas de le dire !), une paille de toute façon au regard des siècles empilés avant l’apocalypse now ! Et ce pitoyable spectacle, ce finale fort peu opératique, cette morne fin de partie, enfin cette sortie par la petite porte barbaro-numérique, sous nos yeux ébahis Mesdames Messieurs ! (enfin, « certains yeux », ceux qui ont un vague cerveau – appelons-le « lucidité » si l’on préfère – derrière ces globes oculaires).
Le mien de cerveau ne va guère mieux que La Vénérable et n’est désormais guère plus allant (ou alors il l’est trop, pour rien ou dans le vide, ou dans tous les sens mais sans direction, ou à un rythme idiotement effréné, comme auto-dissous par le jeu d’une accélération anormale – tachypsychie ! –, toutes choses possibles qui sont somme toute bien pires qu’une asthénie des méninges, laquelle après tout, sans préjudice du péché d’intelligence, peut être agréablement reposante en attendant – ou en attendant de provoquer – le débranchement ultime. Mais hélas, on ne s’improvise pas con et illettré), mais bizarrement il se trouve en accord ou du moins en analogie – certes pour le pire de notre état commun – avec ce beau merdier terminal de la civilisation occidentale – et française tout particulièrement. « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » ruminait Charles, Spleen LXXVI, ça devait lui refiler de sacrées migraines ou de longues et effroyables insomnies, « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou » ajoutait-il ailleurs mais tout finit par se rejoindre et se reconnecter entre prose et poésie (même chose à vrai dire) dans son sombre monde vigoureusement « antimoderne » aux horizons crépusculaires, terriblement versicolores mais si éloignés, inaccessibles, vue de l’esprit…
De même, cette bonne Vieille d’où nous sommes issus, le cerveau atteint depuis un souffle d’années d’une « accélération anormale » (beaucoup de précipitation dans les changements intervenus depuis un petit demi-siècle, effets disruptifs à tous les étages, un peu comme une série soudaine de saignées, purges et autres clystères infligés à notre civilisation millénaire par un gigantesque mais invisible Diafoirus), comme mon propre cerveau en capilotade lui aussi, d’où j’ai tiré sans doute trop de phrases à rallonge ou à tiroirs ou à parenthèses ou à circonvolutions ou à vanité pure ou à in vino veritas, voire ! Un peu trop de blabla bien alambiqué pendant des lustres, je suis aussi vieux que ladite civilisation mais largement moins vénérable, j’en conviens sans l’ombre d’une fausse humilité, et j’en paye le prix fort maintenant ! Toujours la facture à la fin, jamais oublier ! On oublie pourtant. On vit gratos croit-on naïvement, on se paye sur la bête « innocemment » tant qu’on peut (mais nous savons avec Kafka que personne dans ce monde n’est « innocent »), ça s’appelle vivre, et un jour bim ! Faut passer à la caisse ! Le Créancier n’aime pas attendre, ben tiens ! Il peut envoyer ses huissiers ailés fort zélés au besoin mais peu Lui chaut de procéder comme ci ou comme ça, Il peut tout faire par Lui-Même en streaming à tout moment, open bar 24/24, en majesté solitaire et impénétrable !
« Words, words, words »… Profession de foi fiévreusement éructée par l’incurable Rêveur, et parfaitement inutile in fine malgré ses bonnes intentions – et celles de son auteur. Les mots, même les plus persuasifs et les plus beaux dans l’immensité de nos œuvres accumulées, n’ont amené aucune réforme significative de l’humanité (pas même ceux – les mots – du Livre ! Ésotériques parfois mais vivants plus que nous-mêmes pourtant ! C’est assez dire que rien de ce qui a été écrit n’a pu percer et vaincre l’obscurité au cœur de l’homme). Hamlet est lui-même devenu à nos yeux le spectre qui effrayait tant sa nature délicate à son apparition sur les murailles d’Elseneur… Il l’est devenu parce que nous l’avons fait tel (aidés en cela, faut-il dire à notre décharge, par quelques croquignolettes métastases cancéreuses de notre monde actuel qui n’aident pas à prendre la littérature « au sérieux » – mais que ne l’avons-nous fait auparavant ! On a eu un bel empilement de siècles pour ça ! – et à comprendre qu’elle était faite précisément pour changer le monde, réformer la nature scélérate de l’homme, ou du moins l’améliorer ne fût-ce qu’en partie. On est loin du compte), la civilisation dite littéraire de l’Occident est déjà devenue ce fantôme qui s’éloigne et avec lui, tous ses mots et tous les livres du vaste monde ancien… Quand Céline disait « Rabelais, il a raté son coup » en expliquant que le génie du moine-médecin n’avait servi à rien ni à personne vu que sa « leçon de langue et de choses » avait atterri dans le plus stérile désert qui fut jamais, il avait certes raison mais il était encore loin du compte… Shakespeare aussi a raté son coup ! Et tous les grands comme les petits maîtres ! Toute la littérature du monde a raté son coup ! Le monde tel qu’il va et dérive lui a donné son congé. Et que dire d’un pauvre ver de terre comme mézigue, né un peu tard pour y croire durablement et qui ne peut que constater l’étendue et l’immutabilité des dégâts… « Words, words, words »… Moi aussi j’y ai cru. Du moins-ai-je essayé… Toute la pesanteur et la grâce de la civilisation ont essayé. Foirage total.
Faut bien dire que ça m’a pas rapporté grand-chose, mais D.ieu ce que ça m’a coûté ! Et j’ai pas fini de cracher au bassinet ! J’ai bouffé mon pain blanc (sans savoir qu’il l’était, nous trouvons toujours nos relatives santé et prospérité « normales », grosse erreur à mettre sur le compte de notre ingratitude naturelle à l’égard de la vie quand elle va bien – ou pas trop mal –, alors que jouir du minimum essentiel est toujours un insigne privilège dont nous devrions être continûment conscients et reconnaissants), reste plus qu’à payer le pain noir que je devrais en plus me farcir de gré ou de force ? Essoré jusqu’à la moelle, le juif simili embourgeoisé qui a perdu sa noble et créative errance ! Et je l’avais moi-même prédit, le pire !
Le jour où – disais-je il y a déjà bien du temps, dans quelque recoin, et en substance, de ma sombre forêt de gribouillis – j’aurai tout dit de ce qui pouvait être contenu dans ce petit organe insignifiant sis dans ma boîte crânienne, le jour où je me serai entièrement transféré dans « un certain nombre de propos fixés bon an mal an sur un support matériel réputé durable et diffusable », enfin le jour où je me serai transmuté dans un ensemble plus ou moins cohérent, impromptus ou non d’ailleurs qu’importe, alors ce jour serait ma fin – moi qui déplore tant d’avoir eu un début. Double peine ! Commencer… et devoir finir ! De l’inconvénient d’être né… mais puisque telle malédiction est advenue, voilà de quoi se réjouir un peu et en dépit de tout, pendant qu’il en est encore temps : de la grâce d’avoir joui de la fraternité éphémère aux accents d’éternité avec Emil Cioran et quelques autres…
J’en ai fait des phrases, ô mes bons apôtres, depuis que l’inconvénient en question m’est échu… Et alors quoi ?
Pas le seul, me dira-t-on… Y’a qu’à voir les bacs à soldes de papelard imprimé, placards à reliques littéraires moisies flanqués comme des mollusques le long des parapets de quais de Seine zombiesques et brumeux au petit matin du côté de Saint-Michel, Notre-Dame millénaire très mal barrée émasculée de sa flèche à l’horizon sous son peu seyant manteau monumental de fer et de plastic, eh oui je suis déjà très ancien, on ne peut se figurer à quel extrémité (la « dernière » selon la formule jadis consacrée)… Ou Amazon tiens tout simplement désormais, réplique numérique de la Grande Faucheuse, les quais sont désertés, Bezos nous a bien baisés, la boutique mondialisée est surpeuplée, des livres en veux-tu en voilà, occase et neuf et Kindle pour les plus adaptés aux « temps nouveaux », les entrepôts de banlieue sont pleins à craquer d’arbres assassinés pour rien et ça n’a plus rien de la belle gueule apollinarienne des « hangars de Port-Aviation », obscures fourmilières de sous-hommes sous-payés pour aller livrer des kilos de littérature en camtar, chrono en main, en France et en Navarre, mais attention, ne soyons pas naïfs comme le bon Fouquet au triste sort, et gardons-nous de vouloir briller davantage que le soleil mortuaire qui a pris place dans le ciel d’Occident… Car comme depuis les temps les plus reculés, et ça, ça n’a pas changé : beaucoup d’appelés et peu de lus ! « À la fin tu es las de ce monde ancien », te lamentais-tu mon ami, sans connaître ta chance. Mon pauvre Guillaume, si tu voyais le nouveau…
Alors on se ressemble ma grande cocotte, tu trouves pas ? Ça lui fait dans les combien à cette bonne Dame ? 1000 ? 2000 ? 3000 ? Qui dit mieux ? Comment et à partir d’où doit-on compter pour situer le début de notre civilisation ? Je donne un repère simple et à mon sens, assez saisissant par sa profondeur dans le temps de l’histoire : Homère huit siècle avant le Grand Acrobate, Iliade et Odyssée dans ta face bien avant les scribes et scribouilleurs du futur, si on te fait partir de là a minima, tu ajoutes 2000 après le juif apostat qui a si bien réussi son coup et dont le grand-guignolesque trépas en croix a lancé le calendrier au fil duquel nous naissons et mourons encore de nos jours, ça nous fait vu d’ici dans les 10.000 bien pesés et quelques poussières d’années… La bête a tenu pendant longtemps quoi qu’on en dise, elle a traversé les guerres et les famines, les tyrannies et les épidémies, et les ombres et les exterminations intestines, sa propre connerie aussi faut-il bien reconnaître, mais a fait jaillir tout aussi bien tant de gerbes affolées ou rationnelles d’intelligence et d’invention au plus haut des cieux ! Et puis d’un seul coup d’un seul, à l’arrivée de Mitterrand (ce pauvre trouduc n’est certes pas seul en cause mais il n’en demeure pas moins l’un des plus tenaces fossoyeurs de la civilisation française), vlan, croche-patte qui arrive de nulle part ou plus exactement que personne ne voit venir, effondrement en quelques années de déchéance forcenée, et 10.000 ans de bons et loyaux services vous contemplent… la face dans la boue ! On est bien peu de chose ma bonne Dame !
Nous venons tous de nos mères et d’Homère ! J’ai 10.000 ans moi aussi, ma bonne Vieille, même si nos années respectives se sont pas passées exactement à la même vitesse (chacun son échelle et je ne parle même pas de celle de Jacob qui relie – certes en rêve mais le rêve ne nous a-t-il pas construits lui aussi ? – la terre au ciel !), et comme pour toi ma Grande, tout avait bien commencé… J’ai subi l’inconvénient de naître, mais l’avantage – fort éphémère hélas – de naître avant la dévastation de l’ère numérique et des nouvelles invasions barbares (la première idéalement faite pour s’acoquiner avec les secondes, même esprit de conquête analphabète), et j’ai cru, au temps fort bref de cette jeunesse bien involontairement située sur le fil insouciant des années 70, que la civilisation qui avait fait de la littérature l’un de ses « fers de lance » durerait encore 1000 ans, voire 10.000, histoire de faire coup double… Du moins ne me posais-je pas la question de son avenir, celui-ci me semblait naturellement garanti ou relever d’une évidence qui s’est avérée plus tard être un leurre, mais qui sur le moment, si je puis dire, aurait rendu parfaitement absurde le simple fait d’en douter. À moins d’être une Cassandre que je n’ai pas été. Je croyais simplement, sans me poser de questions vaticinatrices ou sans chercher à sonder une boule de cristal, que tout continuerait comme au présent de ma jeunesse, destinée « de toute évidence » à s’épanouir dans un avenir qui ressemblerait à celui de la civilisation dont j’étais l’héritier parmi une multitude d’autres, avenir qui serait à l’image de son passé multimillénaire : la foi dans le pouvoir réformateur de la littérature. Et puis quelques années plus tard, avec la brutalité d’une crise cardiaque, fin de partie…
Ce n’est pas la littérature qui est morte (un étrange paradoxe pourrait même amener à penser qu’elle ne s’est jamais aussi bien portée, si l’on indexe cette considération sur le nombre démesurément profus des « écrivains »), c’est la Civilisation qui a prétendu pendant des millénaires lui conférer quelque fondamentale importance, qui est en train de crever sous nos yeux. Grosse nuance. Il n’y avait pas que les œuvres, les écrivains, les lecteurs, pour caractériser la littérature et tisser patiemment son histoire. Il y avait un cadre nourricier pour donner toute la légitimité nécessaire à son existence même, dans les esprits et dans les sociétés humaines de l’Occident. Ce cadre s’appelait la Civilisation. La nôtre. Celle qui agonise sous nos yeux.
Certes, j’idéalise un peu me balancera-t-on dans la tronche, c’est le séduisant démon si bassement incriminé du « c’était mieux avant » (laissez-nous y croire, merde !), et du reste j’idéalise probablement pour ton cas comme pour le mien, ma bonne Vielle mourante, mais n’es-tu pas saisie toi aussi par la tentation de penser que tu étais mieux avant ? Du moins te portais-tu mieux et malgré toutes les conneries que tu as faites (nobody’s perfect !), Inquisition, boucherie ignoble de la « Der des Ders », assassinat dûment organisé de tout un peuple – partie essentielle de toi-même pourtant !–, j’en passe et d’aussi funestes, tu as été grande et belle sous ton meilleur jour et dans tes meilleurs jours et, comme par anticipation, tu l’as été contre tous les futurs « wokismes » (mot barbare, tiens tiens, qui commence étrangement comme un aboiement – wok ! wok ! – et se termine par un –isme qui dit assez bien sa formation d’une idéologie canine, une « pensée » de chien à proprement parler).
Nous avons beaucoup écrit, la langue et les bienfaits qu’elle prodiguait à tout le monde (même ceux qui ne lisaient pas, sois-en persuadée) étaient notre terre nourricière, c’est ce qui nous a permis de pousser et d’avancer pendant tout ce temps (rivés au sol par la gravité ou la pesanteur terrestre mais capables de nous mouvoir de corps et d’esprit. Rivets dérivants.), c’est ce qui nous a faits et ce qui nous a soutenus mais à la fin des fins, je veux dire aujourd’hui, au regard de la catastrophe à laquelle nous assistons benoîtement, toi ma chère et parfois funeste civilisation dont je vois et vis l’effondrement radical en même temps que le mien, à quoi, à qui tous ces mots, toutes ces phrases, ont-ils servi ? Pas à nous rendre immortels en tout cas. Illusoirement éternels, à la rigueur… Comme le fantôme d’Hamlet.
Point n’était besoin de tant écrire en fin de compte. Les Chants de Maldoror, Une Saison en enfer, Voix de Porchia, Alcools, Les Fleurs du mal, très peu de pages pour chacun de ces « volumes » mais chaque fois pour un grand Tout aux confins du Sublime, médite ça ex grapho-Man, super anti-héros ou anti super-héros, quoi qu’il en soit, gâcheur d’encre de mes deux ! Mais même ces « petites choses » si grandes cependant, sont passées par pertes et profits d’un monde qui ne reviendra jamais.
La fin est proche quoi qu’il en soit. Quelle forme prendra-t-elle le moment venu ? Pour ce qui concerne notre civilisation très ancienne, on commence à voir à quoi ça ressemble… Y’a du mou dans la corde à nœuds, laquelle dit-on, savamment utilisée par feu les bâtisseurs de cathédrales, était la clé de voûte de l’univers. C’est dire si son amollissement après des siècles de rude solidité a de quoi inquiéter. Mais ne sommes-nous pas déjà au-delà de l’inquiétude préventive qui aurait pu nous donner ne fût-ce que la volonté de résister et de nous battre contre les agents destructeurs de tout ce que nous étions, et ne sommes-nous pas déjà plongés pour tout de bon dans la vase post-apocalyptique après que tout ce que nous étions depuis des millénaires a été ravagé en quelques fatidiques années ?
« À la fin tu es las de ce monde ancien »… Mais le « nouveau monde » espéré par Guillaume Apollinaire à la veille de cette Grande Guerre qui allait lui être fatale elle aussi, ce nouveau monde qui allait advenir après lui (après la « Der des Ders »…) aurait encore beaucoup des traits fondamentaux de l’ancien, nous le savons (par un effet de comparaison ou de relativité dira-t-on) maintenant que nous ne pouvons plus que constater que notre épouvantable « nouveau monde » n’a vraiment plus rien de l’ancien, qu’il s’agisse de celui dont Guillaume se disait las au début du 20ème siècle, ou de celui, assez ressemblant somme toute par bien des aspects, qui allait lui succéder jusqu’aux premières destructions définitives, au seuil des années 80 du même siècle. « Oh ! Mes amis, quelle belle tête il a ! C’est pur, c’est grand, c’est beau comme l’antique ! », s’émerveillait Jacques-Louis David en voyant un petit bonhomme du nom de Napoléon Bonaparte… Nous avons été antiques pendant 10.000 ans, et entre heurts et malheurs de toute sorte, c’était bien quand même. Grande civilisation. Anéantie désormais ou pas loin de l’être. Nous sommes devenus numériques.
« This is the end, beautiful friend… », Jim Morrison a peut-être décidé de la chose à 27 ans on saura jamais, quoi qu’il en soit je suis déjà trop vieux pour mourir jeune, et toute la question désormais est de savoir quelle forme ça prendra, et le quand et le comment pour le minuscule fragment du monde ancien qui vient de se fendre de ce bilan calamiteux, et là ça se corse… Cette fin, peut-être faut-il la choisir plutôt que la subir. Dernière extrémité dûment fixée par soi-même. Mais comme le suggère Simone Weil, plus facile à désirer qu’à réaliser… Les Stoïciens nous avaient cependant prévenus bien des calendes grecques ou même romaines reléguées dans notre histoire…
Sénèque, frérot antique plongé dans les limbes des temps anciens mais si présent dans ma chair et dans mon âme inchangée depuis les origines, ta lettre numérotée LXX à cette ombre sicilienne de Lucilius est une pénétrante et imparable incitation ! Quel pouvoir de persuasion ! Ô mon beau miroir ! Ô mon beau pousse-au-crime contre soi-même, mais dans ton chant ce crime (pseudo crime à vrai dire, comme cette Octavie attribuée à un « Pseudo-Sénèque » dont personne ne connaît le nom ni même le pseudonyme !), ce crime dis-je est une épiphanie, une élévation, suprême, souveraine, ultime, dernière extrémité ! Au-delà de cette limite existentielle votre ticket stoïcien est plus valable que jamais ! Faut-il préciser, cher bon vieux, que tu as eu le courage et la détermination d’appliquer pour toi-même les bons conseils que tu donnais inlassablement à Lucilius, et que même si tu y as été un peu poussé par ce bon gros caïd de Néron, tu as su chopper le kairos, le moment opportun pour passer outre ? Ça donne à réfléchir certes, mais la seule réflexion n’y suffira pas… Il y faut la volonté farouche et la bonne méthode, et y’a plus qu’à ! Par ici la sortie, calme, réfléchie, pas de decrepitas qui tienne, pas question de me laisser flapir, de me friper comme un vulgaire raisin sec, j’ai rien contre les vieux mais je déteste viscéralement la vieillesse. Pas pour moi en tout cas. Ceux qui veulent aller « jusqu’au bout », et laisser la « nature » décider pour eux, grand bien leur fasse ! Jusqu’au bout de quoi au fait ?
Je n’ai jamais compris cette obsession visiblement très répandue de la « vie longue », partir « le plus tard possible », « jusqu’à 120 ans ! » entendais-je proférer parfois dans ma famille pour se montrer aimable et charitable à l’égard de X ou Y (pour moi ça résonnait plutôt comme une menace !), allusion à l’âge auquel Moïse a délaissé ici-bas son enveloppe charnelle (Deutéronome 34 : 1 – 7) après avoir accompli, toujours dans cet ici-bas où ne sont rivés à leurs instincts primaire que des peuples aveugles et ingrats, de bien précieuses et miraculeuses missions (mais pour pas grand monde)… Mais allez vous faire foutre avec vos souhaits de 120 ans ! Tout le monde ne peut pas être un super-héros mosaïque, tout le monde ne peut pas s’entretenir en face-à-face avec le bon Dieu (le sublime Sauvé des eaux est d’ailleurs le seul parmi ses prédécesseurs comme ses successeurs en diverses prophéties et autres miracles sensationnels, le seul dis-je à avoir connu cet incompréhensible privilège : Le voir et Lui parler en face !), et peut-être qu’à 120 piges un tel homme, si privilégié par la providence qui lui avait été dévolue, était encore frais comme un gardon, vert comme un puceau courant après sa première chatte, et prêt à en découdre avec le monde entier comme au temps de sa vie de petit berger aux grandes ambitions (on le disait pourtant très humble et c’était sans doute vrai), les vrais prophètes n’ont pas d’âge en vérité ou s’ils en ont un, c’est celui de l’éternelle jeunesse de l’esprit et même du corps et aucun d’entre eux n’a connu la misérable décrépitude du commun, et peu d’entre eux à ma connaissance ont fini en Ehpad abandonnés de tous, avec une grincheuse jeune ou vieille pour changer leurs couches, moi j’en veux pas de ces 120 ans à la con, la vieillesse est une chienne galeuse, c’est une injustice outrancière et profonde induite dans le processus même du vivant humain, c’est une insulte et un crachat dans la face de la vie ! « Moïse était âgé de cent vingt ans quand il mourut ; sa vue n’avait pas baissé, il n’avait pas perdu sa vitalité », qu’est-ce que je disais ! Deutéronome 34 : 7 toutes lettres ne peut pas se tromper, pas plus que le reste du Grand Bouquin, mais de là à souhaiter à tout le monde d’atteindre le même âge, merde ! Avec un souhait « bienveillant » comme celui-là pour un commun des mortels, j’ai plus besoin d’ennemis pour me souhaiter tous les malheurs du monde !
Je n’ai pas eu le courage de vivre comme Diogène de Sinope, ou plus exactement de choisir de vivre comme ce véritable super-héros philosophique, politique et social, choisissant de vivre en pleine rue dans une jarre entourée de clébards (lui qui disait vouloir vivre précisément comme un chien) et de s’éclairer avec une modeste lanterne, car en vérité j’ai subi la vie misérable d’un Diogène contraint et forcé, sans avoir eu jamais l’audace noble et grande de la vouloir, et tout ça pour voir à la fin mon monde (et accessoirement moi-même) s’écrouler sous mes yeux. Et pas même un Alexandre le Grand à l’horizon pour me faire de l’ombre et à qui j’aurais pu dire « Ôte-toi de mon soleil ! ». Ça aurait eu de la gueule…
Aurai-je au moins le courage de Sénèque ?
Stéphane Moine 27 novembre 2021 (20 h 56 min)
« Nous venons tous de nos mères et d’Homère ! »
Mon cher Thierry, je ne connais pas ce Sénèque, mais question courage, ce dont je suis sûr, c’est que, toi, tu te poses là…
L’un de tes hypothétiques lecteur qui commençait à trouver le temps long.
thierrybellaiche 28 novembre 2021 (12 h 08 min)
Mon cher Stéphane, moi aussi j’ai trouvé le temps long, bien que celui-ci passe toujours à la même vitesse si l’on se fie aux aiguilles de l’horloge (tiens, encore une référence au « monde ancien », décidément je suis incurable…). Merci de me lire encore, j’espère que tu as trouvé quelque agrément doux ou amer à cette pochade apocalyptique…
Anonyme 26 novembre 2023 (14 h 29 min)
Bravo pour ce texte !