Pardon Gérard ! (Codicille à l’Impromptu précédent)
Chat renversé tout mignon
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À mon vieux pote A. R., qui bien malgré lui se trouve à l’origine de ce « Codicille », mais aussi de bien des saluts et félicités pour ma pomme en ce bas monde…
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Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Paul Valéry, Le cimetière marin (première strophe), 1920.
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L’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit, alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né.
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Codicille à l’Impromptu précédent. Lien : Rue de la Vieille-Lanterne, In memoriam
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L’un de mes bons amis, et de longue date dois-je préciser, assez versé – précisé-je derechef – dans les arcanes (pour moi assez incompréhensibles) des réseaux dits « sociaux » et de ce qu’il faut faire pour tenter d’y « réussir », ami et de surcroît sauveur (à de nombreuses reprises) de ma petite peau sans importance au cours des longues années de notre aventure commune quoique dessinée en pointillés, et quelques fois affectée de brouilles suivies de longues éclipses (toujours suivies de joyeuses retrouvailles) dans notre commerce (au sens encore en cours jusqu’au XIXème siècle mais hélas devenu un peu désuet aujourd’hui de « Relations sociales, amicales ou affectives entre plusieurs personnes » ; je ne pourrais toutefois aujourd’hui faire la liste, tant ils sont nombreux, des précieux et en certains cas, salutaires services qu’il m’a rendus), ce bon et fidèle ami donc, répondant à la perplexité que je lui exprimais récemment face au peu d’audience et de « succès » que je rencontre lorsque je balance une publication sur le réseau Facebook, et en particulier lorsqu’il s’agit d’une publication contenant un lien vers l’un des textes du présent site « Impromptus », m’a recommandé sans ambages, bien qu’avec une obligeance toute théâtrale dont l’ironie complice et presque affectueuse et à tout le moins compatissante ne m’a pas échappé, d’y publier plutôt des photos de chats ou autres animaux amusants, si je tenais absolument à collecter un nombre significatif de « Likes » (le fameux, archétypal et universel pouce levé, blanc dans un cercle bleu), de « Vues » (mais qui voit quoi ? That is the question) ou de « J’adore », ce non moins fameux cœur blanc fiché dans un cercle rose foncé, sorte de Graal à la fois prosaïque et pathétique – peut-on supposer – du publicateur de base sur Facebook, surtout lorsque ces cœurs (oh que c’est bon d’aimer !) fleurissent et explosent en gerbes foisonnantes au pied d’une publication, pour la plus grande jouissance innocemment enfantine de tout publicateur de quoi que ce soit dans ledit réseau.
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Alors assez bêtement (mais ma bêtise n’est pas un problème, du moins à mes propres yeux, et je suis un peu habitué à m’en arranger), et suivant en cela la recommandation de mon ami (que je n’accuse pas, bien sûr, de ma propre bêtise, me contentant d’assumer de ne faire qu’un usage idiot ou du moins hasardeux de mon libre arbitre), je fais l’expérience et je tente le coup en publiant ici même (mais relayé cela va de soi dans le réseau en question) une photo de ce magnifique chat renversé (et renversant), cet animal prodigieux que j’aime tant pour sa misanthropie naturelle et décontractée, misanthropie que l’on qualifie en général plus euphémiquement d’indépendance souveraine, d’indifférence aux « maîtres » ou d’égoïsme forcené, ce qui me le rend éminemment sympathique, par opposition à la nature du clébard qui n’aime rien tant que de coller aux basques de tout ce qui se présente sous forme humaine, ce qui a priori me le rend assez antipathique (voilà pour ce qui me concerne le débat tranché face à la rituelle et bien vaine question : « Êtes-vous plutôt chien ou chat ? »).
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Bon, cela mis de côté, il va de soi que la publication de cette jolie photo étalée sur Facebook, étant donné le petit jeu que je viens de dévoiler dans un bel élan suicidaire (je ne fais référence en disant cela qu’à mon « existence » et à mon devenir désormais incertain sur le réseau), a peu de chance de me « rapporter » quoi que ce soit, car dès lors que ce joli matou cul par-dessus tête apparaîtra sous vos yeux ébaubis et hilares, il se présente deux hypothèses assez différentes mais qui, on le verra, ont un point commun assez définitif.
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Dans la première, la féline photographie, apparaissant sur Facebook, séduit, amuse, réjouit, étonne, provoque un petit rire ou un élan de tendresse (au choix ou tout cela en même temps, car le chat plaît), et dans ce cas le visiteur, sans cliquer sur le lien vers le site et donc sans lire le présent texte (car il n’a pas que cela à faire, ou tout simplement il n’aime pas lire, surtout des trucs un peu alambiqués, et après tout, cette « non lecture » sera peut-être aussi une très bonne chose pour moi et pour mon « image »), et dans un pur élan d’enthousiasme rétinien spontané tel qu’il en connaissait par myriades lorsqu’il n’était encore qu’un petit enfant innocent non encore perverti par tous les vices et les vils calculs de la conscience « adulte », appose directement sur la photo le sceau d’une « réaction Facebook », à savoir le choix d’une des petites représentations graphiques et symboliques d’un état d’esprit, d’un ressenti ou d’une ambiance (que l’on appelle parfois dans un langage dédié « émoticône » ou « émoji »). Dans cette hypothèse, je tiens à remercier le visiteur pressé d’avoir apposé son sceau sans lire ce texte, car d’une certaine façon, il donnera ainsi raison à la théorie de mon ami, que je me contente d’expérimenter ici, à savoir qu’une jolie photo de chat (par exemple), c’est super payant sur Facebook en termes de « réactions ».
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Dans la seconde hypothèse, le visiteur facebookien voit la photo, se sent peut-être un peu intrigué, clique sur le lien et lit ce texte, et là ça se corse. Car il tombe sous le sens qu’après ce que je viens d’exposer, dans un mélange d’ironie et d’amertume, et sur un ton légèrement accusatoire à l’égard des usagers du réseau, au sujet de l’expérience photographique recommandée par mon bon ami, expérience que je me propose de faire grâce au relai sur Facebook, pour tenter de recueillir le maximum de suffrages et de réactions « pavloviennes » sur ledit réseau (exposé qui agirait un peu comme un prestidigitateur qui dévoilerait bêtement ses « trucs » avant même de réaliser son tour face au public), il y a peu de chances pour que ce visiteur-lecteur (par opposition au visiteur-émoji, et même en supposant que ce lecteur apprécie un tant soit peu le présent texte – on peut toujours rêver) éprouve la moindre envie de gratifier cette publication de quelque « réaction » que ce soit, car il est fort probable que s’il le faisait, il aurait l’impression, bien compréhensible, de donner à cette publication une marque d’adhésion, voire d’affection, qu’elle ne mérite pas (pas plus que son auteur lui-même), ce qui de surcroît le rangerait à mes yeux (pourrait-il penser, mais à tort) au rang vulgaire et méprisable de ceux qui ne peuvent s’exprimer en une fraction de seconde que par le clic sur l’un des « émoticônes » dédiés. Loin de moi certes l’odieuse pensée d’éprouver le moindre mépris pour quiconque aurait l’amabilité de lire mes divagations (ici comme ailleurs dans le stock maintenant assez conséquent des « Impromptus »), en particulier s’il me fait l’honneur de les trouver un tant soit peu à son goût, mais je dois reconnaître en toute lucidité qu’en plaçant cet hypothétique lecteur face à une sorte de dilemme un peu « honteux » (soit réagir spontanément par un simple émoji d’enthousiasme sur une photo de chat renversé, soit ne pas réagir pour ne pas s’abaisser à « ressembler aux premiers »), je ne fais que procéder à ce qui s’appelle « tendre le bâton pour me faire battre », et j’ai bien peur d’avoir un peu abusé de ce funeste principe tout au long de ma tortueuse, obscure et déceptive existence. Je me sens donc en terrain familier, quoique peu réjouissant.
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Bref, que l’une ou l’autre de ces hypothèses advienne, je disais plus haut qu’il y a peu de chances de toute façon que ça me « rapporte » quoi que ce soit, et ceci pour une raison très simple. C’est que ces deux hypothèses ont un fondamental dénominateur commun : aucune d’entre elles, même si chacune d’elles se réalise dans une certaine mesure, n’attirera des foules de visiteurs et de « réactions », tant il est vrai que, photo de chat ou pas, qu’il s’agisse de moi ou de qui que ce soit d’autre, ou qu’une publication possède un minimum de décente qualité ou qu’elle soit complètement débile, il est devenu pratiquement impossible de « percer » dans l’océan déchaîné et écrasant des réseaux sociaux, impossible de se démarquer en quoi que ce soit, sauf si on est déjà un cador de l’ « influence » bardé de millions de followers ou à la rigueur, quand on veut cartonner sans trop s’emmerder à proposer des choses plus ou moins plaisantes, si on est un serial killer encagoulé qui se streame sur les bons réseaux en train de zigouiller sa énième mamie (car alors là, c’est audience assurée et « réactions » en pagaille). Je peux me reprocher beaucoup de vices, malfaçons et autres déviances dans le cours de mon erratique existence, mais certainement pas de pouvoir céder à cette dernière possibilité (j’entends, celle de devenir un serial killer auto-streamé sur les réseaux ; l’auto-suppression me paraît bien plus intéressante, comme Gérard de Nerval s’y est résolu hélas dans d’atroces conditions, mais même si je devais en arriver là, ce ne serait sûrement pas pour balancer la chose en live sur les réseaux, Dieu m’en préserve !).
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À ce propos, et j’en finirai par là (car ce n’est ici qu’un codicille futile à l’Impromptu précédent, publié le 14 août dernier, « Rue de la Vieille-Lanterne, In memoriam »), je voudrais enfin, avec le plus grand sérieux, et mû par une sincérité que l’on ne peut exprimer que pour les choses auxquelles on croit vraiment, tel le charbonnier habité par sa foi, je voudrais enfin dis-je m’excuser auprès de Gérard de Nerval (lequel selon les mots poignants de Charles Baudelaire, « alla discrètement, sans déranger personne, délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver » dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, sa bonne vieille carcasse n’est donc plus de ce monde depuis longtemps mais je sais qu’il m’entend Gérard, son âme prodigieuse plane dans les sphères célestes tout comme sous le plafond douteux de mon bureau, lui qui entendait tout, voyait tout, rêvait tout, sentait tout, pensait tout, aimait tout – sauf l’horreur humaine qui le cernait partout), oui j’aimerais présenter mes plus plates et dolentes excuses à Gérard de Nerval pour l’insuccès aussi manifeste qu’assourdissant et « chimiquement pur » rencontré par le texte que j’ai peut-être eu l’imprudence d’écrire et de publier sur lui dans les colonnes obscures de ce site « Impromptus », texte lui-même inutilement relayé sur le réseau susnommé (n’est pas chat renversé qui veut !) et parti à la dérive comme un petit paquet d’alluvions anonyme dans le fleuve sauvage de l’algorithme facebookien, vaine publication elle-même vomie dans les abysses de l’internet quotidien (à bénir comme le pain, tel que le recommande l’évangéliste Matthieu : tous les jours, donc), internet lui-même « toujours recommencé », comme le disait Paul Valéry de la mer dans « Le cimetière marin » (« La mer, la mer, toujours recommencée ! », quelle merveille !)… Sans doute Gérard de Nerval méritait-il mieux que mes vaines élucubrations et obscures songeries à son sujet (lui qui du reste ne m’avait rien demandé), et je ne doute pas que si j’avais eu des choses intelligentes ou instructives à dire à sur le sublime Desdichado, cela aurait été remarqué par les bataillons de visiteurs du fameux réseau en question, visiteurs dont il est bien connu qu’ils sont assoiffés de littérature épiphanique, des grandes œuvres si bouleversantes de notre patrimoine et en particulier du chant nervalien (et plus généralement, de toute poésie digne de ce nom), et si par conséquent mon texte s’était situé à la hauteur de l’inspiration nervalienne, cela eût été non seulement remarqué illico mais dûment fêté par des foules civilisées, altruistes et reconnaissantes, et j’aurais alors baigné dans l’océan orgasmique ou dans la félicité absolue des « Likes », « Vues » et autres cœurs blancs et roses palpitant de reconnaissance (et accessoirement, l’Impromptu en question aurait eu quelques lecteurs !). À défaut de ce bain accueillant, je n’ai vu s’étaler qu’un aride désert de sel, cela ne peut donc être que ma faute, Mea Maxima Culpa !
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Pardon Gérard !
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Ah mon Gérard, que n’as-tu été un chat renversé au XXIème siècle, dans l’incoercible magma virtuel et sous le ciel accueillant de l’universelle bienveillance de ses affidés !
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Miaou ! Uoaim !