Les profondeurs du sable
Photos © Thierry Bellaiche (veuillez cliquer sur les flèches latérales pour faire défiler les photos).
« C’est décourageant le sable. Rien n’y pousse. Tout s’y efface ».
James Joyce, Ulysse.
« Les injures s’écrivent sur l’airain et les bienfaits sur le sable ».
Proverbe français.
« L’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique ».
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Du sable, il y en a en veux-tu en voilà dans la littérature et ce, depuis des lustres (lesquels, lorsqu’ils sont en cristal, n’existeraient pas sans le sable qui en est la matière première quoique totalement invisible in fine, puisque cet élément fruste, granuleux, ondoyant, rustaud et rugueux s’assimile et disparaît totalement par opérations chimiques successives pour devenir cette méconnaissable, fragile et solide, aérienne et fixe, infiniment fine transparence. Mais, je dois le confesser – on me pardonnera donc paraît-il à moitié, ce qui ne serait pas si mal par les temps rigoureux de jugements aussi impitoyables qu’expéditifs qui sont les nôtres –, cette première notation parenthétique est d’autant plus vaine que les « lustres » de la fameuse expression susmentionnée n’ont rien à voir avec un quelconque objet – en cristal ou non – destiné à propager de la lumière. Ma seule excuse – mais en est-ce bien une ? –, et je vais même en mettre deux tant que j’y suis, c’est que je suis cerné d’un côté par la passion, je devrais dire le démon de la parenthèse digressive, de l’autre – ce qui me place donc moi-même entre parenthèses – par celle des collisions improbables ou aléatoires entre les sens éventuellement différents d’un même mot, comme ce « lustre » qui renvoie aussi bien à l’illustre appareil d’éclairage suspendu à bien des plafonds de par le monde, qu’à une longue et floue période de temps (plutôt du passé en général) – ex : « ça fait des lustres qu’on n’a pas pris une bonne cuite ensemble » – qui tire elle-même son origine d’un sacrifice expiatoire qui avait lieu tous les cinq ans au temps de la romaine Antiquité, à l’occasion d’un nouveau recensement de la population ; d’où le début, et maintenant la fin, de cette parenthèse inutilement suscitée par les « lustres » en question), il y en a pléthore donc de ce sable polymorphe – autant que de ses grains pourrait-on dire – depuis les temps immémoriaux des premiers écrits connus : des plages scintillantes où s’ébrouent les Haliades de l’Iliade au désert austère et testamentaire où erre indéfiniment sur le sable brûlant de la foi un peuple qui se demande s’il a bien fait d’être « élu », en passant par les plages plus proches de nous à la vue desquelles un Narrateur procrastinateur (sans doute sous l’effet de puissants psychotropes, et ce n’est pas un reproche) ne parvient plus à dissocier son appétit sexuel de ce sable noyé de lumière marine que foulent les petits petons de ravissantes jeunes filles en fleurs, on ne compte plus dans les écrits des hommes les « actes de présence » de cette matière modeste, informe, d’apparence insignifiante (du reste la plupart du temps piétinée sans vergogne), d’ailleurs rarement mise en avant pour elle-même (et même rarement nommée), puisque le plus souvent elle est en quelque sorte induite dans des décors qui la comprennent, des lieux qui d’évidence supposent sa présence constitutive : plage, grève, désert, erg, dune, ou à la rigueur, de façon plus triviale, bac.
Et ne parlons pas (ou un tout petit peu) de la tripotée d’expressions, métaphores, comparaisons et autres allégories qui convoquent le sable pour tenter de nous faire comprendre ou ressentir une notion donnée : le grain de sable qui vient gripper une belle et complexe machine qui jusqu’à l’introduction inopportune de ce petit salopiaud, tournait bien ; le sable qui coule dans le sablier comme une sorte d’angoissante matérialisation du temps qui passe inexorablement (image dynamique dont la contemplation passive et stupide – jusqu’au dernier grain à tomber, qui sonne le glas d’une certaine durée de vie contenue dans l’écoulement du sable, émettant ainsi une note lugubre comme un écho anticipé et symbolique de la fin de notre temps – m’a toujours plongé dans des affres morbides, comme si j’avais besoin de ça en sus de mon « naturel ») ; la funeste expression « bâtir sur du sable » qui se passe de commentaire et qui hélas définit nombre de nos entreprises crues solides et fructueuses quand elles ne sont que mirage et fumée, et accessoirement, perte de temps (Yeshoua, dit l’Acrobate, vous avait pourtant prévenu, ô mes bons apôtres : « Et celui qui entend de moi ces paroles sans les mettre en pratique est comparable à un homme insensé qui a construit sa maison sur le sable », Matthieu 7-26) ; « être sur le sable » pour dire être sans boulot et sans un sou (là j’en connais un rayon mais je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter) ; enfin – mais cette liste du sable à toutes les sauces est loin d’être exhaustive – le fameux « marchand de sable » dont j’espère, ô mon bon lecteur, ne pas être ici un funeste avatar en t’endormant avec la pluie sablonneuse de mes billevesées…
Mais c’est d’un tout autre sable dont il va maintenant être question, ne serait-ce tout d’abord que parce qu’il ne s’agit pas d’un sable tamisé par la langue (française ou autre), pas un sable « littéraire » ou exploité dans le langage courant comme entraperçu précédemment, mais un vrai de vrai sable, visible sur la série de photographies qui accompagnent ce texte. On y voit un homme (que l’on nommera « l’artiste », car c’en est un fort solide même si ses œuvres ne le sont pas – du moins sur le plan strictement matériel) qui vient de sculpter un certain nombre de personnages « grandeur nature » avec du sable. Du sable que l’artiste a réussi à « solidifier »… provisoirement. Seulement du bon vieux sable, habituellement piétiné par le tout-venant sans y penser et qui soudain, cette fois, par la grâce de l’artiste, prend forme. Forme humaine, en l’espèce. Et de bien belles formes en vérité… Oui mesdames messieurs, pas des petits châteaux à la noix dégoulinant de tous les côtés, fomentés par des mioches surexcités sur une plage aoûtiennement bondée, au grand émerveillement de leurs parents qui s’imaginent déjà voir des Picasso dans ces pique-assiettes, encore moins des pâtés qui s’écroulent à peine sortis du seau renversé, mais de la vraie et belle sculpture sortie des mains alchimiques d’un homme qui semble avoir réussi à dompter le sable comme d’autres le fauve ou le feu…
L’artiste a sculpté des femmes. Mais en vérité, pas seulement. Il y a aussi des hommes à bien y regarder, mais ils figurent en quelque sorte comme des seconds couteaux d’apparence un peu ridicule (genre bellâtre ou hipster à barbe et à Ray-Ban satisfait de lui-même), des présences anecdotiques (l’artiste n’en a d’ailleurs fait exister que des bustes, le reste de leur corps s’enlisant dans les sables…) dans une fresque où la part belle est réservée au corps féminin, un corps nu, entier, affirmé (affamé?), déployé, expressif (excessif?), jeune et ferme, d’une vulgarité fort bienvenue (et fort bien sentie par l’artiste, si je puis dire), un corps insolent de vigueur sexuelle et de nonchalance mêlées, puisque ces créatures visiblement dessalées (alors même que le sable marin, encore chargé de sel, leur en donne tant) sont toutes représentées à travers le motif simple de la femme bronzant, allongée sur le ventre (et sur le sable…), toutes fesses dehors et rebondies en diable, aussi indifférentes au monde environnant (et au regard des hommes qui, étant donnée leur seyante tenue d’Ève, n’a pas à se donner la peine de les déshabiller) qu’un succube au sort du pauvre petit bonhomme qu’il (c’est-à-dire elle, puisque le succube est toujours une femme) chevauche nuitamment pour l’éternel malheur de sa victime (plus ou moins) consentante…
Les femmes de sable ont été disposées par l’artiste autour d’une sorte de rotonde elle-même sablonneuse surmontée d’ornements architecturaux qui font penser à quelque palais inca, certes très schématisé mais les motifs en étagement de raides escaliers, d’alvéoles triangulaires, de chemins de ronde, sont peut-être des indices révélateurs de la culture ou de la sensibilité esthétique de l’artiste, puisque nous sommes ici à Rio de Janeiro, sur la plage de Copacabana précisément, ce qui fait un peu loin dira-t-on (géographiquement comme « dans l’esprit ») des vallées austères et « archéologiques » du Pérou, mais reste tout de même dans la vaste sphère de l’Amérique latine où les frontières culturelles d’un pays à l’autre sont demeurées (et c’est heureux) assez poreuses. Aussi un Brésilien ne sera-t-il pas totalement étranger aux spécificités de la civilisation inca, même si celle-ci s’est développée principalement sur une vaste partie occidentale de l’Amérique latine (avec une très longue vue sur l’océan Pacifique), dont l’actuel Brésil se trouve très éloigné. Et notre artiste en est visiblement un fin connaisseur, lui qui s’est donné la peine, couronnant ses motifs principaux plus « accrocheurs » qui occupent largement le devant de la scène, d’en sculpter quelques éléments décoratifs. Ne rêvons pas trop tout de même, nous trouverons à Copacabana plus de bombasses qui ont pu servir de modèle à notre artiste que d’austères docteurs en civilisation inca, lesquels quand il s’en trouve, préfèrent certainement se récréer auprès des premières plutôt que de se morfondre dans le déchiffrement de leurs grimoires ingrats… Comme quoi le corps des femmes, même lorsqu’elles n’ont que celui-ci pour toute fortune (c’est le cas de le dire pour certaines qui savent faire fructifier, et avec quel allant, ce précieux capital), écrasera toujours toute « culture », toute curiosité intellectuelle, toute prétention au « progrès humain » fût-ce par le seul souci de la connaissance, toute prétendue « création », et peut-être même toute civilisation. Le corps des femmes est la Loi de ce monde. Pour le meilleur et pour le pire.
Notre artiste l’a fort bien compris. Il a conféré à sa fresque quelque chose d’une écrasante domination des corps féminins, posés là comme des temples silencieux, intouchables et vénérés dans une contrée de croyants fidèles et scrupuleux, mais une domination naturelle, immanente, sans aucune agressivité apparente, sans aucun « coup de menton » (le coup de rein serait plus approprié ou plus « spécialité de la maison » en l’occurrence, mais l’artiste n’a pas été jusqu’à le représenter), sans effet démonstratif ou ostentatoire (comme le ferait par exemple un homme qui chercherait à en soumettre un autre par la force), on pourrait presque dire une domination passive… Les femmes sont simplement là, allongées sur le ventre, nues, inertes, et cela suffit à leur pouvoir autocratique. Elles règnent, indiscutables. L’allégorie est ainsi très puissante.
Sur la première photo, on voit l’artiste mettre « la dernière main » non pas aux fesses de sa créature (peut-être attend-il un peu plus d’intimité avec elle pour se permettre cette liberté, car pour l’heure, les badauds l’ont à l’œil, et pas seulement lui), mais à la solidification du sable par la technique de l’arrosage vaporisé ou perlé, car il ne s’agit pas de noyer son œuvre sous des trombes d’eau, ce qui la ferait immanquablement s’évanouir et se diluer dans les sables… Il peaufine donc la forme déjà sculptée de sa créature au moyen de cette sorte de glacis aqueux censé donner un peu de solidité à ce corps illusoire, nécessairement éphémère, bien éloigné de la prétention du marbre à l’éternité. On notera d’ailleurs qu’il l’asperge avec le cul de la bouteille ingénieusement transformé en pommeau de douche (on imagine donc que l’artiste a pris le temps de cribler le cul-de-bouteille de petits trous destinés à laisser s’échapper le liquide ainsi vaporisé par pression de la main sur le corps de la bouteille retournée), et non avec le goulot qui, lui, reste aussi soigneusement occulté par son bouchon que le cul de la femme de sable l’est par une espèce d’étrange bandeau blanc qui fait plus penser à un pansement ou à un tampon immaculé (voire à un vulgaire bout de plastic) qu’au chaste voilement dont le sculpteur a manifestement voulu couvrir le sexe de sa créature éphémère (à moins qu’il n’ait pas eu dans les mains la finesse d’exécution pour le ciseler avec toute la précision dentellière que cet organe requérait. Peut-être aussi que le sable, capricieux et instable comme les femmes elles-mêmes – Hou ! Sortez ce gros bâtard de vieux miso moisi ! –, ne permettait pas ce degré de précision).
J’y verrais d’ailleurs pour ma part un défaut regrettable dans une œuvre de belle facture, à la technique solide et assez énigmatique (comment a-t-il fait pour donner cette texture quasi marmoréenne à du simple sable qui retournera bientôt, anonyme, à l’informe plage?), par ailleurs d’autant plus impressionnante que l’artiste sait en la fabriquant qu’elle ne durera pas plus que la journée de villégiature d’un pékin moyen sur la plage de Copacabana. Défaut, car cet élément étranger, plaqué (pour d’évidentes quoique discutables raisons de « convenance ») sur un endroit stratégique, et par ailleurs assez laid (le blanc de cette espèce de compresse inopportune jurant sur la douce couleur sable), me semble gâcher un peu l’intégrité de sa matière première, sa « pureté » si l’on peut dire, celle de ce sable durci que j’aurais préféré voir partout, y compris à l’endroit occulté. Mais peut-être une œuvre n’aurait-elle pas sa force et sa grandeur sans les défauts qui la font humaine, la perfection n’étant ni du monde des hommes ni de celui de l’art…
Il est également remarquable que l’artiste n’a pas voulu se contenter de représenter des seules femmes ou des femmes seules (ce qui aurait sûrement été tout de même beau à voir tant la technique de sculpture par fixation du sable est en elle-même maîtrisée, impressionnante, produisant en l’espèce un objet, un corps de femme étrangement charnel – avec un peu plus de franchise l’on pourrait dire « bandant » – en dépit de son caractère friable, de son destin nécessairement éphémère et de sa fragilité manifeste), mais – pour l’une d’entre elles du moins – en compagnie d’un homme. Là, ça se corse. Car la position de la femme de sable qu’il s’évertue à arroser pour lui donner sa touche finale, couchée sur le ventre avec le buste d’homme de sable au-dessus d’elle et disposé de face, laisse penser (si l’on prolonge mentalement le corps de l’homme que l’artiste n’a pas jugé bon de sculpter) que cet heureux élu se voit prodiguer une douce fellation. La tête retournée de la femme est en effet (si je ne surinterprète pas les proportions et la « géométrie en 3D » de l’ensemble) à peu près à la verticale au-dessus de ce qui serait le bassin du personnage masculin (doté de son saillant ornement central) si l’artiste l’avait matérialisé. D’où – si l’on « recompose » mentalement les parties manquantes – une pipe en bonne et due forme. De là à prendre le tronc d’arbre à gauche du cadre pour un symbole phallique décalé et démesuré… Mais l’artiste, contrairement à moi, ne s’est pas abaissé à cette explicitation. Il suggère ce qu’on ne voit pas. Et ce qu’on ne voit pas, c’est le secret des profondeurs du sable (et de l’imagination). Et les profondeurs du sable, à la fin, c’est tout ce qui existe à l’état de virtualité et qui prendra peut-être forme un jour. De la littérature par exemple…