Derrière le rideau

Photo © Thierry Bellaiche

 

À Didier Betmalle, croyant solitaire dans un monde littéraire sans foi, et critique infatigable dans le désert…

 

« Exister serait une entreprise totalement impraticable si on cessait d’accorder de l’importance à ce qui n’en a pas ».
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né.

 

« Qu’est-ce que tu veux faire ? Qu’est-ce que tu veux faire ? », je l’entendais radoter derrière le rideau, je ne saurai jamais ce qui s’y tramait vraiment, moi, derrière ce foutu rideau, même pas rouge, d’un grisouille désespérant plutôt, ils n’avaient pas dû trouver le bon rideau, le vrai de vrai qui chatoie cramoisi dans la pénombre intimidante des représentations imminentes, alors ils ont pris au dernier moment ce qui leur tombait sous la main (mais comment avaient-ils atterri dans cette salle de misère, totalement nue, pour le grand retour du cador des temps passés ? Les places étaient chères mais la salle infâme, et ça avait l’air d’exciter tout le monde, encanaillement général ! Le retour du monstre en or massif dans un bouge théâtreux de la périphérie, pas question de louper ça !), une longue étoffe douteuse dans les gris indécis, mieux, dans les taupe où le marron n’ose pas s’affirmer, se dilue dans le non-vu, se liquéfiant comme un lâche dans le gris bien-pensant, neutre à gerber, étoffe pas chère qui ferait la blague, l’important c’est d’occulter la scène, la séparer du public ont-ils dû se dire, et tant pis pour la « magie rougeoyante du théâtre » ou plutôt pour sa tradition, heureux encore qu’on n’ait pas eu droit aux « trois coups », c’eût été le bouquet, le pompon, le comble, ou tout ce qu’on voudra d’aussi nunuche, la salle frémissait cependant dans mon dos, ils attendaient de cul ferme sur leurs sièges roides et grinçants l’ « artiste » qu’on n’avait pas revu depuis des lustres (dans cette salle qui n’était éclairée que de louches lampions !), ils venaient le voir comme une sorte de bête mythologique qui serait réapparue d’un seul coup (mais était-elle déjà apparue un jour, ne fût-ce qu’une seule fois, même dans un passé immémorial?), faut croire que les gens s’emmerdent le dimanche et tous les autres jours, surtout tous les autres jours, matin (matinée en l’occurrence !), midi et soir comme une amère pharmacopée, l’ennui décoratif (le théâtre par exemple) est un traitement ad vitam æternam qui aide – mais à quel prix de manducation des plus viles salades ! – à faire passer la pilule de l’inconvénient d’être né (mon Emil, reste mort je t’en supplie ! C’est tellement mieux ! Et tes paroles si diablement vivantes sont plus résistantes qu’une infestation de punaises dans une somptueuse demeure, elles survivront à toutes les destructions !), la vie on appelle ça, la vie qui file en sifflotant jusqu’à nous couper le sifflet, la trame de l’existence faite de la même étoffe que ce rideau de fortune que j’avais sous les yeux, infortune plutôt que je subissais comme un châtiment rétinien, taupe à crever sous la terre de l’ennui qui fait office de plein air pour tous, « Qu’est-ce que je fous là, tu peux me dire ? – que je l’entendais marmonner derrière son linceul vertical pour vieux comédiens bientôt à l’horizontale –, on nous dit qu’il n’y aura bientôt plus de vie sur terre, qu’on va tous crever faute d’air respirable, faute d’espace vital, faute de pouvoir arrêter la machine infernale de la destruction programmée, et pis trop de monde, les gens se rendent plus compte que donner la vie c’est tuer la vie sur terre, saturation infernale ! Et pis trop de migrations incontrôlées (pardi, tout le monde se croit chez lui partout maintenant ! Et pis quoi encore ? Ils débarquent comme des fleurs après une jolie balade en mer et ils vont partout, dans tous les recoins disponibles, le fin fond de l’Ardèche n’est pas une maison pour tous les damnés de la terre, merde !), trop de connerie, trop de bouffe dégueulasse, et tous les chefs-d’œuvre du génie humain empilés les uns sur les autres à travers les siècles n’ont rien changé, rien amélioré au sort de l’humanité, nous n’avons rien appris et pire, nous avons désappris, et tous ceux qui prétendront le contraire sont des bourriques, des collabos de la décadence, des suppôts de Zitoire, des sales peigne-culs qui portent l’optimisme en bandoulière pour se donner un genre, le bon teint comme on dit, pour sûr à côté de ça, dis-moi quels sont les problèmes sérieux, importants, vitaux ? A quoi on peut vraiment, dignement s’intéresser si on nous promet l’Apocalypse pour demain matin ? Les conneries que je vais déblatérer sur cette satanée scène ? Ce qui intéressait – ou faisait déjà bailler – nos chers aïeux ? Ibsen ? Tchekov ? Strindberg ? Je vais te dire, je suis un pourri de me prêter à ce pot-pourri ! C’est moi le pourri, pas le pot ! Allez, écarte-moi ce rideau de merde, qu’on en finisse ! Je vais leur donner leur pitance moi, à tous ces crevards ! Ils veulent de la Kultür ?? Je vais leur en gicler plein la gueule ! Je vais te les estourbir, te les ébaubir, moi je prends mon fric et je me casse ! Ils ont payé assez cher pour voir le retour du mort-vivant ! Ils vont en avoir pour leur pognon ! Et qu’on crève tous le plus vite possible, pour foutre la paix aux animaux ! »

 

Moi je pensais à mon essai critique en cours. Je trépignais dans cette salle à la con. Pour tout dire, je me demandais pourquoi j’étais venu et ce que je foutais là. Sans doute avais-je cédé à la même forme de snobisme que tous ces pékins, qui en costard rutilant, qui en robe de pute bienséante, j’étais venu pour voir… Mais je ne pensais qu’à mon travail sur le feu. Un essai, qui dans mon esprit devait aussi être un hommage, consacré aux grands critiques, pour la plupart oubliés, ou tristement méconnus, de notre histoire littéraire. Des critiques, mais aussi des historiens, et surtout des écrivains, mais des écrivains modestes (ce qui est assez rare pour être signalé…), qui se sont consacrés à d’autres écrivains, qui se sont sentis la vocation de se cacher derrière eux, leurs modèles, leurs « grands hommes », les « géants » qui ont « fait l’histoire » comme on dit pompeusement, Henri Martineau pour Stendhal, Jacques Petit pour Barbey d’Aurevilly, Pierre-Georges Castex pour Balzac, Claude Pichois pour Nerval, Henri Guillemin pour Chateaubriand, et tant d’autres qui eurent bien des credo, bien des « amours de leur vie », Hubert Juin pour tous les injustement relégués de l’histoire, Gaëtan Picon pour un peu tout le monde, et tant d’autres qui ont travaillé dans l’ombre, ô mes glorieux obscurs, mes invisibles lumineux ! Je m’étais littéralement passionné pour ce sujet. Il m’était apparu qu’il y avait une histoire à raconter, une histoire à constituer, que personne n’avait encore jamais faite : l’histoire de ceux, grands écrivains de l’ombre, qui ont aussi fait – mais invisiblement – l’histoire des écrivains de l’Histoire, et qui ont raconté, analysé, permis à leurs œuvres d’exister à un rang qu’elles n’auraient pas occupé sans eux.

 

Mais, pour moi qui avais eu du mal à m’arracher à ma table de travail pour venir ici, et qui désirais travailler toute la nuit, comme toutes les autres nuits depuis quelque temps, le cœur n’y était plus. Le zombie anciennement glorieux derrière le rideau – qui me faisait furieusement penser à une brillante civilisation en train de se casser la gueule dans un nuage noir de poussière – avait raison, et par là même avait eu raison de ma passion : qui allait s’intéresser à mes âmes damnées, à mes chers critiques et écrivains modestes, quand on nous promet tous les jours l’extinction d’à peu près tout, à commencer par l’espoir de se sortir du merdier galopant qui a déjà largement commencé à nous engloutir ? Martineau ? Petit ? Castex ? Qu’est-ce que vous venez nous emmerder avec ces larves obscures du passé ? Autre chose à foutre ! On va crever demain !

 

Je n’avais plus nulle envie de travailler. J’attendais que le rideau taupe s’écarte pour m’en prendre plein la gueule.

 


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2 Comments

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    Gibert Baillet M-France 29 juillet 2019 (23 h 47 min)

    Merci pour cette ode aux »petits écrivains  » qui sont tout de même, dit en passant, les grands critiques des grands auteurs…ceux qui, au cours de nos études ou recherches, nous ont permis de les totalement apprécier .
    Merci.

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      thierrybellaiche 30 juillet 2019 (1 h 05 min)

      Merci à vous, chère Madame, pour votre très juste commentaire…