Le cauchemar

Nicolai Abraham Abildgaard, Le cauchemar, 1800.

 

 

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen » (LXXVI)

 

 

Un souvenir entre mille (ce qui est peu dire ou plutôt compter petit pour une mémoire qui à mon âge devrait être bien remplie, mais à la vérité, j’aimerais être sûr – même si j’atteignais les mille ans, ce qui Dieu merci est assez peu probable – d’avoir encore autant de souvenirs) me revient souvent et douloureusement, sur lequel je ne vais pas trop m’étendre, bien qu’il recèle peut-être un grand potentiel de réflexion ou de « leçons à en tirer » et que, en raison même de sa relative ancienneté, il soit d’une certaine manière annonciateur de ce qu’hélas j’allais persévérer à être dans la suite de mon existence.

 

Quand je suis entré au lycée en classe de seconde dans un établissement de la banlieue ouest de Paris, peu après la rentrée, eurent lieu des élections pour désigner les deux délégués de classe. Rituellement, des candidats et candidates parmi les élèves se présentaient quelques jours avant celui du vote, ne faisaient pas « campagne » (qu’auraient-ils eu à dire sur leur « projet » ?), s’efforçaient simplement de se rendre « populaires » (comme on ne disait pas encore), et l’ensemble des élèves de la classe votaient, le jour convenu, en inscrivant les noms de leurs favoris sur un bout de papier (deux noms par vote), ces bulletins artisanaux étant ensuite recueillis par le professeur chargé de mener et de surveiller l’opération. Bien entendu, pas question de me présenter. En aucune façon ce ne pouvait être mon état d’esprit, je ne me sentais « représentatif » de rien ni de personne, pas même de moi-même, qu’aurais-je été foutre dans ces conseils de classe de fin de trimestres où les délégués en question étaient censés au besoin défendre leurs petits camarades, éventuellement plaider en leur faveur en cas de jugements de professeurs jugés par eux-mêmes trop sévères, etc. ? J’avais eu le temps en revanche, depuis la rentrée, de faire la connaissance des élèves de ma classe, de me former une vague idée d’eux, donc de choisir pour qui j’allais voter parmi les candidats. Et à ma grande joie, un petit noyau avait même commencé à se former d’élèves avec qui je me sentais des affinités particulières (une belle bande de fripouilles pour tout dire) et en compagnie desquels l’esprit de rigolade et de potacherie d’attardés régnait en maître débonnaire…

 

Le jour du vote, une fois les bulletins réunis, le professeur (je crois qu’il s’agissait pour ma classe d’un professeur de sciences naturelles) devait en faire le dépouillement depuis son bureau face aux élèves, et, ayant préalablement inscrit les noms des candidats sur le tableau noir, et tout en prononçant haut et fort les noms inscrits sur chacun des bulletins, il devait faire suivre lesdits noms d’un petit trait vertical pour chaque nouvelle voix correspondant à un nom donné. Tel était donc le processus électoral. Après le « prononcé » solennel d’un ou deux noms de candidats déclarés, d’un seul coup, venant secouer ma relative torpeur, à moins que ce ne fût quelque rêvasserie « hors sujet » par rapport à ce qui se passait dans la classe, j’entendis prononcer – coup de fouet tranchant dans le ronron annoncé du rituel électoral – mon nom par le professeur. Etonnement de celui-ci qui savait bien que je n’étais pas candidat mais qui, stoïque et un peu amusé en même temps, ajouta mon nom au tableau noir, suivi d’un trait vertical, à la suite de ceux des candidats déclarés, pour enfin se retourner vers moi avec un petit sourire en coin. Quant à la classe, elle aussi semblait étonnée de cet événement incongru, les regards se dirigèrent vers moi pour m’identifier, mais je sentis au bruissement de quelques ricanements étouffés, fusant ça et là, que quelque chose de bizarre se tramait parmi les élèves. Imperturbable, le professeur continuait à lire les noms inscrits sur les bulletins. Alors que les noms de certains candidats revenaient plus souvent et se détachaient par rapport aux autres, mon nom lui aussi revenait de plus en plus, et plus encore que ceux des candidats dûment déclarés et pour certains, favoris. Les traits verticaux s’accumulaient absurdement derrière mon nom de non-candidat… Je voyais bien aux mines de plus en plus réjouies de mes petits camarades, celles de ma petite bande de fraîche date, tournées vers moi comme au spectacle, qu’ils avaient bien préparé leur coup. Le professeur, lui, parfait démocrate, parvenant à la fin de son dépouillement, ne put qu’entériner mon élection avec celle du candidat déclaré le mieux placé, sous les applaudissements enthousiastes de la classe entière, gagnée par la manigance de quelques-uns. Un certain nombre de ces petits cons s’étaient donc passé le mot avant l’élection pour me faire élire, démarche diaboliquement potache et, il faut le reconnaître, assez drôle, et par ailleurs assez flatteuse, mais dont le résultat me plongea dans une angoisse infernale. Maladroitement (pouvait-il en être autrement ?), et comme par réflexe idiot de « vieux complexé » que j’étais malgré mon jeune âge (les complexes ne font-ils pas toujours paraître le temps très long et, surtout, très pesant, et le passé, même enclos dans le temps de la prime jeunesse, aride et vaste comme un désert ?), je refusai, en balbutiant quelques mots ridicules, à la face d’une assemblée manifestement déçue, cet honneur qui venait de m’être fait, incapable que je me sentais de relever ce défi que d’une certaine façon (même si ce plan occulte n’avait eu pour vocation première que de faire marrer ses auteurs et moi-même, leur victime désignée) une originale blague de potes potaches m’avait lancé. Je souffre encore aujourd’hui, assez curieusement, lorsque je pense aux visages déçus, presque vexés – image glaçante d’un rire soudain brisé par un triste sire – de certains de mes camarades qui, s’ils avaient voulu avant tout faire un coup pour la rigolade, avaient aussi voulu (je m’en rendis compte plus tard) me faire plaisir et m’exprimer leur confiance. C’est ainsi que le deuxième candidat déclaré ayant obtenu le plus de voix, bien heureux de ma piteuse défection, « prit ma place »… Cette place que je n’avais ni demandée, ni acceptée lorsqu’on me l’octroya.

 

Toute ma vie, je n’ai jamais su ni voulu prendre aucun engagement ou responsabilité durable d’aucune sorte, me fussent-ils offerts parfois par un heureux hasard, ou proposés avec confiance par des gens qui croyaient pouvoir compter sur moi. Ce souvenir d’adolescence me pèse et me meurtrit plus que je ne saurais dire. Cela me laisse la trace horrifique d’un cauchemar dont le souvenir vous poursuit toute la vie. Je préfère penser à autre chose. Par exemple (peut-être pour tenter de me rassurer à l’égard de cette mésaventure… parmi mille autres) à Emil Cioran, sans nul doute le philosophe dont je me sens le plus proche, qui prônait (même si ce mot ne lui convient pas vraiment) le désengagement et l’indifférence comme véritables ferments de la liberté humaine, au rebours de toutes les religions et de toutes les idéologies, des « doctrines et des farces sanglantes » qui selon lui, supposant engagement, prosélytisme et démente conviction, forment dans l’humanité la « généalogie du fanatisme ». Théâtre immémorial et macabre ! En vérité, à l’époque du lycée comme aujourd’hui, je crois que je n’ai rien su de mieux que le dernier mot que l’on prête à François Rabelais avant de passer : « Baissez le rideau, la farce est jouée ! ».

 


 

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