Tripalium
I Vitelloni, Federico Fellini, 1953
(Alberto Sordi, l’un des divins « Vitelloni » de Federico Fellini, sortant du toit ouvrant de la voiture de ses comparses en douce glandouille provinciale, et adressant un bras d’honneur à des ouvriers travaillant sur le bord d’une route, en leur lançant un tonitruant « Lavoratori ! », conclu par un bruit de pet savamment émis avec la bouche…)
Tripalium (n. m.) : (Antiquité) Instrument d’immobilisation et de torture à trois pieux utilisé par les Romains pour punir les esclaves rebelles.
(On attribue généralement l’étymologie du mot « travail » à ce nom désignant un instrument de torture, étymologie doctement contestée dans un article de Mediapart de mars 2016, ce qui me semble largement suffisant pour authentifier la véracité de cette étymologie du mot « travail ». Mais passons…).
« Il n’y a de long ouvrage que celui qu’on n’ose pas commencer. Il devient cauchemar. (…) Trouver la frénésie journalière ».
Charles Baudelaire, Hygiène (Journaux intimes)
J’ai beaucoup travaillé tout au long de ma vie, depuis ses débuts, depuis qu’un être humain atteint l’âge de se livrer au travail, c’est-à-dire assez tôt si l’on y songe, depuis cette école où déjà les obligations, les efforts, les devoirs d’un certain travail lui sont imposés et inculqués. Ce travail que nous sommes dès lors censés accomplir, justement, tout au long de notre vie, dans un continuum qui ne devrait prendre fin, paraît-il, qu’avec la « retraite »… Du reste, si l’on remonte avant l’âge pourtant précoce de la classe inaugurale de l’école primaire où les premières rigueurs du travail obligatoire adviennent assez clairement (dussent-elles apparaître bien « légères » aux yeux de l’adulte que nous sommes devenu, mais probablement ressenties comme telles, au moment de leur apparition, incisives et parfois même angoissantes, dans le cœur de l’enfant que nous étions alors), il n’est pas impossible d’observer que certains comportements, certains gestes, peut-être certains réflexes de cet enfant « libre » sur qui ne pèse pas encore l’injonction formelle quoique ludique dans un premiers temps de se discipliner dans le travail scolaire, il n’est pas impossible donc de voir cet enfant se rattacher, par certains élans, au besoin, à l’appel, peut-être même à l’instinct du travail. Porter à trois piges – difficilement, dans un déploiement de force courageux quoique vacillant, mais plein de sérieux et de concentration – un objet d’un point A à un point B (objet bien entendu accessible à l’effort du petit homme, comme par exemple une bouteille prise dans un panier de courses fraîchement déposé sur le sol de la cuisine et transportée vers le réfrigérateur dont il a compris que c’est la destination première) pour montrer à sa maman, tendrement divisée entre émotion et amusement au spectacle embué de cette initiative pleine de noble maladresse, qu’il est en mesure d’accomplir cet acte de solidarité ménagère, n’est-ce pas déjà travailler ? Je mentionnais l’hypothèse de l’instinct pour qualifier un tel acte, mais on peut songer aussi bien à celle de l’imitation, autre part appelée « mimétisme », le gosse ayant déjà vu faire le même acte par d’autres et le reproduisant alors par la vertu d’une sorte d’enseignement (genre porosité visuelle) issu de ses propres observations, mais je ne refais pas René Girard, rappelant opportunément ici que je ne suis pas un théoricien quand ce dernier, et avec quelle haute justification, l’est.
Quoi qu’il en soit, on en chie très tôt. Travail d’instinct, travail de besoin, travail d’imitation, travail de vocation, travail volontaire, de plein gré ou forcé, travail purement utilitaire, austère, fait pour se taire, ou mâtiné d’un certain plaisir, le travail semble nous travailler dès nos premiers pas dans la vie (peut-peut-être même d’ailleurs avant de savoir marcher, quand nourrissons, nous nous saisissons d’instinct de certains objets pour tenter d’en « faire quelque chose », les combiner pour élaborer un semblant de construction, « travail » certes fort primitif, mais j’arrête là mes exemples à la con, avant de me trouver contraint par cette logique à rebours de remonter jusqu’aux tréfonds du ventre maternel où je pourrais dénicher des indices d’activité de l’individu en formation qui, s’y trouvant avec ses petits bras agités terminés de mains déjà préhensiles, pourraient se rattacher aux prémisses d’une volonté embryonnaire de travail – attraper, prendre, agripper –, pour ne rien dire de l’effrénée course antécédente des spermatozoïdes en direction de l’ovule, course dont le vainqueur – mais est-ce bien une « victoire » que de naître ? – pourrait être qualifié de vaillant travailleur).
On en chie assez vite, donc, et c’est précisément à ce point que je voulais en venir.
J’ai beaucoup travaillé, disais-je. Beaucoup travaillé, mais pas « réussi ». Du moins, pas selon les critères d’une certaine norme sociale (facile, je sais…) : « bonne situation » (comme on disait au temps de mes grands-parents), fric, un peu ou beaucoup d’entregent, accès à la propriété, et autres joyeusetés dans ce goût-là. Or il me semble discerner une forte explication à ce phénomène de pathétique contradiction que je ne crois pas exagéré de qualifier de tragédie intime. C’est que ma naissance m’a doté d’une foutue nature de glandouilleur, de paresseux, d’oisif, d’aboulique, de voluptueux, de poil-dans-la-main-qui-me-sert-de-canne, de vitellone, de Big Lebowski, ô Fellini, ô Coen frères, comme je vous aime ! Comme vous avez si justement fait chanter ceux de ma race dans vos merveilleux et terribles personnages, marinant dans vos œuvres tellement plus belles que leurs vies dérisoires ! Ce qui fait que si j’ai beaucoup travaillé, ce le fut toujours comme un paresseux. Quand le paresseux travaille, et à plus forte raison quand il travaille beaucoup, démesurément, trouvant enfin cette « frénésie journalière » que le grand Charles appelait de ses vœux pour lui-même mais, notant cette injonction auto-suggestive, aussi pour ceux qui la liraient, le paresseux travaille alors contre sa nature, c’est-à-dire dans la douleur et une sorte d’insurmontable sentiment de dégoût. Par opposition, celui dont la nature le porte à aimer le travail, au sens le plus impérieux et le plus sincère de ce verbe souvent si facilement accommodé aux sauces les moins recommandables, celui-là, suivant sa pente naturelle, travaille avec bonheur, dans un sentiment d’harmonie avec lui-même. Il ne force pas sa nature comme le paresseux force la sienne pour entrer comme par effraction non seulement dans le « monde du travail », mais dans une certaine zone de lui-même, où il déteste aller (et se laisser aller), seule pourtant à receler ces facultés dormantes, qu’il voudrait laisser dormir mais qui, grâce à Dieu, lui permettent de travailler (parfois très bien) malgré lui… Une comparaison toute extérieure entre deux individus appartenant à ces catégories respectives, ou la seule observation de leurs faits et gestes dans le travail ne révélerait pas nécessairement cette différence de nature qui pourtant existe en eux, très profondément, pour caractériser leur relation affective ou psychologique au travail. Le paresseux peut très bien travailler avec autant d’apparente conviction, et même d’efficacité, que celui qui est né en amour avec le travail. Mais c’est bien cette nature, malheureuse pour l’un, heureuse pour l’autre, qui me semble déterminer non pas la « comédie du travail », ou ce que l’on peut en voir lorsqu’un type travaille comme un damné à la tâche qui lui est impartie, mais plutôt la fructification réelle de ce travail dans l’économie générale d’une vie, maigrichonne et aride pour l’un, fertile et profuse pour l’autre. Bien placé pour le savoir. J’ai toujours beaucoup travaillé… pour m’en sortir (comme on dit), parce qu’il le fallait, pas le choix, marche ou crève, vie parisienne chère, loyer, charges, manies de collectionneur, gonzesses exorbitantes, ça coûte, ça chiffre, ça s’envole comme fumée, donc faut faire rentrer du fric, beaucoup de fric, donc travailler, travailler, travailler, et encore moi j’ai eu du bol, j’en ai gagné pas mal, beaucoup gâché aussi avec mes satanées erreurs de gestion, gaspillages, dilapidations, gabegies endogènes, hémorragies par moments, pas moyen d’arrêter la dépense, mais mis de côté quand même, il m’en reste sous la semelle… Mais je n’ai rien construit par mon travail, pas de « carrière » (mot que d’ailleurs je déteste et que je n’ai jamais voulu m’appliquer, à tort peut-être), pas de situation stable, pas d’assurance de pouvoir travailler demain comme je travaille aujourd’hui, rien, que dalle, et par-dessus tout, je ne me suis pas construit moi-même. Et c’est bien là, au fond, tout le problème, si douloureux problème…
Le paresseux peut produire tout au long de sa vie une grande quantité d’actes de travail sans jamais s’en trouver transformé, amélioré, bonifié, construit ou reconstruit, retrouvant toujours, in fine, lorsque cesse la lugubre litanie des actes forcés du travail, le centre de gravité en lui que constitue sa paresse fondamentale (ce bonheur malheureux, quand on regrette, comme c’est mon cas, cet état de nature, moi qui n’ai pas la paresse heureuse, comme l’immense et enviable Dude-Lebowski !), mais l’amoureux du travail, lui, produisant les mêmes actes en même quantité, se grandit et s’épanouit par le travail, en vertu peut-être du même phénomène d’accord profond et fertilisant avec l’autre que l’on trouve parfois dans le véritable amour. Pour l’amoureux du travail, l’autre, c’est le travail. C’est pourquoi sans doute le paresseux, à l’inverse, ne se construisant pas par le travail, ne le rencontrant pas comme on dit « rencontrer l’âme sœur », ne peut pas construire ce qu’il est convenu d’appeler, du point de vue d’une certaine norme sociale, une réussite. Il peut travailler à l’infini pour toutes sortes de raisons, obligations, responsabilités, surmoi et compagnie, et à la fin de cet infini toujours reconduit : rien. Le vide. Lui. Le vide en lui. Pas envie de bosser. S’allonger. Attendre la mort. Le plaisir dans la quintessence du plaisir : glander.
L’amoureux du travail, lui, s’épanouissant par la semence de son travail, fait fructifier dans la luxuriance toute son existence, il marche droit devant lui, accumulant biens et succès, construisant inexorablement à travers le temps son mausolée de première classe, heureux, plein de lui-même, gonflé à bloc, fier et pouvant l’être, filant droit vers l’horizon radieux de sa mort annoncée. Et moi c’est parce que j’ai toujours travaillé à reculons que je vais droit dans le mur !
leon 3 mars 2019 (13 h 06 min)
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« c’est quand on vieux qu’il faut travailler parce qu’il n’y a plus que ça à faire » proverbe tahitien…