La dernière image
Photo © Thierry Bellaiche
« La littérature ne sert à rien, raison pour laquelle elle est indispensable »
L’Inconnu du Nord-Express (ou Le Passager de la pluie par temps sec, ou Le Clandé du 747 Rio-Le Mans, ou le Parasite squelettique du 16ème arrondissement, ou le Dude de Venice, Californie, ou le Bouffon stipendié du Maine-et-Loire, ou le Ouistiti hirsute du Mont-Chauve, ou l’Amant-Magnifique-qui-ne-bandait-plus-et-que-c’était-son-drame, ou le Gai-Luron sous Xanax, ou le Beau Parleur aphone, ou le Marathonien des Steppes incendiées, ou le Caïd analphabète du Grand-Robert, ou le Nouvel Attila des Bacs à sable, ou le Rastaquouère gominé au sang Viking, ou le Jésuite défroqué et circoncis, on ne sait plus trop, c’est si loin tout ça, et le temps passe si vite ma bonne dame, ou le temps passe tout simplement, ni lent ni rapide, objectif, inflexible, stoïque, impassible, il passe, et nous oublions qui est qui, et nous passons…)
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En sortant de la bouche fétide de Saint-Philippe-du-Roule, le zinc m’a choppé sur le macadam étincelant de la piste Myron-Herrick, sous le regard ébaubi de ce bon vieux La Boétie, soudain interrompu dans sa langoureuse rêverie (j’eus le temps d’apercevoir quelques paillettes dorées dans ses yeux fades et tristes) de servitude volontaire auprès de son cher Eyquem de Montaigne, tandis que Franklin Delano Roosevelt se foutait royalement de tout, tirant sur son cigare comme un beau diable, engoncé dans une redingote d’un autre âge ornée de gros boutons argentés, affalé sur une banquette de la terrasse du pub O’Sullivans, accoudé à un guéridon sur lequel il avait étalé de nombreux papiers dont la consultation grimaçante qu’il faisait de leur contenu lui donnait un air de prodigieux ennui, le Commandant Rivière, droit dans ses bottes cavalières face à la devanture du café Roosevelt attenant, et l’observant d’un œil sévère à travers son monocle aux reflets glacés, n’appréciant que fort modérément la posture débraillée de ce personnage incongru, Yankee de surcroît. Quant à Mademoiselle d’Artois, peu connue pour être farouche, et à la vérité, peu farouche pour tout de bon, son regard de biais quoique insidieusement insistant, pour ne rien dire de sa démarche exagérément chaloupée au sortir de l’établissement dit « Les Oreilles et la Queue » (« Maison de viandes à la française, décor tamisé »), tout en s’aiguillant l’air de ne pas y toucher en direction du rigide Commandant, semblait toutefois manifester quelque prédilection pour le bénévole et débonnaire Président américain, toujours en lutte contre le pénétrant appel de la sieste, sur sa banquette du débit de boissons irlandais. Enfin, Honoré le Picard, sanctifié pour l’occasion, et promu par surcroît (mais sans l’avoir demandé ni même voulu) « Patron des boulangers », quoique manifestant à cette heure, autour d’une bonne Bénédictine servie assez curieusement au comptoir high-tech du Café Chic, une joyeuse Entente cordiale avec l’excellent Ariégeois anglophile Théophile Delcassé, Honoré, donc, se sentait triste et délaissé. Il n’a pas prêté attention à cet ange motorisé venu du ciel (comme il se doit), tout près de sa présence pourtant familière en ces lieux. Il ne pensait qu’à sa relégation nominative dans un « faubourg » certes très bien fréquenté (quoique dénué de boulangeries) et paradoxalement assez central, mais faubourg quand même, ou du moins qualifié tel pour des raisons pouvant remonter, comme dit l’expression consacrée, à la nuit des temps, ou du moins à celle de la lente sédimentation de la bonne ville de Paris.
Jean Mermoz (cloué au sol, loin de son cher Latécoère 300 au nom prédestiné de Croix-du-Sud, déambulant tristement en compagnie de son camarade Alexandre Pichodou, avec qui il entretenait alors un étrange et dépressif dialogue monosyllabique), Paul Cézanne (pas plus haut que quelques pommes à 33 millions des bons francs de Domenica Walter née Lacaze), et ce qui restait du duc de Berri (lequel avait été dépossédé de tout, même de son élégant y final, remplacé par un vulgaire i, comme pour lui signifier l’ultime avanie faite à son rang de troisième rejeton du roi Jean II, dit « Le Bon »), ces trois hommes mémorables, donc, ne regardaient que de très loin, et sans avoir l’air d’en prendre toute la mesure, la scène pourtant capitale qui était en train (ou en avion) de se jouer, de se nouer et peut-être même de se dénouer, dans leurs parages haussmanniens. J’eus toutefois le temps de les embrasser, moi, d’un dernier regard terrestre.
Toutes mes excuses (je le dis avec un sentiment de grande et sincère contrition), à tous ceux, résidents permanents (du moins à l’échelle branlante de l’éphémère existence humaine), dont je n’aurais pas remarqué la présence à ce moment-là, et dont par conséquent je ne puis rien dire ici de bien réel, de bien avéré, donc de bien honnête, les Ponthieu, Penthièvre, Roquépine, Baudry, Fortin (toujours dans l’impasse), Bastiat, Courcelles, la famille de La Baume, et d’autres sans doute, disséminés autour de la piste improvisée, peut-être témoins oculaires de ladite scène, mais non oculés par mes soins.
Mais qu’ils me comprennent, ou qu’ils essaient de me comprendre sans trop aveuglément s’en référer à leur orgueil légitimement blessé, si cela n’est pas trop indûment solliciter leur bienveillance : tout a été si vite…
Je ne peux pas dire que le coucou fût confortable, du moins à la place qui me fut attribuée à mon corps défendant. Mais l’avoir vu débouler du fin fond d’un ciel clair en plein 8ème arrondissement, tandis que je sortais du métro, rien que pour ma pomme, se diriger vers moi au terme d’un piqué tranchant et net comme la tombée implacable d’un sceptre selon le mouvement d’une sourcilleuse volonté souveraine, suivi d’un bref rase-motte à fleur d’asphalte, le temps fugitif de m’enlever tel Zeus capturant Europe, fille malheureuse de ses impuissants géniteurs Agénor et Téléphassa, pour enfin m’installer dans la cabine derrière le pilote emmailloté dans un système compliqué de fines lanières de cuir, ça valait le coup de voyager un peu à l’étroit et d’avoir un peu mal aux fesses.
Je crois que j’ai pensé, avant de mourir (drôle d’expérience, unique en son genre quitte à paraître un peu tautologique, mais cela fera peut-être l’objet d’un récit ultérieur, si Dieu me re-prête vie), emporté inopinément dans l’éther des origines pour qu’y soit posé en beauté un point final à ma misérable existence, j’ai pensé que Paris, ou plus exactement son territoire originel, avait peut-être ressemblé à ce paradisiaque lagon bleu, délicatement enveloppé de la pellicule translucide et finement colorée d’une terre encore vierge, où la rêverie des hommes, purement physique, ne s’abîmait pas encore dans le délétère et faisandé sortilège des noms. J’emportai donc, finalement assez heureux (du moins de cette fin), cette dernière image idéale, pure et innommée de ma chère ville…