Voix crues

Photos pont Mirabeau © Thierry Bellaiche. Cliquez sur les flèches latérales pour le défilement. 

 

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Je me suis souvent fait la réflexion, en lisant certains livres, que si j’avais connu leurs auteurs (disparus de ce monde – et dans certains cas, depuis très longtemps), j’aurais pu être de leurs amis. Rêvasserie sans doute assez stérile, mais peut-être révélatrice de l’un des effets les plus poignants de certaines lectures (et de l’émotion esthétique en général) : ce que vous lisez vous est ami, au sens le plus fort, le plus fraternel de ce terme devenu si galvaudé (merci Facebook).

 

Au-delà de l’admiration littéraire (ou plus exactement à côté d’elle), vous ressentez en lisant la même joie que celle qui tisse les amitiés dans le « monde réel », lorsque les affinités électives jouent naturellement et merveilleusement leur rôle de rapprochement en bonne intelligence. Vous lisez le texte de bonshommes que vous n’aviez aucune chance de connaître personnellement, mais dans le même temps, vous comprenez que non seulement cela n’a aucune importance, mais que cela n’est pas même vrai : ils vous ont laissé ce qu’ils avaient de meilleur, vous le prenez, vous le recevez, vous vous y reconnaissez, vous établissez un lien profond avec cette « autre forme » – bien vivante – du disparu, et en fin de compte, il y a quelque chose de très charnel, de concret et de présent dans cette voix qui surgit des pages pour s’adresser à vous directement, comme s’il s’agissait d’une lettre qu’un ami vous aurait personnellement adressée, et non d’un livre écrit « pour tous ». Car en réalité, l’auteur n’a pas écrit « pour tous », mais (du moins potentiellement) pour chacun de nous, ce qui est une façon pour cet auteur d’établir un lien nourricier avec des individus, et non pas avec « le public », terme d’une morosité et d’un mépris désespérants, quoique visiblement d’une santé rayonnante dans le langage courant…

 

Je crois que c’est en lisant Rabelais (après beaucoup d’autres auteurs) que j’ai le mieux « conscientisé » cette impression qu’en réalité j’éprouvais depuis toujours, mais sans lui adjoindre clairement l’idée d’une sorte de présence physique de l’auteur au gré de mes lectures. Dévalant et avalant les pentes et les coteaux de Gargantua et de Pantagruel, j’avais physiquement l’impression que l’auteur, homme du 16ème siècle, était là, à côté de moi, comme un vieux pote un peu éméché, à me débiter son chant merveilleux, savoureux, généreux, d’une drôlerie et d’une intelligence totalement envoûtantes, comme s’il me racontait ses aventures et mésaventures de la veille… Je n’étais alors plus tout à fait « lecteur », mais auditeur enchanté d’un récit, d’un verbe, d’une verve, d’une vie qui s’adressaient précisément à ce qu’il y avait de plus vivant, de plus actuel, de plus réceptif en moi-même. Alcofribas Nasier, tandis que je déchiffrais ses propos gravés il y a plus de cinq siècles, me faisait l’offrande bénévole, présente, charnelle, d’une amitié qui passait par sa voix amicale et chaleureuse…

 

Bien d’autres amis s’adressent à moi de la même façon. Diderot, Nerval, Apollinaire, Perec, Cioran, Michaux, Marcel Proust depuis le début, depuis toujours… De vieux potes fidèles. Récemment, la Seine était en crue. Je suis allé faire un tour du côté du pont Mirabeau, pour voir… Sérieuse montée des eaux, on aurait dit qu’elles voulaient avaler le pont comme la baleine fait de Jonas. Guillaume circulait quelque part, un peu partout, il était dans l’atmosphère, sa voix flottait sur les eaux menaçantes, glissait sous le pont, remontait dans les airs, adoucissait ce spectacle désolant. Là ou ailleurs, à ce moment et de tout temps, sa voix amie montait en moi comme une présence réelle et infinie.

 

 

 


 

Crédits Photos Rabelais, Gargantua, Apollinaire : Wikimedia Commons

 

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