Colloque rouge sang
Photo © Thierry Bellaiche
Les tables rouge sang étaient dressées, ne manquaient plus que les convives.
A l’extérieur, le jour ne se faisait pas prier pour pavoiser plein phares, mais ne faisait que minable figuration dans les rares interstices du hangar enténébré. Fouineur, voyeur, scrutateur comme une vieille concierge ennuyée jusqu’à la moelle, il cherchait à s’infiltrer, à s’immiscer dans la fête encore immobile, paisiblement baignée d’une douce pénombre. Mais le jour ventru, prétentieux, bourgeois, bruyant, n’était pas le bienvenu dans cet antre noir et muet où l’entre-soi des toujours-absents réunissait une fine aristocratie à lui inaccessible.
Car la nuit de l’intérieur aux lueurs de crime régnait ici en Maître.
Ils allaient bientôt apparaître…
Nulle fanfare, nul faire-part, et pas davantage de songes roses…
Ils allaient apparaître, ils le savaient de science infuse. C’était tout.
Les verres en grand nombre recevraient alors le lait et le miel de la Mort aux couleurs délétères du temps, égayant pour un temps des esprits las, en ligne de fuite. Assez curieusement, ils s’aimaient pourtant, entre eux. Mais ils ne se fréquentaient guère, hors les parenthèses de tôle et de tuyauteries qui abritaient pour quelques instants d’éternité leur exil ondoyant et solitaire. Toute demeure massive, solide et enracinée leur était insupportable. Ils avaient tous, quelque fût leur âge (inconnaissable au demeurant), l’élégance du vent qui ne sait pas se fixer. La fuite, la fuite heureuse, la fuite imprévisible et capricieuse et dansant en dessinant d’invisibles volutes, était leur lieu. Lieu éphémère. Lieu permanent.
Le colloque serait bref. Pas question de s’éterniser. Il fallait au contraire faire vibrer, fugitivement, les cordes aériennes de l’instant présent. Il serait question des bonheurs passés dans l’ordre de la destruction, et des déchéances à venir dans celui du repentir. C’était bien. C’était suffisant.
Ils étaient aussi un peu espiègles. Les beaux miroirs posés contre l’une des parois ne serviraient à rien. Personne ne s’y réfléchirait.