Directions

Photo © Thierry Bellaiche

 

« L’heure n’est-elle pas venue de déclarer la guerre au temps, notre ennemi à tous ? »

Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir

 

 

« C’est la guerre ».

Telle était notre « devise », bien exagérée à vrai dire quand j’y pense maintenant, non, non les amis, un peu de sérieux, un peu de décence, c’est pas ça la « guerre », vous l’avez faite vous la guerre ?, laissez-moi rire, personne de nous cinq ne l’a faite la guerre, puceaux de l’Histoire que nous sommes, sodomites d’opérette !, certes on se fait enculer « autrement », ça se voit moins qu’avant, ça glisse en douceur de nos jours, plus de grandes boucheries collectives !, à la trappe les grands feux d’artifice qui ensanglantaient nos campagnes !, nos aïeux de 14 ont payé pour tout le monde, la facture terminale de la barbarie accumulée depuis des siècles derrière les ors de la civilisation, la Grande Douloureuse, eux c’était à la dure et ils l’ont eue bien profond, à sec avec une poignée de sable, allez-y les gars, et avec le sourire s’il vous plaît, on vous laisse la surprise de la destination, prenez donc cette direction, et pensez à arroser la jolie fleur au bout de votre fusil, mais pensez d’abord à l’enlever pour tirer sur l’inconnu d’en face avant qu’il ait l’idée d’en faire de même dans votre juvénile peau, fini les grands assauts suicidaires lancés par des généraux séniles et omnipotents, fini de décimer toute la jeunesse pour la gloriole de quelques vieux escrocs poudrés à médailles, non pensez, nous c’est plus en douceur, les temps ont changé, on est devenu plus « civilisé » (il était temps !), en vérité plus faux-cul (cas de le dire !), plus dans le prêchi-prêcha comme quoi tout irait bien désormais et que c’était pas mieux avant, contrairement à ce que prétendent ces salauds de nostalgiques réacs bougons jamais contents qui voudraient gâcher la fête orgiaque de l’optimisme contemporain, la grande fantasia de la France nouvelle où tout doit se mélanger et s’indifférencier dans le corset de la bonne humeur, le oui-ouisme général et obligatoire, enfin tous ceux qui auraient pas voulu que ça change, qui préfèrent encore la Première et la Deuxième avec leurs millions de macchabées mais où l’on était encore « entre nous » à cette France mondialisée soi-disant en paix mais qui ne devrait même plus porter ce beau nom de France vu que c’est devenu un autre pays, un pays étranger à lui-même, un pays pour les autres mais plus pour les Français, enfin ces tristes sires qui vivent le présent comme un cauchemar plus noir et plus angoissant chaque jour que Dieu fait, c’est eux qu’on devrait foutre au poteau, qu’ils crèvent ces sales cons avec leur « France d’avant », d’ailleurs la « France d’avant » est déjà morte, y’a plus qu’à laisser mourir en silence ou dans leur inaudible babil ses pitoyables avocaillons, même pas besoin de les combattre, ils ont déjà perdu, ils sont morts quoique pas encore enterrés, mais ça va venir, ça va venir, pire que morts en réalité, fantomatiques, spectraux, zombiesques… Ah merde alors, c’est comme ça qu’on me voit ? certes réac je suis, si ça vous fait plaisir, mais zombie, non !

 

« C’est la guerre »… Nous on est comme des gosses lâchés dans Rio de Janeiro, cinq petits connards, on connaît rien à rien, on circule sans savoir mais qu’est-ce qu’on se marre, enfin surtout eux, on doit trouver un lieu pour notre tournage, c’est très important, c’est chez un architecte, très difficile à avoir le mec, il a accepté par miracle qu’on se pointe chez lui, si on le loupe je suis mort, je vais avoir les crocs du producteur dans la gorge, heureusement que ce rapace est resté à Paris, au moins je l’ai pas sur le dos ici, il faut trouver, c’est impératif, on a une adresse mais pas de plan, Dany le régisseur l’a oublié, ô mon doux pied nickelé ! pourquoi on te paye ?, alors pas le choix, on y va au pif, complètement paumés dans ce barnum carioca, Enzo mate des culs sur le chemin et fait de judicieux quoique redondants commentaires, « oh là là là là, celle-là mes amis, z’avez vu ? ce chef-d’œuvre, cette perfection dans la rondeur, ce papillonnement fessier, je lui collerai bien une cartouche ! », alors on fait quoi merde ! ? Tout droit vers Ipanema et Copacabana ou à gauche vers Leblon ? Vite, vite, faut se décider, avec ces dingos derrière nous qui nous collent au cul on peut même pas s’arrêter pour demander notre chemin et c’est au prochain carrefour, la direction à prendre, la bonne direction, il le faut… « Dany, t’as oublié le plan, alors concentre-toi au moins sur la route au lieu de regarder partout, en plus t’es complètement bigleux, tu vas finir par nous planter ! », je beugle sur ce pauvre Dany parce que y’a que ça à foutre à cinq dans une bagnole, et que je veux trouver la bonne direction moi… « C’est la guerre ! », pouffe bruyamment Jason en faisant remuer son gros bide, quoi la guerre ? Quelle guerre ? Ils me font chier avec leur guerre ! Le bordel je veux bien mais la guerre, enfin ! Les mots ont un sens tout de même !

 

La paix veille sur l’Europe comme une bonne mère tout-amour sur ses enfants… Et nous, on ne l’a pas faite la guerre, je veux dire la vraie de vraie, la bien visible, la bien sanglante, la faucheuse collective, le front, les tranchées, la canonnade écrabouillante, les gaz qui vous crament tout l’organisme en moins de deux, la boue, la merde, le sang dans les rigoles de la terre meurtrie, les balles qui sifflent et trouent tout ce qui bouge, tout ce qui s’est mal planqué, tout ce qui traîne dans le périmètre du « théâtre des opérations », tu parles d’un « théâtre », les applaudissements s’y font rares mes bons camarades, difficile, faut dire, avec des bras en moins… N’empêche qu’au fond de cette bagnole, avec mon petit souci du moment, décider d’aller vers Ipanema et Copacabana ou le quartier de Leblon et faire le bon choix sous peine de plomber un tournage (la vie est dure !), j’arrive encore à me demander – sans doute parce que nos errements routiers m’en laissent le temps –, et suis-je dingue pour autant ?, si nous avons pris la bonne direction en France, et si la « guerre » qui s’y joue maintenant – et que du reste nous ne menons pas, d’où, si guerre il y a, la certitude de la perdre –, invisible, rampante, souriante, bien-pensante, lente et indolore bombe à fragmentation, vaut bien mieux que les guerres franches et atroces du passé… Cette époque me fait mal au cul, bien plus que cette vieille guimbarde… J’ai soudain, à des milliers de kilomètres de distance, la sensation d’un gouffre infini dans mon cher pays… Comme si la France avait pris, faute de la bonne direction, le chemin de l’abîme… Je ne suis pas un zombie. Enfin, je crois pas.

 


 

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