Ici est le terme

Silhouettes, par Markus Raetz, Château d’Oiron

 

Photo & Texte © David Pascaud

 

 

IMPROMPTU N°105

 

 

Il est assez étrange de ne connaître une personne que par ses écrits. Etrange, mais pas nécessairement illusoire. En parcourant la correspondance de Madame de Sévigné avec sa fille, Madame de Grignan, l’on peut se dire que celle-ci (qui s’était éloignée géographiquement de la maison familiale après son mariage) n’a vraiment connu sa mère qu’en recevant et en lisant ses lettres. Ainsi, pendant près d’un quart de siècle, la fille a lu, et non vu sa mère, accédant sans doute par ces écrits à une forme de connaissance qu’elle n’avait pas eue pendant les longues années où elle était encore auprès de sa mère, et qu’elle n’aurait pas eue davantage si elle était restée auprès d’elle ou qu’elle avait pu facilement lui rendre visite après son mariage. Ce n’est pas tant, d’ailleurs, que Madame de Sévigné, dans ses lettres, dévoilait d’improbables ou terribles secrets qu’elle n’aurait pas osé « confesser » face à sa fille, ou qu’elle y exhibait d’un seul coup une intimité inconvenante que seule la solitude et le geste même de l’écriture autoriseraient. C’est beaucoup mieux que cela, beaucoup plus intéressant, et à mon sens, bien plus révélateur de la puissance irrésistible de la littérature : c’est que le fait même d’écrire (c’est-à-dire de prendre ce temps et cette peine), non seulement pour parler de soi, mais d’une quantité d’autres choses extérieures, finit par donner de soi une dimension bien plus profonde, bien plus complète, et peut-être bien plus vraie que ne peut le faire une personne qui parle, une personne « réelle », une personne sociale (avec toutes les « retenues » que cela suppose), fût-ce une mère à l’égard de sa propre fille, celle-ci pouvant être aimée et choyée, mais pas nécessairement perçue, lorsqu’elle est physiquement présente, comme une « alter ego ». Autrement dit, ce qui fait (parmi d’autres qualités) la grandeur bouleversante des lettres de Madame de Sévigné, c’est que celle-ci s’y fait enfin connaître à sa fille, dans toute sa vérité, dans ses moindres pensées et frémissements, et par-delà cette lectrice privilégiée, c’est au lecteur que nous sommes devenus que l’auteur s’adresse, grâce au seul et fantastique sortilège d’une littérature universelle.

 

Quand j’ai lu Araldus, roman de David Pascaud (et plus tard, son texte sur le drame de Camille Audinet, facteur de Colombiers), c’est sans doute un sortilège de cette nature que j’ai subi. Un homme – l’auteur – , que je ne connais pas personnellement, s’y faisait connaître, non pas parce que je lui prêtais l’intention secrète d’avoir brossé une sorte d’autoportrait « transposé » à travers le personnage (magnifique) d’un petit seigneur du Haut Moyen-Âge (à vrai dire, je ne sais strictement rien du lien que l’auteur et le personnage entretiennent), mais parce que son écriture elle-même me semblait dire quelque chose d’essentiel, de fort et de vrai sur la forme d’un esprit : la fermeté du style, la précision des visions, le sens de la complexité des situations et des êtres humains qui s’y trouvent impliqués, l’ambition extrême (et à mon avis, parfaitement réalisée) conférée au propos ainsi qu’à la tenue littéraire, tout cela et bien d’autres choses dans ce livre m’ont inspiré non seulement de l’admiration, mais le sentiment d’une sorte de fraternité que j’avais déjà ressentie dans la lecture des écrivains de toutes les époques, les écrivains que nous élisons comme des amis ou comme des compagnons de cœur et d’esprit… C’est d’ailleurs ce réjouissant phénomène que j’avais également ressenti à la lecture de Sois sincère, le recueil de nouvelles de Didier Betmalle, et que j’avais tenté de décrire dans l’Impromptu que je lui avais consacré (lien : Betmalle des Indes). C’est un grand plaisir, et une émotion rare, que de connaître une personne à travers le meilleur d’elle-même qu’elle tente de donner. En l’occurrence, l’écriture. Et je sais que j’ai connu, dans ces œuvres que j’ai pu lire, d’authentiques écrivains. Et des esprits très proches du mien. (Retrouvez également l’Impromptu consacré à Araldus, lien : Araldus, David Pascaud et la littérature).

 

C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à David Pascaud de bien vouloir se prêter à l’exercice des « Impromptus », invitation qu’il a acceptée de grand cœur, et qu’il a honorée en donnant un texte magnifique. Je le remercie de tout cœur pour cela.

 

Ce texte, Ici est le terme, je vous laisse le découvrir, le lire et le relire, car cette seconde opération en révèle encore plus que la première.

Je n’en dirai qu’un mot, et c’est une considération qui s’est imposée très vite à mon esprit (on me reproche parfois ma manie des filiations littéraires, on a peut-être raison, mais c’est comme ça…) : c’est un texte – et j’ai bien pesé cette comparaison, au point d’aller relire certains de ses textes, relecture qui a pleinement confirmé mon intuition première – digne du labyrinthique et vertigineux et « sur-érudit » esprit de J. L. Borges

 

*

 

ICI EST LE TERME, Texte et Photographie de David Pascaud

 

 

« Un jour, j’ai cessé de voyager ». Ainsi commence le carnet. Son tout dernier carnet de voyage. Il n’y en a plus eu après. Ni voyage ni carnet.

 

Quelle mouche exotique l’a donc piqué ? La formule est péremptoire, cinglante même, venant d’un type pour qui voyager était synonyme de vivre. Elle est suivie de quelques plates considérations sur le voyage où suinte une lassitude déjà bien mûre. Mais c’est cette phrase – et elle uniquement – qu’on retient dans ce feuillet final d’à peine trois pages. Inconcevable pour celui qui avait fait sienne une maxime de Brel – « Un homme c’est fait pour bouger, pour continuer, pour mourir en mouvement éventuellement » –, qui de fait a beaucoup bourlingué, a fait la vie à Varsovie, le rat à Canberra et joué aux dés à Yaoundé – dixit un autre Jacques –, et parle n’importe quelle langue du monde (surtout quand la sienne est imbibée d’un alcool local). Une phrase posée à la manière d’un il était une fois inversé, clôturant, irrévocable. Sentence aux airs de constat amer pour une résolution que rien ne semblait justifier au moment de l’écrire, ce voyage – le dernier donc, et c’était, je m’en souviens, sous le ciel lumineux de la mélancolique Lisbonne – s’étant déroulé dans une relative harmonie.Un soupçon de fado chopé dans l’Alfama, peut-être, comme on attraperait un sale rhume. Qu’est-ce que je pourrais en savoir, de l’état d’esprit qui l’agitait ou l’accablait au moment précis où ces mots ont été jetés ? Je les ai lus, relus, articulés, en moi ou à haute voix, en m’efforçant de m’imprégner de chaque syllabe afin d’en retrouver la musicalité originelle. Sont-ils ceux d’un homme à bout de souffle ou à bout de nerfs ? Je connais ses lassitudes ponctuées d’explosions. On pourrait interpréter diversement cette fichue phrase et rester dans le plausible. Sentiment d’accomplissement vis-à-vis d’un monde traversé de part en part pendant des années, commenté, analysé, cerné (croit-il) dans sa complétude ? Besoin de cultiver son propre jardin, avec austérité, loin des éclats de ce même monde, jugé écœurant (ah, que de fois n’a-t-il pas râlé contre l’industrie du tourisme et sa participation malgré soi, malgré tout, à cette foire !) ? À moins que ce ne soit l’écho d’une – tristement – banale crise de la quarantaine. Ou, pourquoi pas, le désir un peu snob de laisser échapper une phrase chic et choc qui ferait causer (hé ben, c’est gagné mon vieux !), une phrasounette qui claque bien, qui sonne littéraire. Oui, je le sais capable, le saligaud, d’être tout ça – orgueilleux, blasé, rigide, moralisateur, colérique, nihiliste, égocentré… –, et en simultané s’il vous plaît, car il n’est vraiment pas à une contradiction près, je vous assure.

 

La vie a continué. Sans épopée ni projet. « Jusqu’où un monde peut-il rapetisser ? » demande un personnage de Durrell dans le Quatuor d’Alexandrie. À cette question elle-même, probablement, et je crois qu’elle l’obsédait. L’obsède encore. « Je me gaspille. » lâcha-t-il un jour qu’on buvotait un monaco en terrasse. Parce qu’il faisait beau, que le spectacle des filles défilant dans la rue parvient toujours à divertir l’âme un tant soit peu et qu’il faut de toute façon bien faire quelque chose. Ce passionné par nature s’était enferré dans une vie sans passion, tout englué dans cette méditation involontaire imposée par le vide et qu’on appelle Ennui. Je lui conseillai d’aller découvrir (j’évite le verbe visiter, ça le froisse) le château d’Oiron et ses environs. Oiron ? Il fronça les sourcils et se modela un rictus défensif. Je devinai sans mal ce qu’il pouvait imaginer à propos de cette portion congrue du vaste monde, lui qui avait arpenté les trottoirs turbulents et admiré l’auguste verticalité de grandes mégapoles internationales. Un piteux isolement sur quelques arpents de blé et de tournesol. Un endroit sec et taiseux, sans caractère affirmé. Figé dans un espace-temps incertain.

 

Oiron. Un petit nom parfait pour un trou perdu, tout en rondeur, avec un caillou au milieu. Un peu taquin tout de même, le genre à se loger dans la semelle de la certitude. « Tu veux que je survivote, hein ? », qu’il ironisa. J’avais titillé sa fierté. Bingo. Oiron Oiron petit patapon, une tranquille petite échappatoire sans relief mais sans désagrément non plus, impeccable pour recouvrer un peu d’humeur badine. Il n’avait que du temps à y perdre. Donc pas grand-chose.

 

Il marmonna un « Mouais, pas mal ton idée… » en louchant sur la jupe d’une nana qui passait devant notre table. Le regard avait perdu de son pétillant. Ayant l’habitude de jauger le loustic, je pense qu’il s’agissait pour lui de se fondre dorénavant dans le rien, pour ne plus avoir affaire au trop-plein du monde. Ou plutôt le presque rien. Un quasi no man’s land offrirait l’épure idéale, balaierait le superflu, assurerait un contentement simple et sans chichi, sans surenchère. Le genre d’endroit qu’on ne se vante pas d’avoir vu, car n’importe qui s’en foutrait invariablement.

 

Mais je me rends compte que je parle déjà de ce lieu à ma façon, pas nécessairement à la sienne. Pour être honnête, je ne sais pas si ce coin paumé lui aura laissé la même impression salvatrice de décalage. Je lui souhaite.

 

Pour s’y rendre, il faut rouler en direction de Neuville-de-Poitou, Mirebeau (la capitale des baudets, ce qui présage plus ou moins le bestiaire qui va suivre…), Moncontour, arriver aux confins des départements de la Vienne et des Deux-Sèvres (pour un républicain), des rhumatismaux Poitou et Anjou (pour un nostalgique d’Ancien Régime), bifurquer à droite à la sortie d’un village dont le saint nom laisse une impression évasive et glaiseuse : Saint-Jouin-de-Marne. Le château se voit de loin, cinq bons kilomètres, petite protubérance tout là-bas, sur la ligne d’horizon. Plaine, morne plaine, par où l’ennemi ne viendra jamais et ne fera personne héros. La route déroule son asphalte à travers champs jusqu’au bourg d’Oiron. Pas âme qui vive. Une plaque Michelin indique la direction du château. Un long mur de pierraille à longer. Un parking semi-circulaire sous des arbres qui ferait presque figure d’oasis sous le cagnard qui plombe, de l’autre côté de la route face aux grilles du château.

 

Celles-ci franchies, premier constat subjectif : c’est beau. L’un des châteaux les plus bath, à mes yeux, de tout le Val de Loire (au sens géographique élargi). Du Renaissance de belle facture mais sans les vallonnements bucoliques, ni la présence immédiate d’un majestueux cours d’eau. La bâtisse en impose d’elle-même, sans l’environnement ad hoc. Nous sommes dans le domaine de la noble famille des Gouffier, parmi lesquels il faut citer Claude, archétype du gentilhomme du XVIe siècle : mécène raffiné et grand prince décideur. Il fut Grand Écuyer de France à partir de 1546, à la fin du règne de François Ier puis sous Henri II, et le cheval, ça vous conforte dans le statut de very important person à cette période. Oiron rime avec canasson : avec les écuries du rez-de-chaussée, ça devait puissamment sentir le cuir, le crottin, le crin suant, et je ne parle pas des bruits de sabots et des ébrouements. Les bâtiments forment même un fer à cheval anguleux qui encadre la cour, aussi minérale qu’une place urbaine d’Espagne ou d’Italie. Certes, le château n’écrivait pas encore un U à l’époque de Claude, puisque la deuxième aile a poussé un siècle et demi plus tard par la volonté d’une autre Poitevine au sang bleu : la marquise de Montespan. Au premier étage de l’aile contemporaine à Claude, une fresque de l’école de Fontainebleau retrace l’Iliade homérique (rapport au cheval, forcément…). Dédiée au Roy François, elle prouve que l’art de léchouiller les bottes n’est pas nouveau.

 

La première fois, je m’étais heurté à tout ce décorum sans magie dans le cœur, tout en convenant avec raison de sa beauté hiératique. Mon cynisme avait matière à s’aiguiser grâce à ce style Renaissance empoussiéré servant d’écrin à un musée d’art contemporano-kitsch au prétexte de coller à l’esprit des cabinets de curiosité des Gouffier. L’ensemble imposait quelque chose d’écrasant : du royal avec le buste du barbichu François Ier, la devise latine des Gouffier gravée dans la pierre blanche et les sièges à pieds en balustre sur lesquels la Montespan avait posé ses fesses de soie (sur les sièges, pas sur les pieds) ; du présomptueux avec cet art contempo-machin imbuvable ; du royal & du présomptueux avec la susdite fresque, hideuse et monumentale, racontant la guerre de Troie à grands renforts de volonté jupitérienne, de combats virils et de palais en feu. À se demander si les plus glorieuses civilisations ne seraient pas un peu rongées par les mythes. Odeurs de salpêtre et parquets grinçants accentuaient la sensation d’abandon grandiose. Un vrai temple des courants d’air et des marchands d’arts.

 

J’étais en visite – est-il besoin d’accoler l’épithète touristique ? –, un château Renaissance tout de même nécessitait des efforts d’attention. J’avais sollicité mon petit appareil photo Pentax merdico-numérique pour tout re-chosifier, ainsi qu’un calepin pour tout noter sur tout – dates des œuvres, noms et nationalités des artistes, détails architecturaux, etc. –, prêt à remplir mes étagères de bocaux d’érudition à consommer pendant les soirées d’hiver. L’exhaustif en guise d’exhausteur de (mauvais ?) goût. Il fallait tout maîtriser, sans besoin d’apprécier. J’ai conquis chaque mètre carré du circuit didactique avec cette infime pincée de culpabilité, celle-là qui saupoudre le quotidien, altère le vrai goût de la vie. Le vrai goût de soi.

 

C’est la deuxième visite qui a fait glisser la perception. D’ailleurs, je me demande bien pourquoi j’avais ramené ma fraise un an après ma première [décon]venue. C’est vrai que l’entrée au château ne me coûte pas un rond (un privilège d’agent de l’Education nationale). Quitte à s’em…, autant que ce soit gratuit. Autre atout : l’absence – ou disons l’extrême rareté – des visiteurs. C’est intrigant de prime abord, mais j’aime assez cette sensation d’être seul, quel que soit l’endroit, au point qu’on pourrait même se demander comment on se fabrique un tel état de solitude. Mais il fallait plus. Une clef d’entrée à je ne sais quoi. Cette année-là, les combles du château accueillaient une exposition sur un thème un peu abscons. Un tableau de 1963 du peintre Constant intitulé New Babylon – hé, la preuve que je notais vraiment tout jusqu’à ce moment-là ! – était accompagné d’une citation de l’artiste : « La vie est un voyage sans fin à travers un monde qui change si rapidement qu’il en paraît tout autre ». Plutôt ironique de lire ça dans un endroit aussi empesé. Je m’amusais quelques secondes du nom de l’artiste comparé avec l’idée du perpétuel changement. Mais un autre changement, justement, avait commencé de s’opérer. En moi. Le paysage en rouge et blanc du tableau n’y était pour rien ; ce sont les termes dans la phrase qui provoquaient l’étrange ébullition intérieure. L’œil papillonnait. Quelques lignes plus loin, d’autres mots, extraits du Guide psychogéographique de Guy Debord, comme un clou qu’on enfonce (… ou plutôt qu’on retire, l’image serait plus juste) : « Se laisser dériver au milieu des situations, renoncer aux raisons d’agir habituelles, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et aux rencontres qu’il procure ». Petite claque. Déclic.

 

Bon sang mais bien sûr. Abandonner l’obsession de la complétude. De la maîtrise. La sacro-sainte maîtrise. J’ai lâché prise. Marché, respiré. Errances urbaines, flânerie campagnarde, humanisme du XVIe, tout s’est harmonisé dans ma tête. La lumière à tous les étages, enfin. Oui, suffit de marcher, sacré nom d’une pipe en bois, sans but véritable ! On marche et ça marche.

 

Le château symétrique et ennuyeux s’est alors métamorphosé en immense coffre à jouets. Depuis, à chacune de mes incursions, j’y trouve tout et n’importe quoi, du joyeux foutraque dans un silence méditatif.

 

Mon hôte lui-même, je ne le vois plus de la même façon. Le Claude a désormais pris une autre figure, et même plusieurs. Après tout, n’est-ce pas lui qu’on associe au marquis de Carabas ? Pour quelqu’un qui n’est même pas fils de meunier, sacrée réussite ! Sûr, le Chat botté doit courser les souris ou se lécher les parties dans un coin du château. Quant à la fresque, elle est devenue une bande dessinée géante à la ligne pas très claire à cause de l’écoulement des siècles mais qui honore Homère, premier écriveur d’histoires à dormir debout.

 

Je me souviens de cette « renaissance ». La première visite avait tout de même balisé le terrain et fixé des bases. Elle avait eu un rôle mais de nouvelles portes se présentaient que je n’avais qu’à pousser. J’allais à présent, guidé par je ne sais quelle force, de découvertes aléatoires en réminiscences improbables ; des correspondances se tissaient dans ma caboche entre l’ancien et le moderne, le moche et le raffiné, le discret et le clinquant. Je me surprenais à repasser aux mêmes endroits, remettant mes pas dans ceux d’avant, sans pour autant ressentir la même émotion. Un mouvement perpétuel mais renouvelé, une balade où se perdre n’est plus un risque mais une fin en soi. Le pire, c’est que je me sentais bien. Les œuvres modernes exposées partout, sur les murs, aux plafonds, au milieu des pièces, dans le parc, pouvaient bien être les coquilles vides emblématiques du mépris généralisé, cela ne comptait plus ; elles me tiraient ici un sourire, là une réflexion plus élevée, plus loin un trouble. Encore maintenant, j’entends des ombres qui pouffent. Il y a du clin d’œil sur chaque pan de mur. Dans le bric-à-brac, on retient des trucs, plein de trucs, l’inutile indispensable. Pour soi. Ce qu’on aime. Dérive ordonnée par une volonté immanente, le hasard, le hasard de mon inconscient, l’inconscient d’une force immanente hasardeuse ? Comment et pourquoi savoir ? Tout m’échappe ici, et je m’y retrouve. Le sens du nonsense. Les Monty Python ont investi l’abbaye de Thélème. John Cleese, chapeau melon vissé sur la tête, traverse de sa démarche à la con la galerie où Troyens et Achéens s’exterminent joyeusement. Homère se marre. Au moins autant que Rabelais, autre raconteur génial qui se sent chez lui ici. Les archives ne dévoilent pas s’il a banqueté avec Claude au château mais son hameau natal à Seuilly n’est qu’à un pas de botte de sept lieues. Ses mots goûteux éclaboussent comme « à pet en gueule » les murs d’une des salles mais ne font pas que tonitruer, invitant aussi à de plus sobres contemplations, « les intelligences comme limaz sortant des fraires ». On invente. Il était une fouace… un pays sans astreinte, où l’on plante plus volontiers des vignes que des drapeaux. Et le « tire-toy là » résonne davantage comme une invitation à camper là pour un temps plus long, jusqu’à toujours.

 

Voilà par quel accident il me semble m’être approprié les lieux sans leur faire offense, avec la conviction d’être à ma place, échappé à la fois de la cohue abrutissante du monde moderne et de ses trop grandes rectitudes (non moins abrutissantes), loin de tout, à la marge des importances. Les dieux olympiens, réunis en assemblée – comme sur la fresque – ne peuvent pas me manquer ici ! Ils me voient déambuler, c’est sûr. J’existe.

 

Le temps passe, enfin je crois, quelle heure est-il ? Je regarde par une fenêtre du premier étage pour me guider avec les ombres des galeries sur la cour… Ombres rases, obliquant encore un peu vers l’ouest… Presque midi. « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt sombre, la route où l’on va droit s’étant perdue. » Et au milieu du jour donc ! Continuer de marcher au rythme qui conviendra, selon l’instant et l’instinct, sur la voie la moins directe possible. On entre, on sort, un vrai moulin ici ! Le vagabondage dans le château dévie dans le parc, un inventaire à la Prévert, jusque dans le pré vert attenant, mon pré carré d’où le château a des faux airs de Moulinsart.

 

J’erre d’un espace à un autre, en même temps que dans le dédale de mes pensées, et maintenant c’est certain : ce château est hanté. Par moi.

 

Je comprends, au fur et à mesure de ce drôle de cheminement en allers-retours et en circonvolutions qui me ramènent à du déjà-vu mais regardé autrement à chaque fois, que c’est dans ma tête que je me promène. Je trifouille dans l’inconscient. Je me raconte des histoires. Je suis dans mon cerveau, heureux d’y trouver des choses, des traces. Plus que toutes les réalités matérielles – œuvres, ornements, objets, etc. –, ce sont les mots qu’elles font naître qui me captivent. Par les déplacements du corps et l’émancipation de la pensée et des impressions, le verbe prend du sens. Du ciel, le château est une lettre, la première du mot universel.

 

Tu quittes les lieux avec une vaste idée du possible. Mais le retour au réel – cet autre réel – n’est pas si facile. Tu sais, c’est un peu comme Fernandel dans le film François Ier : tu te réveilles, et tu te sens rattrapé par le monde et ses conneries adultes. Tu voudrais retourner dans la césure spatio-temporelle, ouvrir de nouveau la malle aux jouets, libérer ton imagination. Mais bon, je ne suis plus très sûr de lui avoir dit ça, parce que c’est un peu ridicule quand même de s’épancher de la sorte devant un type à l’œil vague qui en était au tiers de sa bière-limonade-grenadine. Je me souviens seulement lui avoir donné un dernier conseil alors qu’il avait porté nonchalamment son verre à la bouche et produisait un bruit inélégant en buvant : au sortir du château, reprends pas la bagnole tout de suite, que je lui ai dit, prends le temps de longer pedibus le vieux muret de pierre qui relie le périmètre du château au village, pousse jusqu’à l’église collégiale – les Gouffier y accédaient par le parc, toi tu passeras par les ruelles comme les gueux d’antan. Crois-moi, tu en verras d’autres, des bizarreries, comme l’énigmatique devise en latin (encore elle, oui) sur le fronton ou bien le crocodile du Nil cloué au mur du transept – sans croix, je précise. Les gisants, défigurés par les huguenots pendant les guerres de religion, sont saisissants. Il y a celui de la mère de Claude Gouffier (prénommée Philippe, soit dit en passant). Et puis celui de Claude l’esthète, le mécène, l’humaniste curieux des sciences et des arts, l’aristocrate flamboyant, le courtisan influent, le ministre puissant. Le voilà réduit à ce corps marmoréen, défait de tous ses oripeaux. Nu et allongé. Le bagage est maigre pour le grand Voyage, l’ultime. Tiens, toi qui cherches des réponses sans trop savoir quelles questions poser…

 

En quittant l’église, tu lèveras les yeux. La devise se détachera plus lisiblement sur son bandeau de calcaire. Hic terminus haeret. Je te laisse le soin de traduire, l’ami. Réjouis-toi de l’instant, jouis des histoires qu’il t’inspire, et reviens quand tu veux.

 


 

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