In-promptu
Partition des Impromptus de Franz Schubert, Opus 142
En cette fin d’année 2018 au cours de laquelle je n’ai pas été prompt à écrire et à publier de nouveaux Impromptus (vingt textes seulement si l’on compte celui-ci qui risque bien d’être le dernier de ladite année), j’aimerais dire, au sujet du travail que je propose dans la partie « blog » de ce site depuis environ deux ans et demi, quelques mots qui, je vous prie de le croire (mais peut-être aussi bien aurez-vous tort), seront réellement des plus impromptus – précision que je me permets d’apporter d’emblée car comme on va le voir (si toutefois je puis me permettre la faiblesse un peu ridicule de penser que cela puisse intéresser qui que ce soit), les textes que j’ai proposés depuis le lancement du site le 14 mars 2016 n’ont pas toujours été conçus de façon aussi impromptue que la « promesse » de cette qualification générique semblait vouloir l’indiquer…
Traditionnellement, l’impromptu, en tant que « genre », correspond à une définition ayant connu quelques variantes selon les lexicographes ou les auteurs qui en ont fait usage, mais qui est tout de même restée relativement stable quant à son sens premier ou élémentaire. Je prends par exemple le tome 3 de mon vieux Dictionnaire de la langue française de Paul-Emile Littré, fort volume sur papier bible, tranche en or et couverture simili cuir bordeaux, dont je ne résiste pas au plaisir d’informer le courageux lecteur malencontreusement aventuré jusqu’ici qu’il (ce tome 3, donc) couvre le champ lexicographique allant de « escramure » à « izémien », mots encore très courants et ordinaires l’on en conviendra et qu’il serait malséant d’ignorer quoi qu’il en soit, volume que je dépoussière copieusement avant de me rendre à sa page 3136 où se trouve la, ou plutôt les définitions du mot « impromptu » : « s. m. 1. Tout ce qui se fait sur le champ et sans préparation. Madame, le mariage en impromptu étonne l’innocence, mais ne l’afflige pas, Marivaux, L’Épreuve, sc. 14. (…) 2. Il se dit particulièrement de quelque petite pièce de poésie faite sur-le-champ, madrigal, chanson et même pièce de théâtre. Je fais des impromptus, rondeaux et bouts rimés ; Bref, je suis un bel esprit et des plus renommés. Scarron, Dom Japhet d’Arménie ». Ce disant, je n’ai fait que retranscrire une infime partie du paragraphe en question, prélevée à sa tête ; son scalp sémantique, en quelque sorte. L’entrée entière de Littré, esprit lettré s’il en fut jamais, cette entrée donc consacrée à l’attrayant « impromptu », se prolonge encore avec une enviable et réjouissante santé, parcourant vaillamment le nuancier de sens et de formes relatifs au mot mis en exergue, d’où il faut conclure qu’elle est en outre pleine comme une outre, traversée d’un joli train de trouvailles, fragments, apophtegmes et autres soûtras tirés des auteurs les plus célèbres comme les plus obscurs ou les plus injustement oubliés, ensemble d’une richesse remarquable comme seul un homme possédant la culture du « monde d’avant » (je me comprends et vous me pardonnerez de penser que ce n’est déjà pas si mal) pouvait le réunir. Je ne reproduis pas ici cet ensemble touffu, donc (vous trouverez les six volumes agrémentés de leur indispensable septième volume de « Supplément » pour 150 euros sans les frais de port sur la nippone plateforme Rakuten – anciennement PriceMinister, française comme son nom ne l’indiquait pas tout à fait –, une bonne affaire à mon humble avis), mais j’ajouterai simplement, en la cueillant au passage dans cette belle corne d’abondance, une citation qui a particulièrement retenu mon attention et qui donnera peut-être lieu, si le bon Dieu ne reprend dans l’heure qui va suivre la vie qu’Il m’a si généreusement prêtée au siècle dernier, à un petit développement sur la nature secrète et pas toujours blanc-bleu des Impromptus : « Le bienheureux nom d’impromptu / Parmi les sots a la vertu / De mettre à couvert de l’orage / Toutes les fautes d’un ouvrage ». Littré précise comme à la parade et paraissant la connaître comme sa propre voisine de palier que ce texte délicieux est dû à une certaine Antoinette Deshoulières (1634-1694), dont j’avoue avec un douloureux sentiment d’incomplétude que je ne connaissais pas l’existence dans notre histoire littéraire jusqu’à ce que je tombe sur cette citation exhumée (mais pour un homme la trempe de Littré, même une méconnue femme de lettres du 17ème siècle n’a jamais été au tombeau) par notre célèbre lexicographe. J’appartiens au « monde d’avant », mais, mille fois hélas, je ne suis pas Littré. Cela étant posé, en quoi la petite mais forte épigramme de notre désormais chère Antoinette peut-elle éclairer un propos que de toute évidence je n’arrive pas à me résoudre à cerner avec une reposante clarté ? J’y viens. Ou plus exactement, j’essaie d’y venir.
Auparavant, j’aimerais me référer à un autre ouvrage, colossal comme celui de Littré et sans doute même davantage quoique d’une vocation différente et situé chronologiquement au siècle intermédiaire entre celui, généralement qualifié de « Grand », de notre nouvelle amie Antoinette Deshoulières, et celui, variablement qualifié de bourgeois, de romantique, d’industriel ou de réaliste, de notre héros linguistique national ; on aura donc reconnu le 18ème siècle, estampillé, lui, par la fameuse périphrase de « Siècle des Lumières », bien qu’il soit à craindre qu’en ledit siècle, comme en tous temps d’ailleurs, tous les hommes ne le furent pas – des lumières. Or donc, l’Encyclopédie parrainée par messieurs Diderot et D’Alembert – puisque c’est de cet ouvrage imposant qu’il s’agit – nous apporte une précision intéressante, en forme de pique légèrement ironique à l’intention de certains auteurs prétendant donner dans le genre en question, à la fin de sa définition du mot « impromptu », que les auteurs orthographient du reste un peu différemment : « IN-PROMPTU, (Littérat.) est un terme latin fort usité en francois & en anglois, pour signifier un ouvrage fait sans préparation & sur le champ, par la force & la vivacité de l’esprit. Plusieurs personnes font passer pour des in-promptus des pièces qu’ils ont faites à loisir & de sang froid ». Il n’est pas difficile de comprendre qu’avec cette dernière phrase, les espiègles contributeurs de l’Encyclopédie s’amusaient à railler les auteurs qui, en qualifiant leurs propres œuvres d’ « in-promptus », c’est-à-dire écrites à la hâte, comme sans y penser, de façon impromptue, alors même que ces œuvres avaient été en réalité longuement, et peut-être difficilement méditées et travaillées par eux (à l’inverse donc de l’esprit d’improvisation et de spontanéité supposée de l’impromptu), ces auteurs entendaient se donner l’image flatteuse d’un talent facile, naturel, comme coulant de la source pure d’un génie nonchalant et « non travailleur », pas comme cette tourbe des écrivains tâcherons et « sans génie » qui s’exténuent et suent sur chaque phrase, sur chaque mot, sur chaque virgule, barrant les unes, remplaçant les autres, revirgulant partout, recommençant à l’envi une entreprise vouée de toute façon à la plus désespérante imperfection, comme ce sera le cas, au siècle de Littré, de ce pauvre Flaubert qui ne cesse de geindre sur son cruel manque de don naturel et sur l’atroce difficulté qu’il éprouve, raturant et réécrivant sans cesse, à produire un texte d’une suffisante qualité à ses yeux. Bien entendu, c’est Flaubert qui a raison. Aucune hypocrisie chez lui, ni aucune propension à s’enorgueillir d’une forme d’aisance désinvolte qu’il savait ne pas avoir. Les Encyclopédistes également avaient vu juste, qui par leur narquoise allusion rabaissaient le caquet des écrivains (ou prétendus tels) qui se prévalent moins d’avoir du talent que d’en avoir avec facilité, sorte de double vertu censée les placer au-dessus de la bonne grosse et vulgaire foule des appliqués. Il faut noter du reste que l’épigramme d’Antoinette Deshoulières au siècle précédent n’est pas si éloignée, au moins dans le registre d’une certaine ironie, de la remarque vacharde des Encyclopédistes, puisqu’elle brocarde aussi bien l’utilisation mensongère ou du moins légèrement duplice qu’un auteur peut faire de son travail en le qualifiant lui-même d’impromptu : les « sots » ouvrent ainsi ce parapluie pour se placer d’emblée à l’abri de toute critique, y compris éventuellement fondée (au sujet par exemple de la « tenue » du style), puisque vous comprenez ma bonne dame, quand on donne dans le spontané, dans le premier jet, dans le naturel, dans l’improvisation, dans l’expression parfois un peu rapide et parfois même un peu grossière d’un don à l’état brut, mais avec talent cela va de soi, il ne faut toutefois pas s’attendre à la perfection du résultat (méprisable perfection, bonne pour les premiers de la classe !), et que si mon ouvrage comporte des « fautes », eh bien… c’est la faute à l’impromptu ! C’est le genre lui-même qui explique le débraillé de l’ensemble ! Mais c’est bien sûr ! C’était la règle du jeu dès le départ, non ? Sacrée Antoinette ! La coquine m’a percé à jour…
Tout ça pour dire, ô mes bons camarades, que depuis le début de cette affaire, il y a eu Impromptu et Impromptu. Il y a eu l’Impromptu impromptu, et l’Impromptu pas vraiment impromptu. L’Impromptu réellement écrit à la va comme je te pousse, respectant la « règle » (si c’en est une) d’une écriture « sur-le-champ et sans préparation », et l’Impromptu qui n’avait d’impromptu que l’étiquette que j’avais cru bon de coller au fronton de ce site, et qui m’a en réalité fait suer sang et eau avant d’obtenir quelque chose dont je ne saurais dire si elle relève de la « littérature », mais à coup sûr d’un travail d’esclave consentant (mais pas toujours content) qui n’avait rien de léger, d’insouciant et d’impromptu… Il m’est alors arrivé, pour me donner un peu de baume au cœur, de penser et de réécouter les divins « Impromptus » de Franz Schubert, composés à la vitesse d’une existence de trente-et-un ans, et pour tout dire, à la fois réellement impromptus et réellement parfaits…
Ah, au fait, pour votre éventuelle information, et par égard pour ceux qui sont arrivés jusqu’ici (et qui ont tout suivi !), la solution de l’encadrement du tome 3 de Paul-Emile Littré :
Escramure : s. f. Terme de verrier. Nom donné aux scories du verre fondu.
Izémien, ienne : adj. Terme de géologie. Terrains izémiens, terrains qui sont formés par voie de sédiment.
(il y aurait presque dans l’appariement involontaire de ces deux mots, à bien y songer, une sorte de crédo littéraire…)
Bon, c’est pas tout ça, une bonne paire de nibards m’attend. Et ils s’impatientent. Comme je les comprends ! Une femme m’a dit un jour que « les toucher, c’est les faire vivre ». Bon sang, quelle belle déclaration impromptue ! J’en avais presque les larmes aux yeux. Si seulement toucher les mots, me suis-je dit, c’était aussi les faire vivre… Palpation du nichon, titillation des mots, même combat ! Comme je me comprends ! Rien de mieux que de folâtrer après avoir concédé la fort provisoire vie austère de l’écriture…
En vous souhaitant à tous une 2019 pas trop merdique…
marie-cécile 3 janvier 2019 (1 h 48 min)
Héhé j’ai lu ton texte en écoutant (deux fois à la suite) ledit Allegro de l’ami de la truite : https://www.youtube.com/watch?v=Ei5m-nHnm40. Merci pour ces fins mots qui clôture une jolie année.
Des bisous pour l’an neuf.
thierrybellaiche 3 janvier 2019 (2 h 37 min)
Quelle bonne surprise chère Marie-Cécile… Tu as raison, on n’écoute jamais assez Schubert. Mort à trente-et-un an, quelque chose comme 1000 œuvres au compteur. Rien à jeter. Quand j’y pense… Merci pour ta réconfortante fidélité aux Impromptus, et le meilleur pour toi tout au long de ce nouvel an…