Le Monde de Né-Mots

Photo © Thierry Bellaiche

 

 

« Naître dans une écurie ne fait pas de toi un cheval »

Arthur Wellesley, duc de Wellington

 

 

La dénomination de « poisson-clown » pour qualifier une espèce particulière de poissons, au motif que celle-ci présente des individus « portant » des couleurs vives, panachées, inhabituelles pour tout dire dans le vaste monde sous-marin, de surcroît passant leur vie à paresser comme des ados attardés parmi les douces et maternantes tentacules de polypes solitaires (autrement connus sous le nom d’anémones de mer – de mère ?) sans la généreuse protection desquels ils ne pourraient pas vivre, cette dénomination, donc, m’a toujours semblé passablement ridicule, recouvrant peut-être même une volonté un peu larvée d’humilier ce petit poisson qui n’en demandait pas tant, en l’assimilant à ce personnage pour le moins ambigu, à la fois drôle (dans le meilleur des cas) et désespérant (presque toujours), j’ai nommé le clown. Sans la moindre intention d’attenter à la mémoire et aux goûts de mon cher et irremplacé maestro Federico Fellini qui les adorait (demeurant toutefois lucide, dans sa tendresse même, sur la tristesse abyssale creusée en eux par leur « obligation » de faire rire, par leur solitude et leur douloureux vieillissement, et par une vie, très souvent, d’une impitoyable dureté – lucidité perceptible et terriblement poignante dans sa « fantaisie documentaire », Les Clowns), je dois dire que je me suis toujours senti plus proche de l’esprit phobique et ravageur de Stephen King dans Ça, « Il » est revenu, exprimant hyperboliquement une sorte de peur obscure et viscérale de la figure du clown (qu’il transforme en l’occurrence en l’un des plus hideux monstres criminels jamais imaginés), que du bon gros et inoffensif personnage de cirque destiné à dérider les parents et à faire s’esclaffer les marmots. Ma coulrophobie native ne m’a toutefois jamais empêché d’apprécier et même de rechercher toute sorte de clowneries, tant il est vrai que sans celles-ci, l’existence serait morne comme un cirque désert – ce qu’elle est du reste, hélas, bien souvent…

 

Mais l’homme n’aimant rien tant que parler en termes anthropomorphiques de la totalité de la Création, dans tous les domaines possibles, avérés, imaginables et même imaginaires, y compris de Dieu (il suffit de s’aviser de l’anthroponymie qui règne dans le lexique des religions : Zeus, Yahwêh, Jésus, Paraclet, Gitche Manitou, Hunab Ku, Pneûma, Allah, Brahmā, et Cœtera…), il lui était sans doute assez naturel d’affubler ce pauvre poisson coloré d’un nom faisant référence à un « état » humain, comme sous d’autres climats il a décrété l’existence d’un manchot empereur (peut-être en raison d’une vague ressemblance de silhouette hiératique avec notre cher despote national du 18 Brumaire) ou d’un ouistiti à toupets, non pas semble-t-il à cause du culot monstre de ce petit singe, mais plutôt en raison de sa coupe de cheveux, deux belles touffes blanches autour des oreilles, à la mode rouflaquettes Vidal Sassoon années 70 (ou le charme un peu vieillot des tempes grisonnantes, bien laquées et démesurément fournies). Du reste, l’assimilation du monde animal à des caractéristiques humaines ne se limite pas, dans le langage spécifiquement formé à l’intention de nos amis les bêtes, à des traits directement issus de l’homme ou de ses possibles fonctions (clown, empereur, etc.), mais peut aussi bien s’engager dans la voie de certains de ses prolongements, inventions et autres marottes, telle par exemple la dénomination du requin-marteau, en hommage peut-être au génie bricoleur de l’animal humain (davantage qu’à la prétendue sauvagerie estourbissante dudit requin, animal au demeurant fort pacifique, sobre et solitaire, contrairement à l’espèce qui s’est crue autorisée à lui coller ce nom), ou celle de la mante religieuse, allusion à peine voilée à une certaine voracité s’attaquant sans pitié à tout ce qui tombe entre ses pattes – de là à prétendre que la mention « religieuse » de cette redoutable dévoreuse confesse secrètement les aspects les plus obscurs de religions prédatrices et bien humaines, il n’y a qu’un pas que ma crainte du Tétragramme m’empêche de franchir…

 

Ces élucubrations liminaires étant dûment posées, revenons à nos poissons (pour les moutons, on verra peut-être un autre jour). Nous pouvons en voir un certain nombre sur cette photo, prise au-dessus d’un petit bout de lagon de mer caribéenne, mais de toute évidence, l’un d’eux se détache assez nettement, « sort du lot », comme l’on dit parfois pour exprimer l’originalité ou l’excentricité d’un individu par rapport à la masse uniforme de ses congénères. Sans être versé dans l’ichtyologie la plus avancée, on peut se rendre compte qu’il n’appartient pas à proprement parler à la tribu des poissons-clowns, ceux-ci étant majoritairement, paraît-il, couverts de couleurs orange et blanche, agrémentées de fins liserés noirs. Il n’en demeure pas moins que sa peau, qui semble faite d’un patient travail pointilliste à base de jaune d’or et de gris anthracite, ainsi que sa tête qui ressemble un peu à une pièce de plastic noire qu’on lui aurait collée sur le corps, en fait un individu tout à fait remarquable. Remarquable, mais seul. Peut-être n’a-t-il pas les attributs homologués du poisson-clown, mais il a tout de la solitude du clown, telle que Federico l’a si profondément perçue. Placé comme nous le voyons ici, un peu à l’écart, il a l’air de considérer avec une douloureuse nostalgie la foule des autres poissons, gris, lisses, tous plus ou moins les mêmes. « Pourquoi ne suis-je pas comme vous ? Pourquoi ne puis-je me fondre dans votre masse, dans votre peuple unifié ? Pourquoi vous ébrouez-vous tous ensemble, quand moi je dois rester à la marge ? La plupart du temps, vous m’ignorez, et lorsque vous me regardez, c’est d’un air de défiance. Mes élans vers vous demeurent toujours vains, et même si je respire dans la même eau, ce n’est jamais dans le même monde… Et moi qui suis né pour vous parler, vous restez sourds à mes mots, toujours lancés vers vous et retombant comme des cailloux au fond de l’eau. Et moi qui suis né pour vous écouter, vous ne m’adressez jamais la parole. Même le clown, dans sa solitude, sait capter les foules. Mais moi ? Allez va, nagez, tournoyez, reproduisez-vous, et foutez-moi la paix… » Il va de soi (hi hi !) que je ne me livre ici, en aucune façon, à de l’anthropomorphisme égotique. Pas même en taupe ou en sous-marin

 


 

Autres Impromptus...

No Comments